05/02/2021 Depuis des semaines, les perturbations se succèdent avec leur lot de pluies et de temps gris et bas. Alors, la moindre éclaircie devient un prétexte pour un petit bain de nature bienvenu dans le contexte pesant que nous vivons. Ce midi donc, nous voilà partis pour la forêt communale de Châtelguyon, à quelques kilomètres de notre domicile, un site de promenade très connu des locaux avec son dense réseau de chemins. Aujourd’hui, nous entreprenons une petite boucle en forêt de 2-3km sur le versant de la vallée des Prades ; nous connaissons très bien ce site forestier que nous fréquentons plusieurs fois par an depuis des années et pourtant, de belles et nouvelles surprises nous attendent avec le franchissement imprévu de mystérieuses frontières !

Départ en haut de l’Allée du bois (route) : Châtelguyon (63) 

Entrée dans la pinède-sapinière

Xenotopia 

Fenêtre vers un autre monde

Dans son livre best-seller The Old Ways (Les vieux chemins) Robert Macfarlane, écrivain-marcheur (le Sylvain Tesson anglais comme le décrit Télérama) parle du « franchissement de frontières invisibles » en marchant ; je traduis ici ce passage en toute modestie compte tenue de la richesse poétique de ses propos chargés de mots rares : 

Nous n’avons pas – et nous devons en trouver un- de mot pour ces lieux où l’on peut ressentir une « transition » d’un paysage connu vers « la face cachée de la Lune », « un nouveau pays »,  ou « un autre monde ». …. Ces frontières ne correspondent pas aux frontières nationales et nul besoin de vos papiers pour les franchir. Cette traversée se fait généralement sans s’en rendre compte et il n’existe pas de carte valable de leurs tracés et parcours. Elles existent même dans des paysages familiers : quand vous entrez dans un certain bassin versant, quand franchissez la limite supérieure des arbres ou entrez dans une zone enneigée, ou quand vous marchez sous la pluie, un orage ou dans la brume, ou quand vous passez des argiles à galets aux sables, ou de la craie à des roches métamorphiques. De tels moments sont des rites de passage qui reconfigurent les géographies locales, rendant les lieux connus étranges ou excitants, révélant des continents à l’intérieur des régions.

Il propose un nouveau mot pour décrire ces « nouveaux mondes » qui apparaissent au delà de ces frontières franchies : xenotopia, de xeno qui signifie « lieu étranger » ou « endroit pas à sa place » associé à  utopia. Un peu plus loin, il ajoute :

Martin Martin, voyageur et écrivain qui, dans les années 1690, partit explorer les côtes écossaises, savait que tout un chacun n’a pas besoin de se déplacer très loin dans l’espace pour trouver des différences. «  C’est vraiment folie et faiblesse que de valoriser des choses à cause de leur éloignement par rapport à l’endroit où vous êtes nés » écrivait-il en 1697 « ainsi les hommes voyagent loin à la recherche de plantes et d’animaux exotiques, et pourtant ils continuent de rester étrangers à ceux qui vivent sous leur propre climat naturel ». 

Et bien, cette sensation de franchir des frontières et d’entrer dans de nouveaux mondes, nous l’avons ressenti, à une très modeste échelle relative, à trois reprises lors de cette simple balade dans la forêt de Châtelguyon ! 

Totem de la forêt révélée : un énorme peuplier découpé au bord du sentier ; entre imaginaire et réalité

Entrée en décomposition 

Le bois mort abonde dans cette forêt communale : une aubaine pour la biodiversité

Nous partons par l’Allée A. Plazenet et aussitôt après nous bifurquons à droite en descendant en direction du vallon du ruisseau des Grosliers ; nous entrons de suite dans une sombre pinède-sapinière mêlée de quelques feuillus. Dans la pente au-dessus de nous et en contrebas, les troncs couchés, coupés ou cassés, pourris, couchés, accrochent le regard comme autant de squelettes décharnés.

