Gentiana lutea

Tout le monde connaît la gentiane jaune, au moins comme plante médicinale et source d’un apéritif célèbre pour son amertume. Elle se repère de loin avec ses opulentes inflorescences dressées de fleurs jaune d’or et ses rosettes de feuilles bleutées aux fortes nervures saillantes. De ses fleurs dans le détail, le grand public ne connaît souvent que peu de choses car elles sont tellement nombreuses et serrées en étages superposés que l’on ne garde souvent qu’une image globale de « paquets de fleurs ». Cette plante semble attirer nombre de visiteurs et offre de belles opportunités de faire des photos d’insectes butineurs. Ce dernier aspect a attiré l’attention des scientifiques et la gentiane jaune offre un beau modèle d’étude de la pollinisation et de son évolution.

Peuplement fleuri de gentianes jaunes dans un pâturage des Alpes : une image d’Epinal de la montagne

L’anti-gentiane

Dans l’imagerie populaire, le mot gentiane est associé à « fleur bleue en trompette » à cause du modèle prégnant des gentianes bleues dont de nombreuses espèces habitent le milieu montagnard et constituent des icônes de la haute montagne. Mais comme dans une majorité de cas, un genre de plantes se résume rarement à un seul archétype floral mais si un modèle prédomine. Le genre Gentiane au sens strict, Gentiana, (environ 360 espèces) regroupe effectivement une majorité d’espèces à corolle dite campanulée (en cloche ou trompette), mais il inclut aussi des espèces à corolle plus ou moins profondément divisée avec comme cas extrême la gentiane jaune où les pétales ne sont soudés qu’à leur base et semblent entièrement libres.

Chaque fleur est portée sur un pédoncule dressé ; le calice verdâtre membraneux n’est vraiment visible qu’au stade bouton floral où il enveloppe la corolle : à la floraison il se déchire d’un côté jusqu’à sa base et s‘écarte en deux faisant alors penser à la spathe membraneuse des ails par exemple. La corolle jaune compte cinq ou six pétales allongés aigus qui s’étalent en étoile à la floraison. Les étamines se signalent par leurs anthères d’abord rouges. Elles encerclent le pistil central en forme de petite bouteille couronnée par les deux stigmates (les organes chargés de la capture des grains de pollen pour la fécondation) formant deux lamelles roulées vers l’extérieur. A la base de l’ovaire (le ventre de la bouteille) se trouvent des glandes nectarifères : l’ensemble forme donc un nectaire en anneau à la base de l’ovaire, au centre de la fleur largement ouverte.

Colonnes fleuries

La gentiane jaune se démarque par une longévité remarquable (de 40 à 60 ans) liée en grande partie à son puissant rhizome souterrain pouvant atteindre un mètre de long et jusqu’à six centimètres de diamètre, celui que les arracheurs de gentiane ont tant de mal à extirper avec une pioche particulière (l’ancre) et une fourche (la « fourche du diable »).

En contrepartie, la plante met souvent plusieurs années, voire plus de dix ans, avant de fleurir pour la première fois. Chaque rosette produit alors une robuste tige florale dressée, non ramifiée, de la grosseur d’un doigt, pouvant atteindre un mètre de haut et qui porte dans sa moitié supérieure des paires de feuilles plus ou moins soudées à leur base en coupe (à la manière des cardères : voir la chronique). Dans chacune de ces coupes de feuilles superposées en étages successifs se loge un groupe de fleurs formant un faux-verticille (les pédoncules floraux ne sont pas tous fixés au même niveau en fait) très fourni et dense. Cette longue colonne d’étages de fleurs voit sa floraison progresser du sommet vers la base (basipétale) tandis qu’au sein de chaque étage (ou faux-verticille donc), elle progresse du centre vers l’extérieur. Ainsi, la floraison s’étale sur une longue période le temps que tous les étages se soient « allumés » de jaune d’or ! Contrairement aux gentianes campanulées, la corolle ne se referme pas la nuit ni par mauvais temps : cette réaction de fermeture protège en fait les organes sexuels des espèces vivant à haute altitude et soumises à de violents aléas climatiques même en été ; la gentiane jaune du fait notamment de sa corolle divisée ne peut assurer un tel repli, sachant par ailleurs qu’elle habite des milieux moins exposés et moins élevés en altitude.

Cette floraison opulente épuise en partie les réserves accumulées dans le rhizome et la plante ne refleurit en général pas l’année suivante et doit parfois attendre plusieurs années avant de refleurir.

Hordes de visiteurs

Une touffe fleurie de gentiane jaune représente une manne pour les insectes butineurs et disponible sur plusieurs semaines !

