Comme tous les insectes volants (voir la chronique « Crash silencieux en plein vol »), les papillons diurnes (Rhopalocères) connaissent un fort déclin récent lié surtout aux transformations des paysages et à la pression de l’agriculture intensive et son cortège de pesticides et l’usage massif d’engrais chimiques. Mais, ils doivent affronter de plus un autre problème plus spécifique : la raréfaction croissante des fleurs fleurs sauvages, sources de nectar, une ressource alimentaire capitale pour les adultes à cause de leur cycle de vie. La chronique « Fleurs et papillons unis dans un même déclin» analyse ce problème qui touche tout particulièrement les papillons. Face à cette crise du nectar dans l’environnement naturel, les jardins et leurs plantes ornementales offrent une alternative non négligeable compte tenu de la surface qu’ils représentent ; en Grande-Bretagne, on dit que l’ensemble des jardins de particuliers représente « la plus grande réserve naturelle du pays » qui couvre 20% de la surface du territoire ! Mais quelles espèces faut-il privilégier au jardin pour fournir aux papillons ce précieux nectar et pourquoi ces derniers en ont-ils autant besoin ?

Nectar addicts

Dès les années 1970, on avait noté que les fleurs les plus visitées par les papillons diurnes produisaient un nectar plus riche en acides aminés que la moyenne ; d’autres études plus récentes montrent que les papillons préfèrent et choisissent les plantes avec un nectar riches en acides aminés. Comme ces molécules sont les « briques » nécessaires pour la synthèse de protéines indispensables lors de la croissance et du développement, on avait donc émis l’hypothèse que les acides aminés du nectar amélioraient le succès reproductif des papillons d’une certaine manière. Une étude expérimentale conduite en 2005 (1) démontrait pour la première fois la réalité de ce lien supposé consommation de nectar/amélioration de la reproduction. Des vanesses carte géographique (Araschnia levana) (voir la chronique « Sciences participatives : un outil de prédiction) élevées à partir de chenilles nourries en conditions naturelles (sur des orties, la plante hôte) pondent plus d’œufs quand elles sont nourries avec du nectar enrichi en acides aminés. Ces derniers permettent donc d’améliorer le succès reproductif des papillons adultes

Dans une contre expérience, ces chercheurs ont élevé des chenilles sur des orties gavées de nitrates pour les enrichir en azote (le constituant de base des acides aminés) : les vanesses issues de ces élevages ne pondaient pas plus d’œufs si on les nourrissait avec avec du nectar enrichi : il y a donc un lien entre le régime alimentaire des chenilles et cette utilisation des acides aminés du nectar par les papillons.

Dette larvaire

Effectivement, il faut se rappeler que le cycle de vie des papillons comporte une opposition tranchée entre le régime alimentaire des stades larvaires (chenilles) à base de tissus végétaux (feuilles, tiges, fruits) et celui des stades adultes (papillons) à base de nectar. Or le régime herbivore des chenilles se caractérise par une certaine pauvreté en acides aminés : elles doivent manger beaucoup et tout le temps pour compenser la faible valeur nutritive de leur alimentation. Cela ne les empêche pas de grandir (et vite !) dans la mesure où elles n’ont pas à assurer la reproduction avec la construction d’organes sexuels et la production d’œufs chargés de réserves de protéines. Par contre, le papillon hérite du contenu de la chenille : ses organes s’élaborent à partir des tissus remaniés de la chenille lors des métamorphoses (chenille/chrysalide et chrysalide/papillon).

Pour y voir plus clair, une équipe américaine (2) a imaginé une expérimentation sur quatre espèces de papillons : les femelles sont nourries à partir de solutions sucrées avec une signature isotopique du carbone (rapport 13C/12C) différente de celle de la nourriture des chenilles. L’analyse chimique des œufs permet ainsi, via ces traceurs, de connaître la part du carbone (dont les protéines élaborées à partir d’acides aminés) provenant de la mère du fait de son alimentation et la part provenant de l’héritage des chenilles. Selon les espèces de papillons, de 44 à 80% du carbone contenu dans les œufs provient de l’alimentation propre des papillons : d’où l’importance de cet apport en acides aminés via le nectar consommé. Les différences entre espèces dépendent de la quantité de réserves contenue dans les œufs et la proportion des futurs œufs déjà élaborée avant l’émergence des papillons et le début de leur alimentation.

Listes obscures

Myrtil et Petites tortues sur un buddleia

La preuve scientifique est donc bien apportée de cette nécessité impérieuse de consommer des nectars riches en acides aminés pour réussir ensuite sa reproduction via la production d’œufs plus nombreux et bien constitués. Concrètement, si l’on revient à notre idée initiale de faire des jardins des restaurants à nectar pour papillons afin d’améliorer leur survie et de compenser les pertes en fleurs sauvages, il faut donc choisir les bonnes plantes ornementales à installer au jardin. Là, les avis ne manquent pas sur d’innombrables sites et dans les magazines de jardinage avec des listes diverses et variées de « plantes à papillons ». Ainsi en Grande-Bretagne, dès 1998, une liste de 100 espèces phares, classés par ordre d’intérêt, était publiée et a été reprise et recopiée ou modifiée ad libitum. Le top 5 de cette liste se compose dans l’ordre décroissant du buddleia (« l’arbre aux papillons »), la verveine de Buenos-Aires, la lavande, la giroflée et l’origan ou marjolaine. Et l’on vous promet qu’avec ces plantes, vous allez satisfaire tous les papillons.