A peine quelques dizaines de mètres de parcourus, et voici les premières colonies colorées de champignons mangeurs de bois, attablés qui sur la tranche d’un tronc, qui sur une vielle écorce, qui sur une souche pourrie : tramètes, stérées, phellins, corioles, …

Tout un peuple s’offre à nous et nous allons de scène en scène, comme dans une déambulation artistique. Nous venons de franchir  ainsi sans nous en rendre compte la première frontière : l’entrée dans le monde obscur, humide, moisi, fongique de la décomposition du bois mort, une des clés de la biodiversité en forêt (voir la chronique).

Avec l’humidité ambiante entretenue par les deux derniers mois très arrosés et ce versant nord sous l’ombrage dense des sapins dominants, le bois mort s’est imbibé d’eau comme une éponge ; les innombrables champignons installés depuis longtemps sous forme de filaments infiltrés dans la masse du bois, sous l’effet d’un redoux récent, se sont mis à produire leurs « fructifications », les carpophores des scientifiques, la partie émergée de l’iceberg qui a investi le bois dans tout son volume. Un double festival défile sous nos yeux : des couleurs bigarrées, inhabituelles, comme seuls les champignons savent en produire, qui tranchent vivement sur le fond austère voire sinistre de ces troncs morts ; des formes extravagantes : des gros chapeaux durs, des consoles en cascades, des oreilles charnues, des croûtes plaquées, des masses gélatineuses, … Toute la diversité d’un pan du vivant expert en bizarreries très artistiques à notre œil.

Tout ce monde bigarré, sans bruit, dévore patiemment le bois, millimètre par millimètre, le réduisant en poussière ou en éponge informe, favorisant l’installation des larves d’insectes qui prolongent ce travail de démolition méthodique mais très long. D’ailleurs, des morceaux de troncs fraîchement déchiquetés en copeaux trahissent le travail d’un pic noir (je l’ai souvent entendu par ici) à la recherche de larves dodues qu’il extrait avec sa longue langue. 

Nous avançons de quelques mètres pour nous arrêter aussitôt : à qui de nus deux trouvera une nouvelle espèce ou une nouvelle colonie encore plus belle ou plus fournie que la précédente. Nous sommes entrés dans un monde étrange où le pas de temps peut atteindre le siècle, le temps nécessaire pour réduire à néant les plus gros troncs, sachant que pendant les longues périodes estivales sèches les vautours cessent leur activité ; ils ne travaillent en fait qu’à mi-temps ou voire moins ! 

Déluge vert 

Le sentier surplombe le ruisseau fougueux

Nous rejoignons le sentier qui monte le long de la gorge du ruisseau des Grosliers, gonflé par les pluies, impétueux comme un torrent de montagne. Quel plaisir de le réentendre gronder ainsi alors que l’été dernier il était réduit à l’état de filet coulant péniblement de flaque en flaque !

Au bord du ruisseau Photo Nelly Monteil

Sa présence amplifie l’humidité ambiante et, en quelques pas nous traversons une seconde frontière : des tapis d’un vert lumineux, presque « fluo » s’étalent sur le sol des pentes en moquette moelleuse gorgée d’eau, sur les tronc couchés en travers de la gorge que nous surplombons, sur les troncs morts couchés au sol, à la base des troncs vivants comme de hautes guêtres, …

Les jeunes sapins se trouvent recouverts de guirlandes et de draperies vertes surprenantes et très élégantes.

Nous entrons dans le paradis des mousses, ces gnomes du monde des végétaux verts, trop souvent reléguées au rang de « végétaux inférieurs », de « ratées de l’évolution » avec la vieille fausse idée tenace de la hiérarchie des êtres vivants ! Elles compensent leur effective petite taille par une capacité inouïe à entrer en vie ralentie en se ratatinant lors des longues périodes sèches et à se ré-imbiber d’eau et renaître à la vie dès la moindre pluie : la reviviscence, prodige dont très peu de « grands » végétaux sont capables. Là, en ce moment, elles profitent comme les champignons de la forte humidité ambiante qui leur permet de gonfler leurs cellules et du redoux qui autorise leur activité interne ; mais, en plus, elles profitent de l’absence des feuillages des arbres (ici, dans ce vallon, les feuillus prédominent) pour faire la photosynthèse en exploitant la lumière, même faible, qui les atteint ; ainsi, elles se développent quand les autres végétaux verts, soi-disant supérieurs, sont eux entrés en vie ralentie. 