Des fleurs largement ouvertes, très nombreuses, colorées, fleurissant sur une longue période, produisant un abondant nectar (plus de 10 microlitres par fleur) facile d’accès (voir ci-dessus) et du pollen : tout ceci correspond au portrait robot d’une plante à fleur dite généraliste du point de vue de la pollinisation, i.e. susceptible d’attirer toutes sortes de pollinisateurs potentiels appartenant à des groupes très variés. Une équipe italienne a entrepris sur deux ans un suivi approfondi (1) sur trois populations appartenant chacune à une sous-espèce différente (on en distingue quatre au sein de l’espèce, la sous-espèce type G.lutea subsp. lutea étant la seule présente en France) dans les Apennins et le sud-est des Alpes.

Les résultats confirment pleinement l’impression de tout observateur même peu attentif : les gentianes jaunes attirent « du monde » tant en quantité qu’en diversité. Les visiteurs dominants sont les hyménoptères avec en tête les bourdons (plusieurs espèces) et les abeilles domestiques mais aussi des abeilles solitaires, des tenthrèdes, des ichneumons sans oublier les fourmis. Ensuite viennent les mouches et syrphes (Diptères), des petits capricornes floricoles (Coléoptères) et de rares papillons dont le moro-sphinx ou sphinx colibri et quelques noctuelles. Pas moins de 11 familles d’insectes différentes réparties dans les quatre ordres cités ci-dessus peuvent ainsi être observées en train de visiter les inflorescences des gentianes. Elle mérite donc bien le statut de grande généraliste au niveau de la pollinisation.

Self service

Abondance de visiteurs ne signifie pas pour autant que tout va pour le mieux pour la gentiane et sa reproduction. On sait bien que tous les visiteurs ne se valent pas en termes d’efficacité sans parler des potentiels voleurs de nectar qui viennent se servir sans aucunement participer à la pollinisation. Il y a notamment un facteur clé décisif : l’origine du pollen déposé sur un stigmate. Chez de nombreuses plantes, si le pollen déposé vient de la fleur visitée ou d’une fleur voisine de la même plante, il ne pourra féconder les ovules du pistil : c’est l’auto-incompatibilité, un mécanisme qui prévient l’autofécondation et les risques de consanguinité associés. Qu’en est-il pour la gentiane ? Si manuellement, on impose des autofécondations (prélever du pollen des anthères d’une fleur et le déposer sur les stigmates de cette même fleur), on observe (1) que ces fleurs produisent ensuite très peu de graines (en moyenne deux graines pour dix ovules présents au départ) et ces graines ont une faible capacité germinative. La gentiane jaune est donc incomplètement auto compatible. D’autre part, la structure de ses inflorescences en étages de fleurs très serrées favorise a priori la circulation du pollen d’une fleur à l’autre quand un insecte visite les unes après les autres toutes ces fleurs (et de même s’il passe à l’étage au-dessus ou en dessous). On parle de géitonogamie pour désigner ce flux de pollen « en interne » et qui augmente fortement les risques d’autofécondation potentielle.

Comme toutes les plantes à fleurs, la production de graines viables constitue un enjeu majeur pour la survie de l’espèce ; elle doit notamment faire face à la forte compétition avec d’autres espèces telles que le vératre blanc qui la côtoie souvent dans ses milieux (voir la chronique sur ce sujet).

Efficacité relative

Les chercheurs ont donc exploré cet aspect en comparant les comportements et les prises en charge de pollen des différents visiteurs. Tous présentent un potentiel minimal de pollinisateurs : ils récoltent au moins un peu de pollen et touchent plus ou moins des stigmates. Mais leur efficacité relative dépend d’une part de leur taille (plus ils sont grands, plus potentiellement ils peuvent toucher les stigmates) mais surtout de leur comportement lors de leurs visites. Les chercheurs ont ainsi pu définir deux grandes catégories de visiteurs. Les « dynamiques » ne butinent que quelques fleurs sur une plante donnée et volent sans cesse de plante en plante : ce comportement augmente considérablement les chances de pollinisation croisée favorable (pollen d’une plante déposé sur une autre plante) ; c’est le cas de certaines espèces de bourdons, des abeilles domestiques.

Les « sédentaires » se déplacent lentement et restent longtemps sur la même plante voire sur le même faux-verticille de fleurs d’une inflorescence. Ce sont les coléoptères, les mouches, les syrphes et certaines espèces de bourdons : ils augmentent ainsi considérablement les risques de pollinisation entre fleurs du même pied (géitonogamie : voir ci-dessus). La compacité des groupes de fleurs favorise d’ailleurs ce comportement, incitant les insectes moins mobiles à se déplacer de proche en proche tranquillement !

Un autre facteur décisif concerne le revêtement de poils des visiteurs : ceux qui n’ont pas de poils ou très peu ont peu de chances de voir des grains de pollen se coller à la surface lisse de leur corps, via le revêtement adhésif du pollen (pollenkitt). Ainsi les fourmis, visiteuses très actives et présentes sur les gentianes, ne collectent pratiquement pas de pollen lors de leurs déplacements sur les inflorescences tout en prélevant du nectar : elles se comportent donc comme des « parasites » de la pollinisation ; en plus, leur présence éloigne ou dissuade des visiteurs « intéressants » à se poser vu leur comportement agressif. Dans une des trois populations étudiées (1), les fourmis étaient très abondantes : pour autant, les chercheurs n’y ont pas observé de baisse significative du succès reproducteur des gentianes concernées (production de graines viables). Les fourmis auraient donc un effet neutre au final, sans doute compensé par le nombre et la diversité des autres visiteurs.

