Nelumbo nucifera

La fleur du lotus sacré avec sa structure et son mode de floraison bien particuliers (voir la chronique sur la visite guidée de la fleur) et sa capacité à produire de la chaleur au moment de la floraison (voir la chronique portant sur cet aspect) ont suscité de nombreuses interrogations et controverses quant à son mode de pollinisation exact. Sa position plutôt basale dans l’arbre de parentés des plantes à fleurs (voir la chronique sur les parentés du lotus) en fait en plus un sujet intéressant pour comprendre l’évolution de la pollinisation chez les angiospermes. Des études ont été menées à ce propos en situation naturelle ou semi-naturelle en Chine (1), ou en Australie (2).

Les trois temps de la floraison

Pour bien comprendre la pollinisation, il faut d’abord rappeler le déroulement de la floraison. Les codes mentionnés entre parenthèses nous serviront de repères pour la suite. A l’éclosion, la fleur se présente sous la forme du gros bouton ovale conique. Le matin du premier jour de l’éclosion (J1 ouvert), la fleur s’entrouvre légèrement au sommet, libérant un passage vers la chambre florale qui est déjà chauffée par l’activité du réceptacle floral, la « pomme d’arrosoir » au centre de la fleur ; les étamines comprimées ne sont pas ouvertes alors que les stigmates qui émergent des cavités sur le réceptacle sont réceptifs (au pollen) et libèrent une substance gluante. Le soir, la fleur se referme complètement (J1 fermé). Le lendemain matin, elle s’ouvre à nouveau un peu plus (J2) et les anthères des étamines libèrent le pollen alors que les stigmates restent encore un peu réceptifs. Le soir, elle se referme à nouveau mais incomplètement et le lendemain, elle s’ouvre et s’épanouit entièrement (J3) et commence à faner : les stigmates sèchent ; les pétales puis les étamines tombent. Il ne reste plus que le réceptacle au sommet du pédoncule (J4) dont le devenir sera évoqué dans une autre chronique.

Ambiance boîte de nuit pour scarabées !

Par comparaison avec de nombreuses autres espèces au mode de pollinisation connu, on a depuis longtemps considéré la fleur du lotus comme relevant du syndrome dit de la Coléoptérophilie, un néologisme pour signifier que ses attributs permettent d’attirer préférentiellement des insectes coléoptères (les « scarabées » en langage populaire) appartenant à diverses familles : ce peuvent être par exemple en France des Cantharidés telles que le téléphore fauve (Rhagonycha fulva) très commun sur les fleurs ou des Méligèthes (famille de Nitidulidés).

La fleur du lotus réunit a priori des caractéristiques convenant plus particulièrement aux coléoptères avec d’abord sa morphologie : une forme de gros bol, ménageant une chambre florale un peu fermée (dans laquelle ils peuvent éventuellement passer la nuit), qui ne produit pas de nectar mais offre de nombreuses étamines et donc un pollen abondant.Les appendices au sommet des étamines, riches en amidon et odorants sont des sources de nourriture appréciées des coléoptères. A cela s’ajoute la production de chaleur qui favorise l’émanation de substances volatiles odorantes émises par le revêtement papilleux du réceptacle et des appendices des étamines : parmi les substances émises figure en tête le 1-4 DMB (Diméthoxybenzène) utilisé en parfumerie et en cosmétique.  La structure un peu fermée de la fleur en fait en plus un lieu de « rendez-vous sexuel » pour ces coléoptères adeptes de telles rencontres collectives sur des fleurs. La chaleur entretenue par le réceptacle semble de plus favoriser nettement l’activité de ces insectes au corps très peu isolé et qui, pour voler et être actifs et s’accoupler notamment ont besoin de réchauffer au préalable leur corps autour de 25-30°C ; on parle donc de récompense thermique fournie par la fleur. Au final, on pourrait dire que la fleur de lotus créé une véritable ambiance de « boîte de nuit » très « chaude » pour coléoptères !

Tout ce qui vient d’être dit relève d’a prioris et de généralisation mais dans la réalité, les coléoptères sont-ils bien les pollinisateurs effectifs du lotus ?

Les visiteurs du lotus en Chine

Rien de tel que de revenir sur les terres originelles de l’espèce (le lotus ayant été introduit dans de nombreux pays hors de son aire naturelle) pour vérifier qui sont les « vrais » pollinisateurs. Des chercheurs chinois (1) ont suivi douze populations différentes de lotus sacré du nord au sud de la Chine et ont mené des observations directes (qui visite et comment), des expériences de pose de filets à mailles sélectives pour trier les visiteurs en fonction de leur taille et des analyses de fleurs récoltées aux stades J1-fermé ou J2. Globalement, les fleurs J2 attirent plus d’insectes que les J1 car elles offrent en plus le pollen qui commence alors à être libéré.

Quatre types de pollinisateurs ont été recensés :

  • des abeilles (abeille domestique et abeilles solitaires)
  • des « mouches » du type syrphe
  • des coléoptères : des hannetons floricoles, des coccinelles et des petits scarabées floricoles (Nitidulidés)
  • des thrips, ces minuscules insectes à ailes frangées très répandus sur les fleurs.

En tête des visiteurs les plus fréquents viennent les abeilles (de 85 à 98% des visiteurs) qui passent en moyenne 10 à 30 secondes par fleur ; elles récoltent activement le pollen (J2) mais ne se posent que peu sur le réceptacle (où se trouvent les stigmates capteurs de pollen). Sur les fleurs J3, leurs visites continuent mais leur fréquence diminue rapidement avec la chute des étamines.

