Lepidoptera

Spectacle incroyable que ces grappes d’hespéries (Thymelicus sp.) agglutinées sur des capitules de centaurée scabieuse (Centaurea scabiosa) dans une pelouse calcaire : bientôt du passé ?

Dire qu’il y a de moins en moins de papillons dans la nature devient un lieu commun. Mais au delà des impressions parfois trompeuses faute de points de repère rigoureux, quelle est l’ampleur de ce déclin pressenti et quelles en sont les causes ? Les pays d’Europe du Nord-Ouest à fortes densités de populations humaines et donc soumis à une très forte pression agricole, industrielle et urbaine ressentent encore plus ce déclin global de la biodiversité des insectes (voir la chronique Crash silencieux en plein vol sur les insectes volants en Allemagne). Les Pays-Bas constituent à cet égard un véritable laboratoire d’observation de ce processus d’érosion de la biodiversité ordinaire avec 17 des 70 espèces de papillons de jour autrefois présentes dans le pays déjà disparues et 30 en danger d’extinction ! Le suivi annuel des papillons de jour néerlandais fournit de précieuses informations permettant d’esquisser des réponses aux questions posées ci-dessus.

Transects

Pour évaluer l’abondance des papillons dans la nature, il faut mettre en place un protocole rigoureux bien au-delà des observations éparses et ponctuelles non exploitables pour dégager des tendances. La technique dite des transects retenue aux Pays-Bas s’inscrit dans le cadre d’un programme national de suivi annuel des populations de papillons de jour mis en place depuis 1990 et qui s’appuie sur une armée de passionnés compétents et volontaires. Chaque observateur choisit un milieu (une forêt, une prairie, des cultures, …) dans lequel il définit un parcours (appelé transect, i.e. « couper à travers ») pouvant atteindre 1km de long mais qu’il divise en secteurs de 50 mètres de long avec une végétation homogène. De début avril à fin septembre, chaque semaine, tous les papillons contactés à 2,5 mètres des deux côtés de la ligne de déplacement et à 5m en avant sont identifiés (pas toujours facile) et dénombrés. On voit que la méthode est exigeante et contraignante mais c’est à ce prix seul que l’on peut en tirer des informations fiables.

Par la même occasion, l’observateur prend note de diverses informations sur l’environnement immédiat : les interventions humaines, la météorologie, et surtout le nombre d’inflorescences présentes en regroupant les espèces végétales en grandes catégories en fonction de leur importance comme sources de nectar pour les papillons : par exemple, on distingue les astéracées jaunes (pissenlits, picrides, crépides, liondents, salsifis, ..) ou les ombellifères (anthrisques, chérophylles, berces, angéliques, torilis, …). Il ne « reste » plus alors qu’à passer à la moulinette statistique les milliers de donnes engrangées au fil des décennies pour dégager des tendances et poser des hypothèses quant aux causes.

Les perdants

L’analyse des données accumulées ainsi entre 1992 et 2007 permet de suivre l’évolution de vingt espèces considérées comme communes et répandues ; 11 d’entre elles ont ainsi connu un net déclin dans leur répartition et leur abondance. Globalement, l’abondance de ces 20 espèces communes connaît un déclin de 30%, avec un peu plus de 50% pour la mégère  et le citron.

La piéride du chou  et l’amaryllis (Pyronia tithonus) conservent la même répartition mais deviennent moins abondants. Le citron et la vanesse paon-du-jour , autrefois omniprésents dans les parcs et jardins, connaissent une réduction d’abondance marquée respectivement de 52% et 46%, au point d’entrer désormais dans la liste rouge des espèces menacées aux Pays-Bas. Ces deux espèces partagent un mode de vie spécialisé au niveau de leurs chenilles : celles du citron ne se nourrissent que des feuilles de deux arbustes peu répandus, la bourdaine et les nerpruns tandis que celles du paon-du-jour vivent sur les orties (comme celles de la petite-tortue qui décline de 25%). En dépit de la forte présence en augmentation des orties dans les paysages perturbés par l’homme, ces espèces de papillons associées connaissent donc néanmoins un déclin !

De même, les piérides du chou, encore classées il y a peu comme nuisibles aux cultures de choux, deviennent rares !

Les gagnants (relatifs)

Les changements concernent à la fois l’abondance et la répartition à travers le pays (disparitions locales) selon des schémas variables d’une espèce à l’autre. Sept des vingt espèces communes montrent une certaine augmentation sur un de ces deux aspects. L’azuré commun , hôte des pelouses et prairies jusque dans les jardins, augmente en abondance tout en gardant une répartition stable alors que le procris (Coenonympha pamphilus) est devenu plus abondant tout en réduisant son aire de répartition.

Des tendances (à confirmer) se dégagent au niveau des cycles de vie comme explication à ces différences de réaction. Sur les sept espèces en augmentation, six ont deux générations par an (bivoltines) alors que seulement trois des huit espèces en net déclin sont dans ce cas. On peut penser que les espèces à deux générations par an ont une plus grande plasticité face aux changements induits par les activités humaines. Une espèce attire à ce propos l’attention : le tircis, hôte des bois et des haies, qui connaît la plus forte augmentation tant en abondance qu’en répartition. Une étude précédente (2) a montré que cette espèce était capable de s’adapter aux paysages agricoles pourvu qu’il y reste quelques ilots boisés ou des haies. Or, dans ce dernier type de milieu, les tircis sont plus lourds (musculature thoracique plus développée) et avec une capacité de vol plus forte, autorisant des rayons de dispersion plus importants. Cette plasticité morphologique serait une cause possible pour expliquer sa capacité d’adaptation aux environnements perturbés créés par l’Homme !