Fantôme d’un tronc mort enrobé de mousses : un humanoïde vert !

Contrairement aux champignons aux couleurs vives multiples, les mousses se cantonnent de facto au vert, photosynthèse oblige ; celui-ci se décline néanmoins en de multiples nuances, souvent vers les jaunâtres, selon la forme et la densité des « feuilles ». La distinction des espèces est affaire de spécialiste et il faut chausser la loupe compte-fils au fort grossissement pour les observer. Une espèce néanmoins sot du lot et se repère de loin : l’hylocomie brillante ou mousse-fougère à cause de son aspect plumeux. D’une teinte vert olive brillant, elle s’étale ici en vastes tapis épais ; ses « tiges » teintées de rouge, se soulèvent un peu ce qui leur donne encore plus de volume ; sous le tapis, les parties inférieures se décomposent et participent activement à la formation d’humus.

Ainsi, contrairement à une idée reçue, les mousses, dans de tels endroits où elles peuvent s’épanouir, représentent une biomasse considérable d’autant qu’elles colonisent autant les surfaces planes que les verticales avec les troncs d’arbres et les parois rocheuses. 

Traversée en transparence 

La feuille de châtaignier posée au bord du chemin qui a servi de portail pour la troisième frontière

Nous longeons le ruisseau des Grosliers puis un petit affluent plus calme pour atteindre une vaste clairière herbeuse au bout de l’Allée A. Plazenet que nous commençons à remonter. C’est là que de la manière la plus inattendue nous allons franchir une troisième frontière. Ma compagne me dit « Tu as vu cette feuille morte comme elle est belle » ; je jette un œil distrait ; elle insiste : « tu devrais la  prendre en photo ; elle est vraiment spéciale ». Soit ; je prends la feuille de châtaignier effectivement tachée de jaune et, pour faire la prise de vue, je me retourne face à la grande trouée de ciel clair qui s’ouvre au-dessus de la clairière. Et là : révélation !

Feuille de châtaignier très altérée révélée par transparence

La feuille, épaisse et opaque à l’origine, sous l’effet des attaques microbiennes et de toute la micro-faune du sol, est devenue suffisamment amincie pour laisser passer la lumière et révéler sa belle couleur tabac ; elle se métamorphose en un paysage à part entière qui fourmille de détails : le réseau de nervures et ses fractales infinies, les taches claires témoins du début de décomposition, les petits points noirs traces de champignons microscopiques, les dents recourbées sur le pourtour, …

Je partage mon enthousiasme et voilà la chasse lancée : « Regarde celle-ci, elle est encore plus bizarre ! » De larges plaques translucides, nacrées trouent cette autre feuille mettant à nu le fin réseau de nervilles très dures qui résistent à l’érosion biologique en cours. Des dizaines d’autres vont suivre, toutes différentes, chacune avec son originalité.

La chasse s’étend à d’autres espèces : les feuilles des chênes pédonculés moins dégradées ou presque pas comme celles des chênes rouges américains, les feuilles très dégradées des érables sycomores avec leurs taches goudronneuses de rhytisme (un champignon parasite).

Une samare d’érable a subi elle aussi le processus au niveau de son aile (voir la chronique) et prend vraiment des allures d’aile d’insecte. Nous la récupérons : elle finira comme illustration dans le carnet de terrain.

Au delà de la beauté de ces micro-paysages, il y a tout ce travail de décomposition en cours comme avec les champignons sur le bois mort ; cette allusion peut paraître morbide mais en fait, bien au contraire, nous sommes là au cœur de la vie intime de la forêt, ce moment où tout ce qui a été se recycle doucement en minéraux qui passeront dans le sol et seront prélevés par les racines des arbres qui feront des feuilles et du bois qui … Vertige du temps  infini et du roulement permanent vie/mort. Sans ce regard initial sur une feuille morte, attiré par une certaine esthétique, nous serions passés complètement à côté de cette machinerie à l’œuvre : le cœur vivant de la forêt. 

Pour prolonger de manière artistique cette immersion dans le monde des feuilles mortes, cette page de scrap-booking …

Réalisation Nelly Monteil