Clanga

On sait depuis longtemps que, au moins chez une majorité de Passereaux migrateurs, les voies et modalités de migration sont déterminées de manière génétique : il existe un mécanisme inné hérité qualifié d’horloge interne-boussole qui agit sur le comportement de ces oiseaux et règle leur calendrier de vie, la direction de vol migratoire, sa durée et le choix du site d’hivernage. Pour les espèces de plus grande taille, avec une longévité bien plus grande, et notamment celles qui migrent de jour en se déplaçant en vol plané, on avait tendance à supposer que chez elles le déterminisme génétique devait être secondaire : on mettait en avant l’apprentissage social ou culturel, i.e. que lors de leur première migration, les jeunes apprenaient les voies et modalités de la migration en suivant leurs parents. C’est effectivement ce que l’on observe chez des grands migrateurs tels que les grues et les cigognes qui migrent en groupes incluant des familles entières. Mais chez les grands rapaces migrateurs, la migration se fait plutôt de manière individuelle : alors comment font-ils ? L’étude intensive de deux espèces d’aigles migrateurs d’Europe orientale et centrale permet désormais de mieux comprendre le déterminisme de la migration chez ces grands rapaces.

Proches mais différents

L’aigle pomarin (Clanga pomarina) et l’aigle criard (C. clanga) sont deux espèces morphologiquement proches avec un plumage de base brun foncé, des serres et un bec jaunes et des pattes emplumées jusqu’à la base des doigts. Les données moléculaires ont révélé qu’il s’agit en fait de « faux » aigles (si on prend comme référence l’aigle royal Aquila chrysaetos) réunis désormais dans un genre à part, Clanga. L’aigle pomarin occupe une aire centrée sur l’Europe orientale jusqu’en Allemagne, les Balkans et la Turquie et les abords de la Caspienne. L’aigle criard, lui, peuple une aire bien plus vaste qui va de la Chine à l’Europe orientale en passant par la Russie. Les deux aires de répartition se chevauchent donc géographiquement sur une partie de l’Europe de l’Est  où ces deux espèces se côtoient localement en période de nidification.

Page du Guide des oiseaux (voir en bas de page) sur l’aigle criard en France

Si, en Europe, l’aigle pomarin niche dans des habitats plutôt cultivés et reste assez bien représenté avec près de 20 000 couples estimés, l’aigle criard connaît quant à lui un très fort déclin ; son écologie bien plus stricte le confine dans les zones de forêts marécageuses inondables en nette régression ; seules quelques dizaines de couples persistent en Pologne, Lituanie et Estonie. La raréfaction considérable de l’espèce ainsi que la dégradation généralisée de son habitat induisent des évènements d’hybridation de plus en plus fréquents avec l’aigle pomarin dans la zone de contact. Le nombre de couples hybrides dépasse désormais le nombre de couples « purs » d’aigles criards. Le plus souvent, ces couples hybrides se forment sur la base d’une femelle d’aigle criard avec un mâle de pomarin. La descendance est fertile et les jeunes se reproduisent à leur tour mais l’aigle criard, en tant qu’espèce, risque progressivement d’être « absorbé » par cette hybridation et, peut-être, de disparaître de sa bordure européenne.

Page du Guide des oiseaux (voir en bas de page) sur l’aigle pomarin en France

Divergence

Ces deux espèces sont toutes les deux migratrices et effectuent leurs déplacements migratoires en vol plané. Des programmes intensifs de suivis d’oiseaux équipés de balises GPS, géolocalisant les porteurs toutes les deux heures, permettent d’avoir une vision très précise tant des calendriers de migration (dates des départs en automne) que des voies de migration suivies et que des zones d’hivernage, y compris sur les déplacements éventuels à l’intérieur de celles-ci. Ainsi, entre 2005 et 2016 (1), 62 individus marqués des deux espèces et des individus hybrides (identifiés comme tels par prélèvements génétiques) ont fourni 128 itinéraires de migration d’automne et sites d’hivernage avec des individus suivis jusqu’à huit fois durant ces dix ans. Pour certains, on connaît même leur histoire filiale car beaucoup sont équipés de balises ou bagués alors qu’ils étaient poussins au nid.

Suivi d’un aigle criard porteur d’une balise lors de sa traversée de l’Auvergne le jeudi 10 octobre 2018. Noter que c’est le même individu que celui observé l’hiver précédent (voir ci-dessous). Site Faune-auvergne (4)

Les données montrent deux modalités de migration et d’hivernage bien différentes pour ces deux espèces. Les aigles criards quittent leurs sites de reproduction nettement plus tard que les aigles pomarins tout en montrant de fortes variations dans ces dates de départ. Ils migrent selon tout un ensemble de voies soit vers le sud de l’Europe (dont la Camargue en France où des individus hivernent assez régulièrement), soit vers l’Anatolie turque ou l’Afrique de l’Est. Les aigles pomarins utilisent pratiquement tous le même couloir très étroit qui passe par le détroit du Bosphore, sorte de passage obligé, et vont hiverner en … Afrique du sud ! Ceci explique d’ailleurs sans doute pourquoi ils partent plus tôt vu la longueur considérable de leur périple.

Le 02/12/2017, un aigle criard porteur d’une balise est signalé le soir comme posé sur un site du Cantal ; le lendemain, un observateur motivé se rend tôt sur le site et assiste au départ de l’oiseau en route vers le sud ; il relate son observation sur le site faune-Auvergne ! (4)

Emprise génétique

Les ornithologues ont vite saisi l’intérêt scientifique des hybrides entre ces deux espèces au vu de cette divergence dans les mœurs migratoires. Belle occasion de faire la part du génétique et de l’apprentissage social en observant le comportement des hybrides : s’il y a un déterminisme génétique important, alors celui-ci va se manifester dans ses modalités d’héritage des caractères migratoires !

