Veronica persica

Son nom populaire attire tout de suite l’attention avec la mention « de Perse » tout comme l’épithète latin de son nom scientifique (persica). Eh oui, on a du mal à croire que cette plante hyper commune, présente  partout, soit en fait une plante introduite ; d’ailleurs nos voisins anglo-saxons la nomment carrément « véronique des champs commune » (common field speedwell). On connaît bien l’histoire de son arrivée en Europe et de son irrésistible expansion ; l’étude de son mode de vie permet aussi de mieux comprendre les raisons de son succès devenu presque planétaire. 

Véronique rampante

Faisons d’abord connaissance avec la belle pour ne pas la confondre parmi les 44 espèces que l’on trouve dans notre flore et qui ont toutes le même type de fleurs et toutes dans les mêmes tons de bleu ou de blanc ! La véronique de Perse forme des touffes étalées au sol avec des tiges de 15 à 40cm de long en tous sens, très ramifiées : elle a donc un port rampant couché. Les feuilles, assez grandes pour une véronique (jusqu’à 2cm de long), au contour arrondi en cœur, presque aussi larges que longues possèdent un rebord nettement denté avec neuf dents fortes, faisant penser presque à des lobes. D’abord opposées vers la base, elles deviennent alternes au long des tiges fleuries et sont portées sur un pétiole court. Leur teinte d’un beau vert tendre frappe quand il y a des tapis au printemps. Contrairement à sa cousine la véronique petit-chêne, ses tiges portent des poils courts tout autour et non pas sur deux rangs en alternance. 

Port étalé au sol (ici, dans une culture de colza d’hiver)

On la classe parmi les annuelles (thérophyte) bien qu’elle ait un port de presque vivace. Elle possède un chevelu racinaire très fin effectivement typique d’une annuelle, lui permettant d’explorer rapidement un volume de sol conséquent et capter un maximum de ressources. Mais sur les tiges couchées au sol on peut souvent observer à la base, au niveau des deux premiers nœuds au maximum, des racines adventives … typiques d’une vivace. Il paraît que des tiges cassées à la base peuvent ainsi se réenraciner et redonner une nouvelle plante ce qui est une forme de multiplication végétative mais peu avancée. De fait, elle peut parfois se comporter en bisannuelle. 

Œil-de-chat 

La période de floraison maximale va de février à octobre mais, en fait, elle peut fleurir même en plein hiver dès qu’il fait doux et ceci devient de plus en plus fréquent avec le changement climatique bien avancé. En fleur, on ne peut plus guère la confondre avec ses fleurs assez grandes (autour de 1cm de diamètre) à la corolle d’un superbe bleu ciel veiné de bleu foncé avec la gorge blanche : d’où l’image reprise dans le surnom anglais d’œil-de-chat (ou d’œil-d’oiseau). La corolle à quatre pétales est en fait un peu irrégulière avec le pétale inférieur plus étroit et plus clair, parfois blanchâtre. Cette dissymétrie rappelle que, au sein de sa famille des Plantaginacées, une famille entièrement recomposée avec les progrès de la systématique moléculaire, la tribu des véroniques a pour plus proche parent celle des … digitales ! (voir la chronique sur ces plantes). Cette coloration bleu ciel s’explique par la présence d’anthocyanes, des pigments solubles, dans les pétales ; des variations de pH dans les vacuoles des cellules expliquent les changements de couleur allant du bleu au blanc. Un calice formé de quatre sépales étroits soudés sous-tend la corolle. Au centre de la fleur, la gorge de la corolle est gardée par une rangée de poils transparents ; en dépassent les deux étamines aux filets larges blancs et courbés et aux anthères violettes qui complètent la touche « œil » de la fleur ; au milieu pointe le style allongé terminé par un petit stigmate. 

La véronique de Perse fait partie du groupe informel  des véroniques à inflorescences dites indifférenciées où les fleurs solitaires (une par une) se trouvent à l’aisselle de bractées en forme de feuilles et espacées par des entre-nœuds longs ; l’autre groupe a des inflorescences avec des bractées réduites, nettement différentes des feuilles et des entre-nœuds courts, comme par exemple la véronique petit-chêne aux fleurs entièrement bleu profond. Chaque fleur est portée sur un long pédoncule fin (jusqu’à 4cm de long), poilu, dépassant la feuille axillaire. Ce dernier critère (pédoncule plus de 1,2 fois plus long que la feuille) la distingue d’une autre espèce assez commune qui lui ressemble : la véronique brillante (V. polita) aux fleurs d’un bleu plus intense et plus petites. 

inflorescence « sans feuilles » de la véronique petit-chêne

Capsules 

Si les fleurs peuvent être visitées par des insectes, notamment en hiver quand l’offre est plus que maigre, elles pratiquent surtout l’autofécondation, une méthode qui assure la certitude d’avoir des graines. Par temps sec, il paraît que les fleurs ne s’ouvrent pas et s’autofécondent directement. Il y a souvent deux générations par saison, autre caractère qui rapproche la véronique de Perse des vivaces.

