Rameau fleuri de belladone : noter la disposition des feuilles par deux

Tout le monde « connaît » ou a entendu parler de cette plante mythique, la belladone, à cause de ses propriétés médicinales (elle contient entre autres un puissant alcaloïde, l’atropine) et de haute toxicité associée à nombre d’usages anciens plus ou moins folkloriques. Cette aura sulfureuse d’empoisonneuse lui vaut donc une grande popularité. Mais pour autant, demandez qu’on vous décrive cette plante : à quoi ressemble t’elle (à part ses fruits en principe connus) ? Et surtout, où vit-elle ? La trouve t’on à l’état naturel ? Autant de questions qui ont de fortes chances de rester sans réponse ! De plus, ses usages pharmacologiques importants en ont fait un objet de recherches appliqués intensives (notamment pour la modifier génétiquement : grrrr !) à l’occasion desquelles on a découvert plusieurs bizarreries quant à sa génétique et ses origines. Alors, laissons de côté la face A de l’empoisonneuse ultra-médiatisée pour nous intéresser exclusivement à la face B (çà tombe bien pour la Belladone !) de cette espèce sauvage intéressante. 

Imposante 

Première étape : apprendre à reconnaître la belle inconnue ! Bien qu’entièrement herbacée, elle arbore le plus souvent un port de buisson atteignant jusqu’à 1,5m de haut. Ses fortes tiges rigides se ramifient typiquement en fourches successives ce qui lui confère un port très étalé en ombrelle. Si les parties aériennes meurent chaque automne, cette vivace n’en repart pas moins l’année suivante depuis sa souche centrale puissante et profondément enracinée.

Toutes ses parties supérieures sont couvertes de poils courts comme un fin duvet et qui répandent une odeur forte et désagréable, fétide comme disent les botanistes : comme un avertissement de sa toxicité ! Les feuilles entières, pétiolées, ovales, se trouvent curieusement disposées : si dans le bas des tiges, elles sont alternes ce qui est une disposition classique, dans le haut autour des parties fleuries, elles se trouvent rapprochées par deux avec toujours l’une des deux bien plus grande que l’autre (exemple d’anisophyllie). Elles aussi ont un toucher velu et glanduleux malodorant. On peut les confondre (surtout chez les jeunes plantes en croissance) avec quelques autres grandes plantes forestières ou des décombres comme le raisin d’Amérique, le séneçon ovale (montagnard) ou l’inule conyze ; mais aucun d’eux n’a cette odeur forte. 

Cerise enragée 

Comme bien souvent, la floraison rend l’identification bien plus aisée. De juin à août, au sommet des tiges, apparaissent des fleurs solitaires assez grandes (2,5 à 3,5cm de long), en forme de clochette pendante allongée d’un brun violacé très spécial, un peu sinistre. L’intérieur de cette cloche est vert jaunâtre marbré et veiné de pourpre foncé. La cloche résulte de la soudure des cinq pétales qui ne fusionnent que tardivement dans la bouton floral. Chaque fleur, à l’aisselle d’une paire de feuilles inégales, est portée par un long pédoncule courbé, finement velu comme les tiges et sous-tendue par un calice découpé en étoile à cinq lobes. 

La pollinisation se fait par les insectes dont les bourdons qui pénètrent à l’intérieur des clochettes pendantes ; les fleurs fécondées donnent naissance aux fameux fruits de la belladone : de grosses baies de la taille d’une belle cerise, d’abord vertes puis noires brillantes à maturité. Le calice étoilé persiste à la base (accrescent). C’est vrai qu’elles sont appétissantes ces baies juteuses mais terriblement dangereuses pour l’homme d’où leurs nombreux surnoms populaires de cerises des fous, cerises enragées, guignes de la côte (voir l’habitat), boutons noirs, … Elles contiennent de nombreuses petites graines (2-3mm de long), rugueuses piquetées, en forme de rein d’un gris métallique.

Fantasque  

Touffes de belladone installées sur une pente ravagée par la tempête Lothar (1999) et replantée en épicéas (Chaîne des Puys ; 63)

La belladone est fondamentalement une espèce forestière mais liée aux coupes et clairières, aux lisières et abords des routes forestières ; elle est tellement typique de ces « ouvertures » du milieu forestier qu’on a nommé une association végétale de son nom latin, l’Atropion bella-donae, qui regroupe des grandes herbacées comme elle : des molènes, des bardanes, des grandes oseilles, les inules conyzes, la campanule gantelée et d’autres en compagnie des sureaux noirs ou à grappes. Elle fréquente surtout ces milieux sur des sols calcaires riches en azote et peu acides, souvent caillouteux. Son goût prononcé pour l’azote la conduit jusque dans des milieux anthropisés loin des forêts comme d’anciennes carrières, des décombres et même des friches urbaines ou les cultures de pois ; en Grande-Bretagne, on la trouve régulièrement dans les cimetières ce qui laisse à penser qu’il doit y avoir dans sa répartition une bonne part de restes d’anciennes cultures autour des monastères ou des églises. 

Belladone installée au bord d’une allée forestière, cherchant les taches de lumière pour prospérer

En France, elle reste assez commune mais surtout dans la moitié Est et plutôt en altitude jusqu’à 1600m (voir l’appellation de guigne de côte) ; néanmoins, son confinement à un type de milieu éclairé et fraîchement perturbé fait qu’elle est loin d’être présente partout. De plus, elle peut apparaître en masses en un site donné, souvent suite à une forte perturbation du milieu forestier : ainsi, les trous générés par les chablis suite aux grandes tempêtes constituent de bons sites d’apparition ; puis, elle disparaît souvent tout aussi brutalement au bout de quelques années. En fait, dès que le milieu évolue et se recolonise, les conditions doivent vite lui devenir défavorables et elle ne doit pas pouvoir supporter la concurrence des jeunes arbres et de leur ombrage. Ces apparitions à éclipses comme on dit témoignent de la capacité de ses innombrables graines à persister dans la banque de graines du sol, dans l’attente d’une forte perturbation qui ramène la lumière au sol. 