L’hypothèse nectar

Un autre facteur clé dans l’explication des déclins ou augmentations concerne les types de végétation : le déclin moyen est plus marqué dans les paysages agricoles, urbains mais aussi dans les boisements avec l’abandon de certaines pratiques de gestion et l’intensification de l’exploitation. Dans les zones naturelles protégées, la situation paraît plutôt stable en lien avec des programmes de gestion et de conservation souvent dédiés justement à l’entomofaune. Tout ceci oriente donc en termes de recherche de cause possible vers un changement global d’usage des terres qui affecte les populations à la fois au niveau de la dispersion (fragmentation des habitats) et des ressources de nourriture pour les adultes et les larves.

Le fait que même des espèces généralistes au stade adulte ou dont les larves ne souffrent pas de manque de plante hôte (voir les cas des orties ci-dessus) soient elles aussi en déclin amène à considérer une hypothèse de changement global dans la qualité des habitats avec la diminution des ressources florales en nectar, la nourriture de base des papillons adultes et la fécondité de plusieurs espèces dépend de la qualité et de la quantité de nectar consommés. On sait déjà que l’abondance des papillons et bourdons augmente dans les prairies avec une plus grande diversité florale ou dans les bandes fleuries non traitées en bordure des cultures. Le recueil des données sur les fleurs lors des transects (voir ci-dessus) permet de tester cette hypothèse.

Fleurs et papillons liés

L’étude (3) sur la corrélation fleurs/papillons confirme d’abord le déclin global des papillons qui affecte la majorité des espèces sur treize ans : le nombre moyen d’espèces par transect a diminué de deux unités et l’abondance moyenne a baissé de 28%. Au niveau des espèces de plantes à fleurs utilisables par les papillons, l’abondance totale a elle aussi connu un déclin de 34% avec en tête les cirses et chardons et les centaurées, très appréciées des papillons de jour.

L’abondance des papillons est clairement liée à celle des fleurs ; ainsi dans les zones de landes protégées où les bruyères (Erica) augmentent, des espèces de papillons connaissent une augmentation comme l’azuré commun ou la sylvaine. Cinq espèces de papillons présentent un lien statistiquement fort avec l’abondance des fleurs : le paon-du-jour, les piérides de la rave et du navet, l’azuré commun et l’amaryllis ; or, ils connaissent une baisse de leur abondance de l’ordre de 37%. Les espèces étroitement associées aux chardons et cirses comme ressources en nectar telles que le myrtil (Maniola jurtina) ou l’hespérie du dactyle subissent un fort déclin parallèle à celui de ces plantes ; même chose pour les centaurées des prairies et les papillons associés.

Engraissement

Deux groupes de plantes ressources en nectar affichent par contre une forte augmentation : les ronces (+ 38%) et les ombellifères (+ 40%). On connaît la propension des premières à coloniser les terres abandonnées et agricoles en résistant aux traitements phytochimiques. Quant aux ombellifères, une analyse plus fine montre que cette hausse marquée résulte en fait de la forte expansion d’une espèce commune, l’anthrisque sauvage qui fleurit en masse au printemps le long des chemins, favorisé par l’enrichissement des sols en nitrates (plante rudérale).

Ceci, avec d’autres données, conduit les chercheurs à s’orienter vers la piste de l’enrichissement massif des sols en azote (l’eutrophisation) suite à l’usage des engrais chimiques ou des épandages de lisiers. Ce processus entraîne à moyen terme un appauvrissement marqué de la diversité florale en favorisant quelques espèces envahissantes généralistes au détriment de nombreuses espèces qui recherchent des sols plutôt pauvres. Cette tendance peut aussi résulter indirectement de changements de pratiques dans la gestion des prairies, milieux classiquement les plus riches en espèces de papillons : la réduction du nombre de fauches et l’usage de nouveaux outils pour faucher renforce l’enrichissement des sols et l’appauvrissement considérable de la flore associée ; ceci peut conduire à un changement de la faune d’insectes associée de l’ordre d’un facteur trois.

L’utilisation massive d’engrais chimiques et l’épandage excessif de lisier ou de fumier conduit à l’eutrophisation des sols

Quand on sait qu’à travers 25 états de l’Union européenne, 47% des écosystèmes naturels ou semi naturels sont affectés de manière collatérale par cette eutrophisation (apports par l’air et l’eau), il devient clair que cette tendance négative observée aux Pays-Bas doive être généralisée à l’ensemble de l’Europe de l’Ouest. Seuls des changements à grande échelle dans les pratiques agricoles pourront enrayer ce déclin massif des papillons, et celui des autres pollinisateurs en général.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Declines in common, widespread butterflies in a landscape under intense human use. Van Dyck H, Van Strien AJ, Maes D, Van Swaay. CAM, Conserv. Biol. 23: 957–965. 2009.
  2. Landscape structure and phenotypic plasticity in flight morphology in the butterfly Pararge aegeria. Merckx, T. and Van Dyck, H. Oikos 113: 226 /232. 2006.
  3. Changes in nectar supply: A possible cause of widespread butterfly decline. Michiel F. WALLISDEVRIES, Chris A.M. Van SWAAY, Calijn L. PLATE. Current Zoology 58 (3): 384−391, 2012
  4. Pour le développement des chenilles, un livre remarquable sur les papillons de France : La vie des papillons. T. Lafranchis et al. Diatheo 2015.
  5. Pour identifier les papillons diurnes : PAPILLONS DE FRANCE. T. Lafranchis. Diatheo 2016