Eunicella verrucosa

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Deux colonies de gorgones verruqueuses rejetées par la mer sur une plage de Vendée.

Dans la chronique « la gorgone verruqueuse : un air de tropique dans l’Atlantique », nous avons présenté les caractéristiques de cet animal singulier et méconnu qui habite les côtes de l’Atlantique et de la Méditerranée et que l’on peut observer régulièrement sur les plages sous forme de colonies arborescentes échouées d’un beau rose. Cette espèce emblématique et spectaculaire (à son échelle et pour notre climat) figure dans la liste rouge de l’IUCN comme espèce vulnérable et elle fait l’objet en Grande-Bretagne au moins de programmes de surveillance et de protection. Nous allons donc ici nous intéresser à l’écologie de cette espèce et aux menaces qui pèsent sur son avenir.

Une gorgone dans l’Atlantique

La gorgone verruqueuse peuple les eaux tempérées à froides de l’Atlantique Nord et de la Manche depuis le sud de l’Ecosse et l’Irlande jusqu’à la Mauritanie et l’Angola au sud ; elle se rencontre aussi en Méditerranée occidentale où elle est nettement plus rare et localisée et où elle côtoie d’autres espèces du même genre dont la gorgone blanche (Eunicella singularis) et la gorgone jaune (E. cavolinii).

On la trouve dans des zones à courant assez fort, susceptibles de charrier des particules dont elle se nourrit. La colonie (rappelons que ce mot désigne dans le cas des gorgones l’ensemble des polypes étroitement associés sur un même squelette et qui forment ensemble un « animal-colonie ») se développe perpendiculairement au courant ce qui lui permet de profiter au maximum des apports de particules ou de microorganismes.

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Chaque verrue correspond à une loge dans laquelle se rétracte un polype, animal-unité de cette colonie collée sur un squelette dur en forme d’arbre.

Comme elle a besoin d’un support solide pour fixer le pied de son squelette collectif (voir la chronique de présentation de l’espèce), elle ne colonise que des espaces rocheux avec au plus une fine couche de sédiments. Elle recherche les surplombs (les « tombants ») rocheux durs entre 4 et 50m de profondeur dans l’Atlantique mais elle peut plus rarement descendre jusqu’à 200m.

L’exception méditerranéenne

En Méditerranée (1), elle se trouve plutôt entre 40 et 100m donc à des profondeurs plus importantes que dans l’Atlantique. Cependant, à partir des années 1990, on a observé dans la région de Marseille notamment (archipel du Riou) des colonies florissantes à des profondeurs moindres inhabituelles pour la Méditerranée entre 25 et 35m. Cette tendance à progresser vers la surface se retrouve curieusement chez divers organismes marins non apparentés comme des échinodermes. Dans le cas des gorgones, on invoque comme hypothèse explicative un apport nutritif important lié à des rejets d’eaux de stations d’épuration qui compense localement la rareté relative de la nourriture (oligotrophie) et qui se manifeste indirectement par des vitesses de croissance assez élevées pour l’espèce allant jusqu’à 3,5cm/an. La colonisation de ces nouveaux espaces depuis des profondeurs plus importantes, se ferait à la faveur d’épisodes de mistral qui provoquent des courants ascendants et faciliteraient la remontée des larves nageuses à faible rayon de dispersion.

Une espèce parapluie

Les gorgones verruqueuses vivent soit en colonies isolées, soit en véritables forêts sous-marines d’une grande richesse en biodiversité. Elles apportent la troisième dimension à ce milieu et donnent ainsi naissance à des « récifs » en eaux froides. Elles servent effectivement de support à toute une foule d’organismes qui s’accrochent à leurs colonies : des algues rouges, des hydroïdes, des bryozoaires, des anémones de mer, des vers dont des sabelles, une espèce de balane introduite invasive (ce qu’on appelle des épibiontes, des « êtres qui vivent dessus »). Même les roussettes y accrochent leurs œufs dotés de prolongements en forme de vrilles molles.

Par ailleurs, les gorgones subissent la prédation de limaces de mer (Nudibranches) spécialisées du genre Tritonia ou Simmia qui broutent littéralement la chair des gorgones. Leurs attaques localisées provoquent la formation par cicatrisation d’excroissances creuses où vont se loger de nombreux organismes minuscules. Un bel exemple de ce que l’on peut appeler « les poupées russes de la biodiversité » ! Nous ne pouvons présenter ici d’images prises en milieu naturel ce qui est bien dommage vu la beauté des ces milieux qui valent bien, à leur échelle, les récifs tropicaux !