A long terme

Comme l’autopollinisation a un effet fortement négatif sur le succès reproducteur de la gentiane (voir ci-dessus), on pourrait s’attendre à ce que les visiteurs de type sédentaire n’entraînent une baisse globale de la production de graines viables. Dans les trois populations, la production de graines est proche du maximum potentiel : s’il y a un effet négatif, il vient plus du manque de pollen « étranger » (venant d’autres plantes) que du nombre de visiteurs toujours très élevé et montrant une forte activité. Les sédentaires, non seulement favorisent l’autopollinisation, mais ils encombrent la surface des stigmates avec du pollen qui souvent ne germera pas.

Si on raisonne à une plus grande échelle de temps avec une évolution de la composition de la guilde des visiteurs, si la proportion des sédentaires venait à augmenter (ou si les espèces dites dynamiques se raréfient), on peut imaginer à moyen terme une baisse significative et continue du succès reproductif conduisant à la disparition à une échelle locale d’une population à moyen terme. Cela a été observé (mais uniquement sur deux ans) sur une des populations étudiées où les sédentaires prédominaient. Le changement climatique en cours pourrait dans ce cadre aussi avoir des conséquences en modifiant la composition en espèces des visiteurs.

Arme à double tranchant

Face à ces aléas, la gentiane dispose d’une arme décisive : l’attraction de son nectar mais encore faut-il que les espèces attirées soient efficaces ! L’analyse chimique (1) du nectar révèle deux substances particulièrement abondantes : deux acides aminés (les éléments constitutifs des protéines), la proline et la bêta alanine.

On sait que les nectars riches en proline sont recherchés des abeilles domestiques car les ouvrières l’utilisent comme carburant pour voler ; de plus, cet acide aminé est le seul à pouvoir être détecté au goût. La fabrication d’un nectar riche en proline pourrait donc être une réponse adaptative qui favorise les visites des abeilles, vecteurs très efficaces de pollinisation croisée (voir ci-dessus).

La richesse en bêta alanine explique le comportement particulier des bourdons, observé lors de cette étude : une tendance à devenir « tout mous » au bout d’un moment, comme s’ils étaient endormis ou un peu ivres. Or la bêta alanine fait partie des acides aminés libres qui joueraient un rôle de régulateur neuromusculaire des insectes. A fortes doses, elle induit des effets négatifs en limitant les mouvements et induisant une sorte de paralysie. On donc ici un produit a priori favorable et attractif mais qui se retourne en quelque sorte contre la gentiane car les bourdons « endormis » restent sur place plus longtemps et se comportent comme es sédentaires.

Pour apprécier l’importance relative des différents facteurs révélés par cette étude, il faut se replacer dans le contexte environnemental de l’espèce. Les gentianes jaunes vivent dans des milieux herbacés d’altitude riches en nombreuses espèces de fleurs : elles ont donc évolué dans un contexte de compétition entre espèces végétales quant à l’attraction des visiteurs assurant la reproduction. La pression de sélection a du agir en faveur de traits favorisant la fidélité des visiteurs les plus efficaces. Le nectar de la gentiane est assez dilué et riche en glucose et fructose, composition typique de nectar peu énergétique notamment pour les insectes à haut niveau de métabolisme comme les abeilles et les bourdons. Autrement dit, la gentiane de ce point de vue serait désavantagée. Par contre, ces nectars dilués ont l’avantage d’être vite digérés et de ce fait attirent une large gamme de visiteurs généralistes. La forte proportion en acides aminés libres de type proline et bêta alanine aurait évolué en améliorant l’attraction potentielle envers les visiteurs. La gentiane a donc évolué vers un système généraliste, exploitant la forte diversité des communautés d’insectes des milieux habités, avec son lot corollaire d’inconvénients relatifs dont la géitonogamie due aux espèces dites sédentaires. Mais, on le sait bien, la perfection n’existe pas dans le vivant : tout n’est que compromis, d’où l’importance des changements de contexte (par exemple une augmentation de certains groupes de visiteurs) qui peuvent bouleverser cet équilibre fragile.

La propension de la gentiane jaune à vivre en colonies nombreuses augmente encore plus son pouvoir attractif vis-à-vis des pollinisateurs : des fleurs par milliers !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Bouncy versus idles: On the different role of pollinators in the generalist Gentiana lutea L. Martina Rossi, Alessandro Fisogni, Massimo Nepi, Marino Quaranta, Marta Galloni. Flora 209 (2014) 164–171

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la gentiane jaune
Page(s) : 196-197 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages