Ardea alba

La grande aigrette a connu au cours des trois dernières décennies une expansion spectaculaire en Europe occidentale et nordique depuis l’Europe centrale et orientale, son bastion ancestral. On peut désormais l’observer presque partout en France et très facilement notamment en hiver et parfois en nombre. Comme elle ne passe pas inaperçue, même pour des non-initiés, elle est devenue un élément à part entière de notre paysage ornithologique. Nous consacrons une autre chronique à cette expansion remarquable et à ses causes probables (voir la chronique). Cette arrivée fracassante d’un oiseau aussi spectaculaire est l’occasion de s’intéresser à son espèce dans sa globalité car les grandes aigrettes européennes ne représentent qu’une partie des populations de cette espèce quasi cosmopolite. Elle offre donc un bel exemple pour interroger les limites de la notion d’espèce face à une telle répartition aussi étendue.

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Photo J. Lombardy

Un grand héron blanc

Identifier la grande aigrette ne pose pas de problème au moins en Europe (1) : de la taille d’un héron cendré (0,80 à 1m de long) pour une envergure de 1,40 à 1,70m, la grande aigrette est toute blanche, immaculée avec le bec et l’œil jaunes, une tache de peau nue en arrière du bec (lores) jaune à jaune verdâtre et des pattes noires. En, vol, elle replie son long cou en S. Cette description se rapporte au plumage hors période de reproduction. Chez les oiseaux nicheurs (avril-juin) apparaissent sur le dos de longues plumes allongées (jusqu’à 50cm de long) et aussi sur le bas du cou et la poitrine : elles sont déployées lors des parades nuptiales qui se déroulent sur les nids installés soit dans des roselières, soit dans des arbres, souvent au sein de colonies mixtes (plusieurs espèces) de hérons. D’autres changements subtils de couleur se manifestent aussi au niveau des yeux, du bec et des lores : nous y reviendrons plus loin.

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Grande aigrette en Auvergne (photo J. Lombardy). Noter le haut des pattes teinté de rose.

Au printemps et en été, on peut observer des individus adultes non nicheurs soit parce qu’ils n’ont pas atteint la maturité sexuelle (à l’âge de deux ans), soit que la reproduction a échoué ou qu’ils n’ont pas réussi à se fixer. Ils ne portent pas alors ces fameuses grandes plumes très élégantes.

Vraie ou fausse aigrette ?

Pendant longtemps, on a classé cette espèce dans un genre à part au sein de la famille des hérons (Ardéidés) où elle était la seule espèce : Casmerodius. Puis, on l’a rapproché des aigrettes (genre Egretta) sous le nom latin d’Egretta alba sur la base notamment des plumes nuptiales et de la couleur blanche du plumage. Il existe d’ailleurs en France une autre espèce d’aigrette assez répandue, l’aigrette garzette : elle est nettement plus petite (les anglo-saxons la surnomment Petite aigrette), possède des pattes noires avec des pieds jaunes, un œil noir et jaune, et porte en période nuptiale une « crête » formée de longues plumes fines sur le dessus de la tête.

Des analyses d’ADN (2) montrent qu’en fait la grande aigrette est plus apparentée aux hérons (genre Ardea) qu’aux « vraies » aigrettes (Egretta) si bien qu’on la classe désormais dans ce premier genre sous le nouveau nom de Ardea alba ; on devrait donc plutôt l’appeler héron blanc que grande aigrette mais l’usage populaire persiste. Cela dit, quand on la connaît un peu, il faut bien reconnaître qu’elle a plus une allure de grand héron que d’aigrette, notamment par ses habitudes de chasser dans les prés (voir l’autre chronique).

Mondialement connue

La grande aigrette possède une répartition mondiale très étendue puisqu’elle est présente en Europe, en Asie, Indonésie et jusqu’en Australie et Nouvelle-Zélande ; on la retrouve en Afrique au sud du Sahara et à Madagascar et enfin sur les deux Amériques depuis le nord des USA jusqu’au Chili sans oublier les Caraïbes ! Comme pour toutes les espèces presque cosmopolites, on constate de subtiles variations qui conduisent distinguer des populations géographiques différentes mais toujours a priori capables de se reproduire entre elles là où elles se rencontrent : on parle de sous-espèces . On distingue donc quatre sous-espèces de grande aigrette :

– occidentale (Ardea alba susbsp. alba) présente depuis l’Europe occidentale (depuis peu !) et centrale jusque dans l’Extrême-Orient russe (c’est elle qui fait l’objet de la chronique sur l’expansion)

– orientale (subsp. modesta) en Inde, dans le nord est de la chine et le Japon puis en Indonésie et Australie et Nouvelle-Zélande ; le qualificatif d’orientale reste très relatif à cette échelle !

– africaine (subsp. melanorhynchos) en Afrique

– américaine (subsp. egretta) aux Amériques.