Des menaces générales

Le mode de vie fixée rend cette espèce particulièrement sensible à l’exploitation des fonds marins notamment par les filets de dragage qui trainent sur les fonds (comme par exemple ceux utilisés pour la pêche aux coquilles Saint-Jacques) et décrochent les colonies ; les ancrages de bateaux peuvent aussi les affecter et toutes les transformations directement sur les côtes comme les constructions de marinas ou de ports. L’envasement et le dépôt de sédiments peut aussi empêcher sa fixation. Les marées noires avec le pétrole qui coule au fond doivent aussi provoquer de sérieux dégâts ponctuellement.

En Grande-Bretagne, on a montré (2) que 60% des populations recensées se trouvaient concentrées dans les aires marines protégées qui ne concernent pourtant que 16% des eaux côtières. Dans ces zones, les pratiques de chalutage de fond y sont prohibées ou réglementées ce qui en confirme bien l’impact sur les gorgones.

Une mystérieuse maladie

Dans l’Atlantique, dès 2002 dans le canal de Bristol, puis de nouveau lors des étés 2003 et 2005 dans la Manche, on observe l’apparition d’une maladie sous forme de taches de nécroses : la chair qui unit les polypes (le coenenchyme : voir la chronique de présentation) se ramollit puis se désagrège mettant le squelette à nu sur de petits segments. Cette maladie rappelle celle qui affecte aussi des gorgones aux Caraïbes ; un épisode de forte mortalité avait aussi été observé en 1999 (un autre en 2003) en Méditerranée suite à une forte augmentation estivale de la salinité.

Dans le sud-ouest de l’Angleterre (3 et 4), devant cette menace, on a entrepris un suivi vidéo de 634 colonies sur 13 sites et on a ainsi pu constater que la première conséquence de cette nécrose locale était l’installation massive des épibiontes évoqués ci-dessus avec notamment une balane exotique invasive très présente. Cette couverture vivante existe aussi chez des individus sains mais elle s’amplifie à l’occasion de ces accès de nécrose et accélère la mortalité de la colonie entière.

Un coup de chaud ?

Une analyse bactériologique a montré la présence sur les gorgones de près de 21 espèces de bactéries dont une forte majorité de vibrions a priori peu pathogènes. Des souches isolées aussi bien à partir de gorgones saines que malades et mises en culture ne provoquent pas la maladie sur des gorgones placées à 15°C ; par contre, à 20°C, les gorgones commencent à subir des nécroses suite à ces inoculations : les bactéries fabriquent des enzymes qui endommagent les tissus des gorgones.

Comme on sait que les gorgones sont en général très sensibles au stress thermique, on voit donc pointer une fois de plus un syndrome qui serait lié au réchauffement climatique et qui, insidieusement, lors d’épisodes estivaux très chauds notamment, provoquerait un affaiblissement ou une forte mortalité chez les gorgones. D’ailleurs, ces épisodes sont surtout observés dans des eaux peu profondes, donc plus sensibles au réchauffement.

Même dans les zones affectées par des épisodes de cette maladie, on constate une recolonisation certes très lente mais régulière. Des substrats artificiels durs sont recolonisés en moins de trois ans. D’autre part, pour l’instant, les effets semblent très variables : certaines colonies meurent rapidement, entièrement recouvertes d’épibiontes tandis que d’autres continuent à croître juste à côté.

Le maintien de la gorgone dans l’Atlantique reste donc un enjeu important pour le maintien de la biodiversité et la généralisation des aires marines protégées constitue bien une réponse susceptible a minima d’atténuer les effets du réchauffement climatique.

Gérard GUILLOT ; zoom-nature.fr

 

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Bathymetric distribution and growth rates of Eunicella verrucosa (Cnidaria: Gorgoniidae) populations along the Marseilles coast (France). STÉPHANE SARTORETTO1 and PATRICE FRANCOUR . SCIENTIA MARINA 76(2) June 2012, 349-355, Barcelona (Spain)
  2. Pink sea fans (Eunicella verrucosa) as indicators of the spatial efficacy of Marine Protected Areas in southwest UK coastal waters. Stephen K. Pikesley, Brendan J. Godley, Holly Latham, Peter B. Richardson, 
Laura M. Robson, Jean-Luc Solandt, Colin Trundle, Chris Wood, Matthew J. Witt. Marine Policy 64 (2016) 38–44
  3. Diseases affect cold-water corals too: Eunicella verrucosa (Cnidaria: Gorgonacea) necrosis in SW England. Jason M. Hall-Spencer, James Pike, Colin B. Munn. DISEASES OF AQUATIC ORGANISMS. Vol. 76: 87–97, 2007
  4. Disturbance to conserved bacterial communities in the cold-water gorgonian coral Eunicella verrucosa. Emma Ransome, Sonia J. Rowley, Simon Thomas, Karen Tait & Colin B. Munn. FEMS Microbiol Ecol 90 (2014) 404–416

A retrouver dans nos ouvrages

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Page(s) : 206-207 Classification phylogénétique du vivant Tome 1 – 4ème édition revue et complétée