Si l’apprentissage social était prédominant, on devrait s’attendre à ce que les hybrides suivent les aigles pomarins qui partent les premiers. Or, les hybrides vont hiverner dans une zone intermédiaire en latitude entre celle des criards et celle des pomarins, tout en étant plus proches des premiers. Sur place, ils circulent peu et restent sur une aire restreinte en hiver à la manière des aigles criards alors que les pomarins tendent à se déplacer beaucoup en hiver une fois arrivés en Afrique du sud.

Des expériences de translocation de jeunes aigles pomarins nés en Lituanie et déplacés en Allemagne (dans le cadre d’un programme de renforcement de l’espèce en Allemagne) (2) montrent que ceux-ci migrent plein sud comme s’ils allaient vers le Bosphore et partent plus tôt que ceux nés sur place en Allemagne. Ils conservent donc en « mémoire imprimée » d’une part la direction de vol et d’autre part la date de départ puisqu’en Lituanie ils partent naturellement plus tôt vu la latitude plus élevée de ce pays. D’ailleurs, une partie de ces oiseaux ont péri en pleine mer Méditerranée qu’ils sont incapables de traverser en vol plané (absence d’ascendances thermiques au-dessus de la mer), emportés là par leur pilotage génétique !

Les aigles criards montrent une forte fidélité à leur site d’hivernage comme l’a montré le suivi de quatre frères d’une même nichée qui ont hiverné au même endroit (Sud-ouest Europe) quatre années différentes. De même, une femelle hybride qui hivernait en Sicile avait son frère en Sardaigne.

Aigle criard immature au plumage taché de blanc

Dominance

La forte dissymétrie notée dans la constitution des couples hybrides (femelles criard x mâles pomarin) permet de tester l’hypothèse d’un déterminisme génétique lié au sexe (gènes portés par les chromosomes sexuels ou transmission via les mitochondries maternelles). Or, dans l’exemple ci-dessus, la mère des quatre frères hivernait quant à elle en Anatolie à 3000kms de là ! Cet exemple montre de plus que là au moins ce n’est pas l’apprentissage parental qui joue !

Les faits accumulés et détaillés dans le paragraphe ci-dessus pointent donc bien vers un déterminisme de type dominance des caractères criard sur ceux du pomarin au moins pour les voies de migration et les sites d’hivernage. Par contre, curieusement, les hybrides partent tôt (caractère de pomarin) mais avec de fortes variations (comme les criards). Ce résultat est assez inattendu car on s’attendrait à ce que date de départ et voie de migration soient couplées pour des raisons d’efficacité ! Il se peut que les interactions sociales jouent à ce moment là incitant les hybrides à migrer en voyant les pomarins partir en nombre.

La quasi absence de chevauchement des aires d’hivernage des aigles pomarins avec celles des criards et des hybrides peut être rattachée à une autre particularité : presque tous les couples hybrides s’installent sur des sites typiques d’aigles criards. Or, on sait que la niche écologique a elle aussi un déterminisme génétique et que ces oiseaux choisissent leur site d’hivernage sur les mêmes bases. Donc, là encore, la dominance du caractère « criard » ressort dans les stratégies d’hivernage de ces hybrides.

Avenir

Au delà des aspects purement scientifiques, on peut s’interroger sur les conséquences à moyen terme de ces hybridations croissantes sur l’avenir de l’aigle criard en Europe orientale. Nous avons vu dans les expériences de translocation que cela pouvait avoir des effets désastreux ; elles démontrent que ces individus pourraient subir une pression de sélection négative qui les éliminerait à moyen terme. L’hivernage sur des sites intermédiaires est-il favorable à ces hybrides ; trouvent-ils là les ressources alimentaires suffisantes pour passer l’hiver et ensuite remonter vers les sites de reproduction ? Il a été montré aux USA sur deux espèces de grives très proches qui s’hybrident dans une zone de chevauchement géographique (3) que les individus hybrides utilisent là aussi des zones intermédiaires pour hiverner ; or, celles-ci plus arides et montagneuses s’avèrent bien moins favorables à leur survie hivernale. D’où l’hypothèse que le comportement de migration ne soit une source de sélection contre les hybrides et ne serve indirectement de barrière favorisant au contraire la spéciation.

Dans le cas présent, l’espèce aigle criard risque donc de se faire absorber par ces hybridations tandis que ses gènes vont quand même disparaître via (peut-être ?) une sélection défavorable envers les hybrides !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Genetic determination of migration strategies in large soaring birds: evidence from hybrid eagles. Väli Ü, Mirski P, Sellis U, Dagys M, Maciorowski G. Proc. R. Soc. B 285: 20180855. 2018
  2. Orientation of native versus translocated juvenile lesser spotted eagles (Clanga pomarina) on the first autumn migration.Bernd-U. Meyburg et al. Journal of Experimental Biology (2017) 220, 2765-2776
  3. Hybrid songbirds employ intermediate routes in a migratory divide. Volume 17, Issue 10. Pages: 1191-1340. 2014. Ecology Letters
  4. Site Faune-Auvergne : www. faune-auvergne.org

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'aigle criard
Page(s) : p 237 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez l'aigle pomarin
Page(s) : p 490 Le Guide Des Oiseaux De France