Inclassable ?  

La place de la belladone au sein de la famille des Solanacées n’a jamais posé de problème et elle en a typiquement « l’allure générale » ; par contre, à l’intérieur de cette famille très diversifiée, sa position a longtemps été controversée. Divers botanistes la plaçaient auprès des jusquiames (genre Hyoscyamus) dans une tribu (Hyoscyameae) regroupant 4 autres genres non présents en Europe. Mais les fruits de la belladone posaient problème car elle était le seul genre (avec 2 à 5 espèces dont la belladone européenne qui nous concerne) avec des fruits charnus de type baies non inclus dans le calice accrescent alors que les cinq autres genres de la tribu, dont les jusquiames, partagent un fruit sec enclos dans le calice sec et élargi à maturité et qui s’ouvre au sommet par une fente transversale (pyxidie). Les analyses ADN ont plus tard toutes confirmé (2) que la belladone se plaçait bien au sein de cette tribu. Les plus proches parents de celle-ci sont les lyciets (Lycium) et les Jaborosa (voir la chronique sur ces plantes exotiques) qui partagent des fruits … charnus. Autrement dit, en fait, ceux qui posaient problème étaient plutôt les cinq genres avec un fruit sec qui serait donc être un caractère dérivé au sein de cette tribu. Les jusquiames se distinguent au sein de sous-groupe des fruits secs par la présence d’épines pointues au bout des lobes du calice. 

« Fausse » espèce 

L’analyse du nombre de chromosomes (le caryotype) des cellules de la belladone montre qu’elles possèdent (en général) 12 chromosomes en 6 exemplaires chacun (hexaploïde) au lieu de 2 comme une majorité de plantes (diploïdes). Mais quand on examine les autres genres de sa tribu, la majorité sont eux-mêmes tétraploïdes (4 lots de chromosomes) : ils seraient donc issus d’hybridations entre deux espèces proches ce qui double le nombre de chromosomes. Ce mode de spéciation (apparition de nouvelles espèces) est répandu chez les plantes à fleurs. Sauf qu’une analyse plus fine des chromosomes de la belladone révèle une situation plus complexe avec une équation simple : 6 = 4 + 2 ;  la belladone serait le résultat d’une hybridation naturelle ancienne (bien avant l’arrivée des humains) entre une espèce à 4 lots de chromosomes appartenant à sa tribu avec une autre espèce diploïde appartenant à une autre lignée des Solanacées aujourd’hui éteinte. Les généticiens traduisent cette origine par la formule magique : EEH1H1H2H2 (3) ; E est le génome de l’espèce éteinte en deux exemplaires et H1 et H2 les génomes des deux espèces mères de la tribu. 

Arbre de parenté d’une partie des Solanacées : en rose, la tribu des Hyoscymeae (les chiffres pour le nombre d’espèces) ; en vert : les plus proches parents ; en violet : les autres Solanacées

La reconstitution de l’arbre de parentés des solanacées à partir des analyses de l’ADN permet de proposer un scénario évolutif pour l’apparition des belladones (5). La tribu des jusquiames au sein de laquelle elles se sont différenciées se serait détachée entre le milieu et la fin du Miocène (autour de – 12 Ma) quelque part vers le sud-est du plateau tibétain qui est la zone de diversification majeure de cette tribu. Mais quand on remonte l’arbre de parentés, on découvre que la tribu des jusquiames et belladones présente des affinités avec celles des Jaborosas et des Nolanas dont le centre de diversité maximale se trouve en Amérique du sud, comme une grande majorité des autres tribus de la vaste famille des Solanacées ; il y aurait donc eu plusieurs événements de dispersion (8 à 9 identifiés comme probables) vers l’Eurasie, sans doute facilités par les fruits charnus comme chez les belladones ; ensuite, sur place, la diversification aurait conduit à l’apparition des fruits secs au sein de la lignée des jusquiames. Cette hypothèse est confirmée par la position des belladones à la base de l’arbre de sa tribu. 

BIBLIOGRAPHIE

1) SECONDARY METABOLITES OF FLESHY VERTEBRATE-DISPERSED FRUITS: ADAPTIVE HYPOTHESES AND IMPLICATIONS
FOR SEED DISPERSAL.M. CIPOLLINI et al. Vol. 150, No. 3 The American Naturalist 1997 

2) Dispersals of Hyoscyameae and Mandragoreae (Solanaceae) from the New World to Eurasia in the early Miocene and their biogeographic diversification within Eurasia.Tieyao Tu et al. Molecular Phylogenetics and Evolution 57 (2010) 1226–1237 

3) Tracking Ancient Polyploids: A Retroposon Insertion Reveals an Extinct Diploid Ancestor in the Polyploid Origin of Belladonna. Yao-wu Yuan,Zhi-yun Zhang,Zhi-duan Chen,and Richard G. Olmstead
. Mol. Biol. Evol. 23(12):2263–2267. 2006 

4) Evolutional dynamics of 45S and 5S ribosomal DNA in ancient allohexaploid Atropa belladonna. Roman A. Volkov et al. BMC Plant Biology (2017) 17:21 

5) Dispersals of Hyoscyameae and Mandragoreae (Solanaceae) from the New World to Eurasia in the early Miocene and their biogeographic diversification within Eurasia.Tieyao Tu et al. Molecular Phylogenetics and Evolution 57 (2010) 1226–1237 

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la belladone
Page(s) : p 112-113 Guide des Fleurs des Fôrets