Le seul hic avec ces listes, c’est qu’elles ne reposent sur aucune étude scientifique sérieuse et sont fondées avant tout sur l’empirisme : les plantes sur lesquelles on voit des papillons sont celles qu’il faut planter. Mais sont-elles réellement profitables pour toutes les espèces de papillons et quid des périodes de floraison ?

Flower academy

Les ronces fleuries sont aussi de très bonnes plantes à papillons (ici un myrtil) et faciles à cultiver sans avoir besoin de les acheter en jardinerie !!

Il fallait donc réaliser un test comparatif grandeur nature de ces supposés plantes à papillons meilleures que les autres pour valider ou pas ce hit parade peu transparent. Une étude anglaise publiée en 2016 a donc suivi onze de ces plantes à papillons réunies dans un même jardin du Sussex en fin d’été ; outre celles du top 5 citées ci-dessus, il y avait l’eupatoire chanvrine, la cataire (hybride horticole), la ronce, la salicaire, le lotier corniculé et la cardère ou cabaret des oiseaux (voir la chronique sur la floraison de celle-ci). On voit donc là un mélange d’horticoles ornementales exotiques et d’espèces indigènes (ronce, eupatoire, salicaire, lotier) mais souvent déclinées dans les jardins sous forme de cultivars horticoles. Plus de 2600 visites de papillons ont ainsi été comptabilisées dans ce jardin.

Côté papillons, il ressort que sur les quatorze espèces observées, quatre prédominent très largement : l’amaryllis (Satyriné) avec 37,2%, la piéride de la rave (Piéridé) avec presque 20%, la vanesse paon de jour (Nymphalidé) avec 12% et le myrtil (autre Satyriné) 11%. Côté plantes, six des onze espèces ont reçu 95% des visites de papillons : en tête l’origan avec 50% de toutes les visites (et essentiellement par les amaryllis) alors que le buddleia (souvent cité comme le top du top en matière de plante à papillons !) n’en a reçu que 22% ; la plante la moins performante fut le lotier corniculé avec une seule visite d’un myrtil !

Chacun sa star

Les amaryllis adorent l’origan au jardin ; on peut en voir des dizaines à la fois

L’enseignement le plus intéressant de cette étude, c’est que chacune de plantes estampillées comme plante à papillons majeure n’attire qu’une partie de la communauté de papillons qui fréquentait ce jardin en fin d’été. Prenons les deux plus attractives dans le cas présent : le buddleia et l’origan totalisent à eux deux 1926 visites sur 2659. Or, le fameux buddleia n’attire en fait que les vanesses (Nymphalidés) dont le Paon-de-jour avec 312 visites contre seulement 4 sur l’origan ; réciproquement, 908 visites d’amaryllis (Satyrinés) furent observées sur l’origan contre … 0 sur le buddleia !

L’eupatoire chanvrine détient le record de la diversité d’espèces attirées car elle reçoit des visites de Piérides comme des Vanesses.

En tout cas, les résultats obtenus ne recoupent absolument pas le classement d’ordre classiquement annoncé dans la liste des plantes à papillons !

La consultation d’une base de données nationales (sciences participatives) portant sur plus de 10 000 observations va dans le même sens avec des nuances : 81% des paons-de-jour sur le buddleia contre 1,5% sur origan ; par contre, pour l’amaryllis, il y a 15% d’observations sur le buddleia (contre 0 ici !) et le reste sur l’origan

Pourquoi ?

Amaryllis sur origan

On pourrait penser qu’il s’agit simplement d’une limitation liée à la taille de la trompe des papillons en fonction de celle de la corolle au fond de laquelle se trouve le nectar. Mais pourtant la piéride de la rave qui ne fréquente que très peu les buddleias possède une trompe qui dépasse la longueur de la corolle du buddleia de 3mm ; donc, si elle ne le fréquente pas, c’est pour une autre raison. Les auteurs de l’étude ont repéré une tendance intéressante liée à la hauteur des plantes à nectar : les vanesses et nacrés (nymphalides) butinent plutôt des plantes hautes dépassant le 1,50m (buddleia, verveine de Buenos-Aires et cardère) tandis que les amaryllis, myrtils (Satyrinés) et les piérides recherchent des plantes plutôt basses. On oublie trop facilement que les préférences envers les plantes à butiner ne reposent pas que sur le nectar qu’elles offrent : il y a d’autres critères ou contraintes comme la recherche de partenaires pour s’accoupler et surtout l’évitement des prédateurs. Ainsi, les vanesses qui sont des papillons très voyants, vivement colorés au vol très rapide, ne cherchent pas spécialement à se cacher des prédateurs (sauf une fois posées en repliant les ailes) et peuvent exploiter des sources en hauteur ; les satyrinés ont globalement un vol plus « mou » et des colorations nettement moins voyantes : ils chercheraient à abaisser leur visibilité en exploitant des plantes basses dans une végétation dense protectrice.