Les mouches (surtout des syrphes) qui représentent 2 à 15% des visiteurs récoltent très peu de pollen mais se chauffent parfois en se posant sur le réceptacle.

Etamines déployées le lendemain et libérant leur pollen

Mouche posée sur le réceptacle

Les thrips ont été trouvés régulièrement dans les fleurs J1-fermées et les fleurs J2 mais ils restent confinés à la « forêt » (à leur échelle) des filaments des étamines et ne se déplacent pas vers le réceptacle : ils ne jouent donc aucun rôle dans la pollinisation.

Viennent enfin les coléoptères qui n’ont été observés que dans deux populations sur les douze étudiées. Ils fréquentent les fleurs J1 et peuvent rester prisonniers la nuit (fleurs J1-fermées) ce qui confirme leur association avec le lotus ; ils vont et viennent sur le réceptacle et lèchent les sécrétions des stigmates dressés ou mordillent les appendices nourriciers des étamines. Les petits nitidulidés, à l’instar des thrips, parfois abondants ne font que manger du pollen dans les fleurs J2 sans aller sur le réceptacle.

L’efficacité des uns et des autres

Des fleurs enveloppées dans des sacs entièrement étanches voient leur production de graines tomber à 2% : le lotus sacré ne recourt donc guère à l’autopollinisation (qui est pourtant possible) et reste tributaire de ses visiteurs pour sa pollinisation.

Pour évaluer l’efficacité des pollinisateurs, les chercheurs ont mesuré la production de graines des fleurs observées. Cette production varie considérablement d’une population à l’autre pouvant atteindre aussi bien 90% que moins de 25% ! Les fleurs recouvertes de filets à mailles étroites qui bloquent les gros coléoptères voient leur production de graines diminuer significativement pour les deux populations où des coléoptères sont présents ; dans ces populations, la proportion de pistils fécondés et de grains de pollens déposés sur les stigmates dans des fleurs non « filtrées » est plus grande. Les fleurs enveloppées de filets à larges mailles ont vu leur production de graines inchangée par rapport aux fleurs libres. Tout ceci confirme que les coléoptères assurent effectivement une pollinisation plus efficace quand ils sont là mais abeilles et mouches réussissent néanmoins à assurer une bonne reproduction.

Un glissement évolutif ?

Donc, globalement, en Chine, si les coléoptères sont des pollinisateurs très efficaces, ils n’en sont pas moins souvent absents dans de nombreuses populations. Sont-ils alors réellement absents ou plus attirés vers d’autres fleurs plus « offrantes » ? Le lotus a donc recours à un spectre de pollinisateurs assez large et variable où mouches et abeilles jouent un rôle important. Le deuxième jour de la floraison, les fleurs attirent plus de visiteurs variés. On peut remarquer que la production énorme de pollen (plus d’un million de grains par fleur) ne correspond pas aux chiffres classiquement observés chez des fleurs visitées par des abeilles d’autant que ces dernières touchent peu les stigmates.

Etamines au matin de l'éclosion, serrées contre le réceptacle

Les centaines d’étamines produisent une grosse quantité de pollen.

On tend à penser que originellement la pollinisation du lotus était assurée surtout par des coléoptères car ce mode est considéré comme primitif ou basal au cours de l’évolution ; secondairement (avec l’expansion de l’espèce vers des régions plus froides ?) ce mode a évolué vers un plus grand généralisme, peut être moins efficace mais plus constant et sûr.

Que nous apprend le cousin américain ?

Une étude publiée en 2014 (4) fait le point sur le mode de pollinisation de l’autre seule espèce actuelle, le lotus jaune américain (N. pentapetala, ex. N. lutea), un très proche parent du lotus sacré souvent considéré comme une simple sous-espèce. Les fleurs du lotus américain, dans la population étudiée, reçoivent toutes sortes de visiteurs avec surtout des Phoridés, sortes de toutes petites mouches au corps bossu qui courent au lieu de s’envoler, des abeilles solitaires (des Halictidés) et des coléoptères la famille des Chrysomèles. Seules ces dernières fréquentent aussi bien les fleurs J1 que J2 alors que les mouches se cantonnent plutôt dans les fleurs J2. Des expériences montrent que les chrysomèles se montrent aussi efficaces que les petites abeilles (bien moins fréquentes) pour transférer du pollen sur les stigmates et assurer la pollinisation croisée. Les émanations odorantes et la chaleur dégagée semblent inciter les chrysomèles à se déplacer de fleur en fleur et à s’y réfugier à la tombée de la nuit (« aller en boîte » !), augmentant leur capacité à disperser du pollen. Cette étude confirme donc le rôle primaire des coléoptères dans la pollinisation des lotus même si d’autres insectes comme des abeilles peuvent les compléter, voire les remplacer quand ils sont absents.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Effective pollinators of Asian sacred lotus (Nelumbo nucifera): contemporary pollinators may not reflect the historical pollination syndrome. Jiao-Kun Li and Shuang-Quan Huang Annals of Botany Page 1 of 7. 2009
  2. Physiological temperature regulation by flowers of the sacred lotus. Roger S. Seymour and Paul Schultze-Motel. Phil. Trans. R. Soc. Lond. B (1998) 353, 935-943.
  3. Flower thermoregulation facilitates fertilization in Asian sacred lotus. Jiao-Kun Li and Shuang-Quan Huang Annals of Botany 103: 1159–1163, 20
  4. Ecological relationship between floral thermogenesis and pollination in Nelumbo lutea  (Nelumbonaceae). G. DIERINGER, L. CABRERA R., AND M. MOTTALEB. American Journal of Botany 101(2): 357–364. 2014.

A retrouver dans nos ouvrages

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