La distinction entre ces sous-espèces repose seulement sur de subtiles différences des couleurs nuptiales du bec, des pattes et des lores chez les individus nicheurs. En effet, au pic de la reproduction, avec les parades et la défense d’un territoire limité autour du nid, ces organes prennent des couleurs nouvelles et temporaires plus vives dites couleurs nuptiales. Le gros problème c’est que ces changements sont limités dans le temps et ne peuvent s’observer vraiment que près des nids au moment du pic des parades et qu’ils varient selon les individus !

Subtile palette !

Entrons dans le détail des quatre sous-espèces ; toutes ont les pattes noires et la peau nue faciale (lores) jaune à vert jaunâtre en dehors de la période de reproduction.

Les américaines (la sous-espèce la mieux connue) ont un bec qui vire au jaune orangé sur le dessus de la mandibule supérieure de la base vers la pointe ; la peau faciale vire au vert pomme vif tandis que l’œil s’entoure d’un halo rouge. Les africaines ont un bec qui vire au noir mais en partant de la pointe et en allant vers la face, une peau nue bleu vert et un œil rouge brillant qui passe très vite.

La situation se complique avec les « occidentales » et les « orientales ». Toutes les deux présentent un bec qui s’assombrit en partant de la base plus ou moins jaune à rouge vers la pointe ; le haut des pattes devient le plus souvent jaune orange (les deux précédentes restent entièrement noires) mais avec un dégradé subtilement différent entre orientales et occidentales. Le critère distinctif le plus marqué est l’iris de l’œil mais ce caractère passe très vite (vraiment net juste avant la ponte !) et reste très difficile à observer : les occidentales arborent un iris rouge à peine marqué alors que la majorité des orientales ont un iris nettement rouge vif !

Isolement reproducteur

On pourrait penser que différencier des sous-espèces sur des critères aussi ténus est bien hasardeux : c’est oublier l’importance des parades nuptiales dans la reproduction et l’appariement des individus. Ainsi, une couleur différente d’une partie du bec peut suffire à faire que les individus ne portant pas la même couleur ne s’associent pas en couples. Autrement dit, ces couleurs nuptiales peuvent être assimilées à un dispositif d’isolement reproducteur ce qui pourrait conduire à isoler les sous-espèces qui évolueraient vers des espèces indépendantes.

A la lumière des couleurs nuptiales, on peut donc différencier trois ensembles : les orientales et occidentales qui se ressemblent beaucoup et ne différent que pour des questions d’intensité et pas de teinte de fond ; les africaines et les américaines sont chacune de leur côté assez nettement individualisées.

Un autre critère distinctif a été avancé à propos des parades. Certains auteurs avancent que les parades des aigrettes orientales de distinguent de celles des trois autres par une posture originale qualifiée de «  étirement en l’air » (aerial stretch). Cependant, ce fait reste délicat à utiliser car si l’on est sûr que les aigrettes américaines ne le font pas (études nombreuses), on ne sait pas clairement si les deux autres (africaines et occidentales) ne l’utilisent pas non plus. Ce saut en l’air rappelle curieusement les interactions agressives entre individus observées couramment entre aigrettes occidentales en dehors de la période de reproduction. Dans l’état actuel des connaissances, on ne peut donc retenir ce critère sauf pour confirmer qu’il n’existe pas chez les aigrettes américaines.

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La grande aigrette adopte parfois en situation de conflit des postures très particulières, ailes ouvertes. (Photo J. Lombardy)

1, 2, 3 ou 4 espèces ?

Au vu de toutes ces données et en absence pour l’instant de comparaisons de l’ADN de ces quatre populations, certains auteurs suggèrent de faire de l’aigrette orientale une espèce à part entière, isolée des autres. Cependant, cela paraît peu crédible car il y a peut-être (à vérifier dans le futur) une zone de chevauchement des répartitions en Chine et au Japon entre orientales et occidentales où elles se reproduiraient entre elles. Si on se limite aux couleurs nuptiales comme facteur d’isolement, on ne peut pour l’instant élever au rang d’espèce à part que l’aigrette américaine d’autant que celle-ci est nettement isolée géographiquement ; si cela était confirmé, elle deviendrait Ardea egretta, soit en traduction littérale le héron-aigrette !

Si les données sur la parade particulière confirment sa spécificité chez les seules orientales et si l’ADN montre une différenciation suffisante, on pourrait être amené à considérer qu’il y a en fait quatre espèces de grande aigrette de par le monde !

NB : Un grand merci à J. Lombardy pour ses photos. 

BIBLIOGRAPHIE

  1. HBW alive : http://www.hbw.com/species/great-white-egret-ardea-alba
  2. Relative Patterns and Rates of Evolution in Heron Nuclear and Mitochondrial DNA. Frederick H. Sheldon, Clare E. Jones, and Kevin G. McCracken. Mol. Biol. Evol. 17(3) : 437–450. 2000.
  3. Observations on species limits in the Great Egret (Ardea alba) complex H. Douglas Pratt. Journal of Heron Biology and Conservation 1: 5 ; 2011

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la grande aigrette
Page(s) : p 163 Le Guide Des Oiseaux De France