Mirabilis jalapa

La floraison de la belle-de-nuit (voir chronique consacrée à celle-ci) se caractérise par une chronologie très particulière avec une ouverture de la fleur dès la tombée de la nuit et la fanaison au petit jour. Une telle singularité doit certainement avoir un lien avec un mode de pollinisation que nous allons découvrir.

Le syndrome de la sphingophilie

L’observation des caractéristiques de nombreuses espèces de plantes à fleurs et de leurs pollinisateurs principaux a permis à définir des syndromes de pollinisation, des ensembles de caractères particuliers réunis, adaptés à la visite préférentielle d’un type de pollinisateurs, qui permettraient de « prédire » le mode de pollinisation même quand on ne le connaît pas a priori. Ce principe repose sur l’idée d’une coévolution fleurs/pollinisateurs qui conduirait à une coadaptation étroite.

Les fleurs de la belle-de-nuit, selon ce principe, réunissent tous les caractères du syndrome de la sphingophilie, autrement dit d’une « fleur pollinisée par des sphinx », ces grands papillons crépusculaires et nocturnes qui aspirent le nectar au fond des fleurs avec leur longue trompe enroulée en spirale au repos, en pratiquant le vol stationnaire (à la manière des colibris) devant celles-ci.

Détaillons ces caractères :

  • une fleur en long tube (3à 4 cm de long) étroit avec un nectar abondant produit au fond, accessible seulement à une longue trompe
  • une « corolle » largement ouverte et des fleurs dressées faciles d’accès en vol par dessus
  • l’émission d’un parfum marqué à la nuit tombée (voir chronique sur le parfum des belles-de-nuit) qui attire de loin malgré la pénombre
  • une coloration claire réfléchissante.

On retrouve ces caractères chez d’autres espèces non apparentées comme les daturas ou les jaborosas (voir la chronique consacrée à ces dernières).

Mais qu’en est-il réellement que le terrain ? La prédiction est-elle juste ?

Tous les sphinx ne se valent pas

Une étude menée au Mexique (1), dans l’environnement naturel de la belle-de-nuit, permet de lever le voile sur son vrai mode de pollinisation. Les auteurs de l’étude ont effectivement noté l’arrivée au crépuscule de plusieurs espèces de sphinx avec un pic d’activité qui commence entre 18H30 et 19H et se poursuit jusque vers 21H avant de décroître très rapidement. Or, ces horaires coïncident d’une part avec le maximum de production de nectar dans les fleurs et d’autre part avec l’ouverture des anthères des étamines entre 18H30 et 19H30. De telles coïncidences semblent bien confirmer une relation étroite avec ces papillons.

En nombre de visites, deux espèces se détachent : le sphinx ello (Erinnyis ello) et le sphinx orangé (Hyles lineata) (connu aux U.S.A. sous le surnom de sphinx colibri), deux espèces généralistes répandues jusqu’en Amérique du nord. Des captures juste après les visites montrent que leur thorax porte des grains de pollen collectés à leur « insu » lors de l’approche en vol stationnaire au plus près de la fleur ouverte, les étamines étant bien en avant (voir la structure de la fleur dans la chronique sur la floraison) ; en effet, ces deux espèces présentent une trompe relativement courte (pour des sphinx !) respectivement de 3,5 et 3,7cm de long en moyenne pour un tube floral long de 3,9cm. Autrement dit, ces sphinx doivent un peu s’appuyer sur l’entrée pour accéder au nectar profondément caché ; ce faisant, non seulement ils récoltent du pollen sur leur corps velu, mais s’ils en portent déjà, issu d’une autre fleur, ils vont toucher le stigmate et assurer la pollinisation croisée. Par contre, les deux autres espèces de sphinx observées sur les fleurs de belle-de-nuit avaient des trompes bien plus longues (plus de 9cm) et de ce fait aspiraient le nectar sans toucher ni aux étamines, ni aux stigmates, sans assurer donc le moindre transfert de pollen.

