Une plante ornementale, « l’orchidée du pauvre » (Schizanthus pinnatus : Solanacée) dotée de superbes guides à nectar combinés avec une morphologie florale très complexe !

(06/04/2020) Un grand nombre de plantes à fleurs entretiennent avec des insectes une relation mutualiste (voir les chroniques sur cette notion de mutualisme), à bénéfices réciproques, pour assurer leur reproduction ; on peut traduire cette relation sous forme triviale : « je (la fleur) te donne une récompense sous forme de nectar et/ou de pollen et tu (l’insecte) prends en charge une partie de mon pollen et tu le déposes sur le pistil d’une autre fleur de mon espèce de préférence ». C’est ce qu’on appelle la pollinisation entomophile. Les insectes visiteurs, les pollinisateurs, ne peuvent y trouver leur compte que si le temps et l’énergie passée à chercher les fleurs et le nectar sont compensés en excès par les ressources alimentaires qu’ils en tirent. Sous cette pression sélective très forte, les fleurs ont développé depuis les plus de 100 millions d’années que durent ces relations, divers dispositifs qui tendent à réduire le temps de manipulation des insectes pour accéder au nectar conduisant ainsi à un taux de visite accru et à un transfert de pollen réussi plus probable. Parmi ces dispositifs anatomiques ou morphologiques figurent les guides à nectar, des signaux forts disposés sur les fleurs et qui guident efficacement les visiteurs vers la récompense.

Cercle de gros points pourpre sombre chez l’hélianthème à gouttes, une cistacée des pelouses sèches

Panneaux de signalisation 

On appelle donc guides à nectar tous les motifs colorés distincts de la couleur de fond de la corolle (au moins à nos yeux d’humains) et susceptibles de guider les visiteurs dans leur recherche de nectar. Ils prennent des formes très variées selon les espèces. Dans les fleurs à symétrie radiée, ils peuvent se présenter sous forme de cercles concentriques de couleurs différentes du reste de la corolle ; le plus souvent, ces motifs ont une teinte bleue ou pourpre à la périphérie et blanc ou jaune vers le centre de la fleur comme chez les myosotis (Borraginacées) ou les primevères (Primulacées). Nous verrons plus loin l’importance de ce gradient coloré vers le centre de la fleur, là où se trouve le nectar.

Les points ou taches de taille et de densité variée sont aussi très courants avec une teinte en général plus foncée que le fond de la corolle. Quand ils sont nombreux et petits, ils tendent souvent à se densifier près de l’entrée de la corolle comme chez la digitale pourpre ce qui signifie que la disposition joue autant que la couleur. On peut aussi avoir des points marqués disposés en cercles comme chez les cistes ou les hélianthèmes à gouttes. Les motifs à base de lignes prédominent, parfois relativement discrets à nos yeux : ils forment des lignes radiales comme chez les géraniums sauvages. 

Dans les fleurs à symétrie bilatérale (zygomorphes), ces lignes convergent souvent vers l’entrée de la corolle renforçant le guidage : on l’observe sur diverses orchidées, des papilionacées (ou fabacées), des violacées ; ces lignes convergentes pointent alors effectivement vers la récompense florale : les lis des Incas (Alstroemeria), les iris, en sont de beaux exemples entre autres. Du fait de la structure irrégulière, de la même manière, une seule tache contrastée peut suffire près du centre de la fleur comme les Rhododendrons ou à la gorge du palais comme la linaire vulgaire aux fleurs en « gueule-de-loup ». 