Les fleurs donnent donc des fruits secs, d’abord verts : des capsules doubles aplaties à deux lobes arrondis, aux bords en carène mince et velues sur les deux faces.  Dans l’échancrure profonde qui sépare les deux loges se dresse le style qui persiste et la dépasse. L’ensemble fait presque 1cm de large et moitié moins de haut. Sous le fruit, le calice persistant étale ses sépales tandis que le long pédoncule se courbe ce qui amène la capsule vers le sol. 

Chaque capsule renferme de 7 à 18 graines verruqueuses jaune pôle un peu en forme de haricots. La production moyenne par plante a été estimée à 4100 graines, soit bien plus que, par exemple, sa cousine adepte elle aussi des cultures, la véronique à feuilles de lierre avec « seulement » 1000 graines/plante ! De grands pieds pourraient produire jusqu’à 5000 à 7000 graines. Ainsi, dans la nature, une pluie de graines (c’est le terme scientifique) atterrit dans le sol immédiatement sous la plante pour la plupart, constituant une banque de graines considérable dans les couches supérieures du sol. 

Une autre véronique des cultures : la véronique à feuilles de lierre, espèce indigène.

Invasive oubliée ? 

Actuellement, la véronique de Perse se rencontre dans la plus grande partie de l’Europe, les régions méditerranéennes incluses et elle est devenue subcosmopolite. En France, elle est présente partout jusqu’à 1200m et plus occasionnellement jusqu’à 1600m d’altitude. Elle fréquente une large gamme de milieux tous liés directement aux activités humaines : friches, jachères, talus, pelouses, jardins, vignobles et vergers, terrains vagues, en pleine ville, prairies piétinées et enrichies en fumier, … Elle est devenue une « mauvaise herbe » classique, une adventice des champs cultivés notamment dans les cultures sarclées (comme les betteraves) ou les céréales d’hiver et d’été. Elle préfère les sols plutôt frais à humides et enrichis en azote (rudérale). 

On connaît très bien l’histoire précise de son installation en Europe : tout aurait commencé en 1805 au jardin botanique de Karlsruhe en Allemagne. On y cultivait donc cette véronique originaire du Proche-Orient comme curiosité botanique ornementale et elle s’est « échappée » dans la nature environnante. En fait ceci n’était qu’une première étape car en France, au début du 19ème on la mentionne dans plusieurs jardins botaniques d’où elle a du aussi s’échapper, multipliant ainsi les points d’introduction : les premières observations dans la nature datent de 1825 comme en Belgique et en Grande-Bretagne. Au cours de la seconde moitié du 19ème, sa propagation s’accélère et elle gagne rapidement de nombreux autres pays européens. On peut donc la qualifier de plante invasive mais, curieusement, on ne la cite pratiquement jamais comme telle vu son intégration dans notre environnement quotidien. Cet exemple souligne bien la relativité extrême avec laquelle on « apprécie » les plantes invasives et leur degré de nuisance potentielle (voir la suite pour cet aspect) : ses beaux yeux bleus et sa proximité avec l’homme lui ont sans doute attiré la sympathie et donc une certaine amnistie ! Pour ma part, je l’aime bien surtout en hiver quand elle nous gratifie de ses floraisons qui annoncent le printemps pourtant encore lointain. 

On pense qu’elle a été propagée surtout via ses graines que l’on retrouvait comme impuretés dans les semences de céréales ou de plantes fourragères, ou dans le fumier. A part peut être les fourmis qui pourraient récolter et déplacer ses graines, elle ne dispose par ailleurs d’aucun dispositif particulier de dispersion.

Son installation sur des murs verticaux indique que les graines doivent probablement être transportées par les fourmis

Raisons du  succès 

Pour expliquer ce qui prédisposait cette espèce à devenir une conquérante, on peut invoquer sa capacité à pratiquer un peu  la multiplication végétative (voir le premier paragraphe) ; mais sa prolificité en graines, notamment via l’autofécondation constitue sans doute l’élément clé. Cet aspect a été très étudié notamment du point de vue agronomique. Ainsi, on a calculé que dans les dix premiers centimètres de sol, sur un mètre carré, au cours d’une année, passait de 1720 en début de saison à … 37 580 en fin d’automne ! Donc, la réserve est conséquente mais encore faut-il que ces graines germent pour assurer la relève ! Les germinations, sur le terrain, ont lieu surtout de mars à  mai sur des sols humides avec un second pic en automne. Elles sont favorisées par la présence de lumière : le labourage qui retourne la terre expose donc une part de ces graines enfouies. Celles qui sont exhumées en automne ont le plus de chances de germer. 

Octobre 2019 : après la longue sécheresse, une période de pluies a fait germer en masse des tapis de véroniques de Perse !

La profondeur à laquelle se trouve la graine importe donc. 85 à 100% des graines enterrées dans un sol sableux ou limoneux à moins de 3cm germent alors que celles à 6cm ne germent qu’exceptionnellement. 5cm semble être la limite de profondeur maximale au delà de laquelle la germination n’est plus optimale. 