Certes, ces fleurs attirent les sphinx comme le prédit le syndrome mais on voit que cette information ne dit pas s’ils seront effectivement efficaces en termes de pollinisation !

Pire, il y a des tricheurs …

Le fait d’être une « fleur à sphinx » n’interdit aucunement à d’autres espèces, notamment diurnes, de profiter elles aussi de cet abondant nectar accumulé avant la fin de la journée au fond du tube. Ainsi, les chercheurs notent les visites répétées en fin d’après-midi, avant même parfois l’ouverture des fleurs, de diverses abeilles dont de gros xylocopes locaux (voir la chronique consacrée à ces abeilles) et des abeilles solitaires. Or, celles-ci pratiquent le plus souvent, faute de pouvoir accéder directement au nectar, le « vol par effraction » en perçant le tube à sa base avec leur langue, ouvrant d’ailleurs la voie à d’autres espèces opportunistes comme des abeilles domestiques. Ainsi, ces insectes volent le nectar mais sans participer à la pollinisation puisqu’ils contournent l’entrée de la fleur et de toutes façons, à l’heure où ils interviennent, les anthères ne sont pas encore ouvertes !

Pour évaluer l’impact de ces « tricheurs » diurnes, les chercheurs ont couvert des fleurs à 17H30, juste après leur éclosion et mesurent le lendemain matin la quantité de nectar accumulée pendant la nuit : les fleurs qui ont subi au préalable un « vol » voient la quantité de nectar significativement réduite : la fleur ne refabrique pas de nectar pendant la nuit ; la quantité maximale de nectar est donc présente dès l’éclosion.

Quand les voleurs pilotent un peu l’évolution …

Les chercheurs invoquent une pression sélective de ces tricheurs abondants sur le succès de la reproduction qui expliquerait la courte durée relative de la période de floraison (seulement un mois), limitant ainsi l’impact des voleurs.

Moins de nectar disponible signifie moins de sphinx attirés ou des sphinx qui ne vont pas s’attarder et donc avec moins de chance de récolter du pollen ou d’en déposer, donc moins de chance de pollinisation croisée pour la fleur. On pourrait croire que cela ne change pas grand chose car la belle-de-nuit en absence de visiteurs pratique très facilement l’autofécondation (du pollen se dépose directement sur le stigmate très proche au sein d’une même fleur) : c’est ce qu’elle fait d’ailleurs couramment chez nous où les sphinx sont souvent rares ou à cause des nuits trop fraîches et moins favorables au vol de ces grands papillons. Sauf que les graines produites dans le cadre de l’autopollinisation présentent l’inconvénient d’être issues d’une sorte de consanguinité alors que celles issues de la pollinisation croisée présentent plus de diversité génétique, donc plus de chances d’avoir une descendance capable de faire face à des changements dans l’environnement.

On voit donc que le concept de syndrome de pollinisation, certes intéressant mais trop déterministe et finaliste, ne doit pas être pris au pied de la lettre et que les méandres imprévisibles des interactions entre espèces induisent des dérives imprévues dans le beau schéma de l’adaptation réciproque où tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Nectar production and temperature dependent pollination in Mirabilis jalapa L. C. Martinez del Rio ; A. Burquez. Biotropica. 18 (1) : 28-31. 1986
  2. THE EFFECTS OF POLLEN LOAD SIZE AND DONOR DIVERSITY ON POLLEN PERFORMANCE, SELECTIVE ABORTION, AND PROGENY VIGOR 
IN MIRABILIS JALAPA (NYCTAGINACEAE). RICHARD A. NIESENBAUM. American Journal of Botany 86(2): 261–268. 1999.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la belle-de-nuit
Page(s) : 477 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez les Daturas cultivés
Page(s) : 640-641 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez la Jaborosa à feuilles entières
Page(s) : 639 Guide des Fleurs du Jardin