Invisibles 

Mais tout ceci ne vaut qu’à travers notre vue d’humais dont on sait qu’elle diffère très fortement de celle des insectes ou des oiseaux, les principaux agents pollinisateurs animaux. Notamment dans le cas des abeilles, la perception visuelle couvre une gamme de longueurs d’ondes différente avec la capacité de « voir les Ultra-violets (UV) ; or, on sait aussi que la majorité des fleurs possèdent des surfaces réfléchissantes ou absorbantes au niveau de leurs différents organes dont les pétales et les organes sexuels (étamines et pistils). Aussi, peut-on avoir des guides à nectar invisibles à nos yeux et que seules des photographies spéciales sous éclairage UV permettent de révéler. D’ailleurs, historiquement, c’est par cet aspect que les guides à nectar ont été mis en avant en botanique : on avait observé dans les années 50-70 que des fleurs sous UV présentaient des rayures, des points ou des motifs rayonnants très contrastés, parfaitement invisibles à nos yeux. Les exemples de la ficaire fausse-renoncule ou des potentilles sont frappants à cet égard avec la base des pétales qui apparaît très foncée sous UV alors qu’à l’œil humain on ne voit que du jaune. A l’occasion de ces études, on avait constater que de tels motifs « UV » avaient plus de chances d’être présents dans des fleurs plutôt complexes où l’accès au nectar n’est pas évident ; à l’inverse, en cas d’absence de tels motifs, on avait noté que les anthères des étamines et les stigmates des pistils absorbent fortement les UV, formant ainsi des taches sombres guidantes au cœur de la fleur vers les deux sources de récompense : le pollen des anthères et le nectar le plus souvent à la base du ou des pistils. 

Mimes  

Les observations du paragraphe ci-dessus conduisent à considérer les guides à nectar des corolles comme des mimes des organes sexuels et notamment des anthères contenant le pollen. Sous la pression sélective exercée sur la reproduction des plantes à fleurs, les mutants avec des corolles présentant des motifs « imitant » les anthères auraient été sélectionnés positivement. Certains indices corroborent cette hypothèse : une majorité de guides de nectar sont dans des tons jaunes ou blancs comme les anthères et sont surtout présents sur les fleurs où le pollen se trouve lui-même caché du fait de la structure de la fleur. Ainsi, chez les digitales à fleurs rouges où les anthères sont cachées dans la corolle, on trouve des points blancs ou pourpres alors que chez les digitales jaunes, avec des anthères bien visibles à l’entrée, on ne trouve pas de tels points sur le fond jaune (voir la chronique sur les digitales).

Du côté des insectes pollinisateurs, on a aussi des indices en ce sens. Les bourdons présentent des préférences innées pour les fleurs bicolores où les zones colorées internes (près du centre de la fleur) se rapprochent de celle du pollen. Les abeilles montrent une réponse forte au niveau de leurs antennes envers les anthères odorantes en les touchant avec la pointe de chaque antenne, même pour des individus « naïfs » (nés récemment et n’ayant jamais visité telle fleur) ; et elles présentent la même réponse forte envers des marques imitant des ovales dressés comme des anthères. Chez les plantes avec un décalage dans la maturité sexuelle des deux types d’organes sexuels, lors de la phase femelle, quand les étamines sont fanées, la présence de guides imitant des anthères assurent des visites même si elles ne fournissent plus de pollen. 

Tulipes horticoles avec des guides noirs liserés de jaune.

Signaux efficaces 

Lis des crapauds (Tricyrtis) : la complexité atteint des sommets avec, en plus, les organes sexuels qui se confondent avec le périanthe

Il faut, comme toujours, se méfier a priori de nos interprétations à travers notre système visuel spécifique : ce n’est pas parce que des lignes ou des points contrastés suggèrent un guidage dans notre cerveau qu’ils sont effectivement perçus comme tels par les premiers concernés, les insectes. Pour le savoir, on a beaucoup recouru aux fleurs artificielles en situation de laboratoire : des disques unis avec un trou central où se trouve du liquide sucré (la récompense) et sur lesquels on peut ajouter des marques colorées diverses. On peut ainsi tester les réactions des pollinisateurs mis en leur présence, le temps mis pour accéder à la récompense, la durée d’apprentissage, les réactions en absence de récompense,… etc.