Reste la question de la persistance dans le sol à l’état dormant. Des graines âgées de 20 ans peuvent encore germer. Mais 67% des graines laissées dans un sol non travaillé pendant six ans ne germent plus et dans un sol cultivé seules 1% germent après six ans ! La perte annuelle de graines tourne autour de 45% : parmi les causes de ce déclin de la banque figurent les prédateurs tels que les carabes (voir la chronique sur ce thème). 

Tapis de plantules qui témoigne de l’abondante banque de graines du sol

Donc, en résumé, la stratégie de la véronique de Perse est avant tout basée sur la production de masse qui permet « d’inonder » le milieu.  

Effet lombrics ! 

Une équipe de chercheurs en France s’est intéressée à l’impact des vers de terre sur la croissance des véroniques de Perse (entre autres espèces) et la production ultérieure de graines. Ils ont testé deux espèces différentes de vers de terre : l’une (dite endogéique) se nourrit de la matière organique en creusant de nombreuses galeries à l’intérieur du sol alors que l’autre (dite anécique) se nourrit essentiellement de la litière en surface et tend à rester toujours dans la même galerie. Ils ont observé que le ver endogéique favorisait la croissance de la véronique et induisait ainsi une augmentation de la masse des graines produites ; c’est ce qu’on appelle des effets « maternels » (sur la « mère » productrice de graines). Par ailleurs, ils ont aussi démontré que le ver anécique par contre augmentait le taux de germination des graines de véronique dans le sol et aussi la croissance des plantules alors que le ver endogéique, au contraire, diminuait le taux de germination. Cette étude démontre donc, de manière inattendue pour le profane (moi le premier), les interférences complexes entre la faune du sol dont les vers de terre et les adventices des cultures. Encore un aspect complètement négligé par l’agrochimie ! 

Pour expliquer ces effets surprenants des vers de terre améliorant la croissance des plantes, on peut invoquer : la minéralisation accrue de la matière organique enfouie dans le sol et donc plus de sels minéraux disponibles ; des changements de structure du sol via les galeries creusées ; la production de substances régulatrices de la croissance des plante par les vers de terre ; une stimulation de microorganismes vivant en symbiose avec les plantes (dont les mycorhizes) ; … Vaste domaine et monde inconnu et ignoré de la majorité d’entre nous !  

Concurrentielle ?

Nous avons évoqué le qualificatif d’invasive à son égard. Mais pose t’elle réellement des problèmes vis-à-vis des espèces indigènes dans les milieux qu’elle peuple ? Une étude conduite au Japon a exploré cette question au niveau des impacts possibles sur la reproduction d’une espèce locale, la véronique brillante (voir ci-dessus), une espèce des cultures. Comme la véronique de Perse, cette espèce peut se reproduire par autopollinisation. Quand on la cultive mélangée avec des véroniques de Perse, l’arrivée sur les stigmates de pollen de l’autre espèce diminue le nombre de graines chez la véronique brillante mais pas chez celle de Perse. Plus l’espèce indigène est proche de l’étrangère et moins elle produit de fruits et de graines en dépit de sa pratique de l’autopollinisation. Tout ceci accrédite donc l’hypothèse que, malgré tout, la véronique de Perse interfère négativement sur les espèces indigènes au niveau du succès de leur reproduction ! 

Qu’en est-il maintenant par rapport aux cultures ? Son expansion connaît peut être une certaine inflexion au vu d’une étude britannique : dans les années 1960, elle était notée dans 84% des champs cultivés inventoriés alors qu’en 1997, cette occurrence était passée à 75%. Mais ceci traduit peut-être surtout des conséquences des pratiques culturales nouvelles car dans les autres milieux anthropisés non cultivés elle est toujours omniprésente. Des tests sur des cultures de colza semé en automne place la véronique de Perse parmi les espèces exerçant une compétition moyenne sur la culture (comme el pâturin annuel) mais moindre que le gaillet gratteron ou le mouron des oiseaux. En fait, elle est souvent présente sur les bordures des champs. Dans les céréales, la densité du couvert projette un ombrage qui bloque la véronique et l’empêche de se reproduire ; mais en automne, elle peut réussir à germer dans les chaumes, de fleurir et produire des graines avant l’hiver ! La rotation des cultures reste la meilleure arme contre ce problème. 

Bibliographie 

The biology and non-chemical control of Common Field-speedwell (Veronica persica Poiret.) W Bond, G Davies, R Turner. 2007 http://www.gardenorganic.org.uk/organicweeds

Effects of an endogeic and an anecic earthworm on the competition between four annual plants and their relative fecundity. Kam-Rigne Laossi et al. Soil Biology & Biochemistry 41 (2009) 1668–1673 

Earthworm-mediated maternal effects on seed germination and seedling growth in three annual plants. Kam-Rigne Laossi et al. Soil Biology & Biochemistry 42 (2010) 319e323 

Two-Way but Asymmetrical Reproductive Interference between an Invasive Veronica Species and a Native Congener. Koh-Ichi Takakura. American Journal of Plant Sciences, 2013, 4, 535-542 

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la véronique de Perse
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