Action

On peut donc maintenant émettre un certain nombre de préconisations plus rigoureuses sur les plantes ornementales à privilégier dans un jardin en vue de fournir du nectar aux papillons. Choisir des espèces variées : ne pas miser sur le « tout buddleia » par exemple qui même s’il est attractif ne suffit pas pour tous. Jouer sur les hauteurs des plantes : combiner des arbustes et des herbacées basses à moyennes. Penser aux périodes de floraison de manière à offrir des ressources sur l’ensemble de la belle saison : ici, l’étude a été menée en fin d’été mais au début du printemps il y a aussi d’autres papillons qui fréquentent les jardins. Privilégier des plantes à longue période de floraison comme les giroflées vivaces horticoles. Ne pas prendre au pied de la lettre les listes classées qui circulent dans les médias !

Tout ceci donne de l’espoir en se disant que l’on peut apporter, via son jardin, un support à la conservation des papillons en déclin. Cependant, il faut tempérer quelque peu cet enthousiasme : dans l’étude anglaise, les 14 espèces observées étaient toutes sauf une des espèces communes ou très communes ; une seule espèce, l’hespérie du dactyle, appartenait à la liste des 19 classées en danger ou en net déclin ! Mais il faut se dire qu’il n’y a pas que les papillons qui s’intéressent au nectar : une foule d’abeilles solitaires, de bourdons, de syrphes, … exploitent aussi cette manne et nombre d’entre elles connaissent aussi un fort déclin. Donc, globalement, le développement de « jardins à nectar » ne peut que favoriser la biodiversité en insectes comme milieu alternatif au moins pour se nourrir. Reste le problème des sites de reproduction qui est plus compliqué : par exemple, pour les papillons, fournir aux espèces des plantes hôtes pour les chenilles qui n’ont rien à voir avec les espèces à nectar !

Exotisme

Toute démarche de conservation doit s’interroger sur les conséquences de ses pratiques ; or, dans les jardins, la majorité des plantes ornementales sont soit des exotiques cultivées, soit des indigènes mais sous forme de cultivars « améliorés ». Le cas du buddleia fait beaucoup parler : cet arbuste se naturalise très facilement et est classé comme invasif à proscrire du fait de son implantation dans des milieux naturels et de sa capacité à détourner les pollinisateurs vers lui au détriment de la flore locale. Une solution consiste à ne planter que des buddleias hybrides stériles qui ainsi, a minima, ne risquent pas de se propager en dehors des jardins. Pour autant faut-il bannir toutes les plantes ornementales exotiques comme tendent à le proclamer nombre d’environnementalistes ? Une certaine pensée unique et hyper alarmiste s’est installée à ce propos et stigmatise nombre de ces plantes taxées d’invasives potentielles. Une étude récente à grande échelle en Grande-Bretagne (4) tord le cou à cette image de « loups à supprimer » que portent ces plantes : on a comparé l’évolution de la couverture et la présence des plantes indigènes et des exotiques naturalisées entre 1990 et 2007. 80% des espèces échantillonnées sont des plantes indigènes qui dominent donc toujours largement les milieux et les paysages. La diversité des plantes indigènes augmente dans les localités où celle des exotiques augmente elle aussi : des diversités élevées des deux catégories peuvent donc cohabiter sans s’exclure. Cette étude rejette globalement l’hypothèse de la menace d’élimination des indigènes par des exotiques introduites en Grande-Bretagne (sur de petites îles, les résultats ne seraient sans doute pas les mêmes et il y a quelques cas particuliers à surveiller bien sûr). Il serait donc peut être temps de se poser la question de savoir s’il faut continuer à maintenir une alerte rouge sur autant d’espèces exotiques au regard des avantages qu’elles peuvent apporter comme ici dans les environnements artificiels tels que les jardins.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Amino Acids in Nectar Enhance Butterfly Fecundity: A Long-Awaited Link. J. Mevi-Schutz ; A. Erhardt. vol. 165, no. 4 the american naturalist ; 2005.
  2. Making eggs from nectar : the role of life history and dietary carbon turnover in butterfly reproductive ressource allocation. D. M. O’Brien et al. Oikos 105 : 279-291. 2004.
  3. Garden varieties: How attractive are recommended garden plants to butterflies? Kyle Shackleton ; Francis L. W. Ratnieks. J Insect Conserv (2016) 20:141–148
  4. Non-native plants add to the British flora without negative consequences for native diversity. Proc Natl Acad Sci USA 112:4387–4392. Thomas CD, Palmer G (2015)

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