Fleurs artificielles utilisées (bibliographie n° 7)
Le rond central donne accès à la récompense

On a pu ainsi tester comparativement l’impact de deux types de guides sur la vitesse de récolte du nectar par des bourdons : un guide en forme de cercle coloré et un motif à trois gros points. Les deux types de motifs réduisent de manière significative le temps de recherche nécessaire aux bourdons pour localiser une fleur avec une récompense. Le motif en cercle est appris bien plus rapidement que l’autre et, au bout de quatre séquences de recherche, l’efficacité des bourdons s’améliore fortement. Pour le motif à points, il faut plus d’entraînement pour qu’il soit intégré. Une fois que l’association entre un type de guide et une récompense est installée, les bourdons continuent de répondre à la sollicitation visuelle du guide même quand il n’y a plus de récompense. Ce point signifie que, dans la nature, des fleurs ne produisant plus de nectar mais ayant conservé leurs guides à nectar en bon état continuent d’attirer les pollinisateurs qui repartent bredouilles … mais emportent avec eux du pollen s’il en reste. Autrement dit, à ce moment là de la floraison, la fleur exploite le visiteur sans récompense en retour ; le visiteur dépense du temps (très précieux !) et de l’énergie en vain. La relation vire donc temporairement à l’exploitation !  

Fleurs artificielles utilisées (bibliographie n° 6)

D’autres expériences avec des fleurs artificielles dotées de motifs en étoile montrent que ce type de guide augmente la probabilité de visite de la part des bourdons ; cet effet a lieu que la fausse fleur soit un disque simple ou un disque découpé en pétales séparés. Les effets sont immédiats ce qui suggère une connaissance innée de la part des bourdons et persiste même après arrêt de l’expérience. Là aussi, les bourdons continuent à visiter des fleurs avec guide mais sans récompense ! 

Gradient coloré 

Saxifrage hybride cultivé : le désespoir du peintre … justement à cause des points des pétales !

Nous avons mentionné au début l’existence de guides à nectar qui combinent des formes avec des couleurs variables selon leur localisation dans la fleur. L’exemple des saxifrages permet de comprendre l’impact et le fonctionnement de ce dispositif très subtil. Les fleurs de nombreuses espèces présentent des guides visuels sous forme de points colorés mais avec une transition de couleur : ceux situés au sommet des pétales sont en général rouges, ceux au milieu orange et ceux en bas des pétales, au plus près du centre de la fleur et du nectar, jaunes. Les éristales, des mouches syrphidés (voir la chronique sur ces pollinisateurs), sont les pollinisateurs habituels de ces fleurs. On sait qu’elles trouvent plus vite le centre des fleurs si elles disposent de lignes de guidage, telles que ces rangées de points.  On a donc testé sur des éristales naïfs, n’ayant jamais visité de telles fleurs, ou au contraire expérimentées,  leurs réactions sur des fleurs artificielles blanches. S’il y a une seule rangée de cinq points avec un gradient rouge/orange/jaune, les éristales naïfs vont plus souvent vers l’extrémité à points jaunes que du côté des rouges. Avec des individus expérimentés, sur des fleurs jaune pâle, on teste des motifs de points noirs et des motifs de type gradué : ils mettent plus de temps pour atteindre le centre avec le … second motif ! Ah, rien ne va plus ? en fait, en les observant, on constate qu’ils passent du temps à tâter avec leur trompe qu’il faut à chaque fois déplier les points jaunes. Donc, au contraire, ce résultat conforte l’idée que les points jaunes constituent un guide très important qui indique aux syrphes la proximité de la récompense ! 

Impact reproductif 

Reste une question centrale face à un processus évolutif comme celui-ci ; s’il relève vraiment d’une pression sélective, alors on doit pouvoir démontrer que la présence de guides améliore le succès reproductif des fleurs qui les portent. Là, il faut aller expérimenter sur le terrain et vérifier la production de graines. 

Une étude chinoise a étudié ce problème sur une Borraginacée aux fleurs jaune vif, Arnebia szechenyi : quand les fleurs éclosent, elles portent cinq grosses taches pourpre foncé très voyantes qui pâlissent rapidement et disparaissent dès le second jour de floraison. L’étude démontre que ce changement est avant tout lié à « l’âge » de la fleur, intrinsèque donc. Mais, dès le second jour, la récompense florale, le nectar, se trouve pratiquement réduite à zéro et l’exportation de pollen diminue alors fortement ; on obtient des résultats identiques si on enlève artificiellement les marques colorées dès leur apparition. Les guides à nectar influent donc directement sur la pollinisation croisée indispensable pour cette espèce. 

Une autre étude, en Afrique du sud, a porté sur une plante de la famille des Iridacées, Lapeyrousia oreogana, aux superbes fleurs violettes, avec un très long tube, et dont les cinq pétales au sommet portent chacun une marque surprenante noire doublée d’une pointe triangulaire blanche, dirigée vers l’ouverture très étroite du tube. Seules des mouches très spécialisées avec une trompe très longue (Némestridés) peuvent accéder au nectar tout au fond du long tube. Des expériences consistent à peindre toutes ou une partie des cinq marques de chaque fleur de la couleur du reste de la corolle. Si on « supprime » ainsi toutes les marques, sans abîmer la fleur, on constate que les approches de loin restent aussi nombreuses qu’avant (voir cette notion avec le cas des pulmonaires) ; mais, par contre, on observe alors très peu d’insertions de la trompe dans le tube. On démontre en introduisant de la poudre colorée dans le tube que l’exportation de pollen devient alors presque nulle ; d’autre part, les fleurs ainsi traitées voient leur production de graines fortement baisser. Cet exemple démontre donc clairement l’impact reproductif majeur de ces guides colorés. 

Lis des Incas (Alstroemeria sp cultivé)

Un dernier exemple avec les lis des Incas démontre un avantage inattendu. Les bourdons, confrontées à ces fleurs qui demandent de s’introduire par en haut et de descendre au fond du long tube, tendent à percer de l’extérieur la base des fleurs pour accéder directement au nectar ; ils se comportent alors en voleurs de nectar dans la mesure où la fleur se trouve pillée sans aucune chance d’exporter son pollen.

Bourdon visitant un lis des Incas de manière légitime (sans vol) : il doit entrer au plus profond mais est fortement guidé par un jeu de lignes et de taches.

Or, si expérimentalement, on supprime les guides sous formes de lignes convergentes, on découvre que les bourdons recourent bien pus au vol par effraction que s’il y a des lignes. Autrement dit, les guides à nectar diminuent par leur pouvoir de guidage et leur attractivité innée l’impact de cet inconvénient majeur pour la plante ! 

Bibliographie 

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Floral Nectar Guide Patterns Discourage Nectar Robbing by Bumble Bees. Leonard AS, Brent J, Papaj DR, Dornhaus A (2013) PLoS ONE 8(2): e55914. doi:10.1371/journal.pone.0055914 

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 2014

Are nectar guide color changes a reliable signal to pollinators that enhances reproductive success?, Chan Zhang, Nicolas J. Vereecken, Linlin Wang, Bin Tian, Amots Dafni, Yongping Yang & Yuanwen Duan (2017)Plant Ecology & Diversity

‘X’ marks the spot: The possible benefits of nectar guides to bees and plants. Anne S. Leonard and Daniel R. Papaj. Functional Ecology 2011, 25, 1293–1301

6) Floral signposts: testing the significance of visual ‘nectar guides’ for pollinator behaviour and plant fitness. Dennis M. Hansen, Timotheus Van der Niet and Steven D. Johnson Proc. R. Soc. B (2012) 279, 634–639 

7) The impact of floral spot and ring markings on pollinator foraging dynamics. Marinus L. de Jager et al. Evol Ecol (2017) 31:193–204