Daucus carota subsp. carota var. carota

Non ce n’est pas une culture mais un champ peuplé de carottes sauvages

14/08/2022 Être très commune et très répandue, voilà le pire statut pour une plante sauvage : la condition idéale pour être méprisée, considérée comme une moins que rien, sans intérêt, une qui ne vaut même pas la peine d’être prise en photo ou regardée de près. Pire encore quand vous avez en plus la malchance d’être cataloguée comme mauvaise herbe car vous osez prospérer dans les belles pelouses manucurées que vous gâchez (soi-disant) par votre insolente présence. Tel est le sort de la carotte sauvage qui cumule en plus l’inconvénient de vivre dans l’ombre de celle qu’elle a contribué à faire naître, la carotte cultivée. Alors, en cet été caniculaire (un pléonasme à vrai dire désormais) où les carottes sauvages sont parmi les rares à résister à l’épouvantable sécheresse qui écrase la nature dans son étau, j’ai décidé de déclarer ma flamme pour cette sans grade et de lui consacrer rien moins que quatre chroniques compte tenu de la richesse incroyable de son mode de vie. Cette première chronique va s’intéresser à son cycle de vie et ses milieux de vie. 

Rosette 

La germination des graines, première étape du cycle de vie, a lieu soit en fin d’été, juste après leur dispersion, soit au printemps suivant, après une période de fortes pluies. La majorité des graines sont néanmoins dormantes et doivent subir les rigueurs hivernales pour « se réveiller » au printemps. Elles peuvent persister un à deux ans dans le sol, formant une banque de graines en réserve, mais guère plus. 

La plantule issue de la germination élabore la première année une rosette de feuilles étalées au sol et, surtout, développe une longue racine pivotante, blanchâtre, très peu épaisse. Pas grand-chose à voir avec la racine charnue des carottes cultivées même si elle est comestible à l’état jeune : très vite, la partie centrale se lignifie formant ce qu’à la campagne on surnomme le bâton mais la racine reste globalement souple. Elle partage bien l’odeur aromatique de carotte et renferme des sucres de réserves qui serviront à nourrir la croissance de l’année suivante.

Ceci nous rappelle que les premières carottes cultivées étaient blanches : elles étaient alors réservées comme fourrage pour le bétail ; les formes jaunes et rouges, bien plus savoureuses et charnues, ne sont apparues qu’au 17ème siècle à partir de sélection de mutations. 

La première série de feuilles de la rosette sont vert foncé et découpées comme celles d’un persil ; très rapidement, la plantule en ajoute de nouvelles plus fortement découpées un peu comme des fougères. De longs poils raides hérissent leur surface. A ce stade, beaucoup de gens méconnaissent alors la carotte car elle reste assez différente d’aspect malgré tout de la carotte cultivée. Là encore, la forte odeur répandue au froissement aide à l’identifier. La base des pétioles se teinte souvent de violacé et s’élargit un peu en une gaine ciliée au centre de la rosette, un critère assez fiable pour désigner la carotte sauvage

Floraison 

L’année suivante, après avoir subi le froid hivernal (vernalisation) la rosette se réveille au printemps et commence à élaborer une ou plusieurs tiges qui montent assez rapidement. Dures et remplies d’une moelle blanche, un peu cannelées, ces tiges se ramifient au fur et à mesure de leur ascension. Au toucher, elles sont un peu rugueuses à cause des soies raides et denses qui les couvrent : le botaniste parle de tige hispide (du latin hispidus : hérissé, velu, grossier). Des feuilles alternes se mettent en place de manière espacée : celles du bas sont encore pétiolées ; puis, en montant, elles perdent leur pétiole (sessiles) et embrassent la tige par leur gaine, un caractère typique des ombellifères (voir l’exemple spectaculaire de l’angélique). Velues, d’un vert foncé, elles deviennent aussi de moins en moins découpées vers le haut et leur taille diminue. 

Ces tiges ont toutes vocation à fleurir inéluctablement. Quand une tige a atteint sa taille de maturité en début d’été, elle élabore une inflorescence dressée, une ombelle terminale, dite primaire, l’inflorescence typique des ombellifères (voir la chronique). Cette floraison signe la fin de croissance de cette tige ; mais, sur ses rameaux latéraux qu’elle a commencé à élaborer tout en montant, apparaissent là aussi en position terminale des ombelles dites secondaires. Et le processus se poursuit en contrebas de ces dernières avec des ombelles tertiaires et même d’ordre 4. Ainsi se construit une architecture fleurie très élégante car ces rameaux sont assez écartés les uns des autres ce qui laisse de l’espace pour que les ombelles secondaires et suivantes accèdent « au ciel ». 

Pour autant, tout ce beau monde ne fleurit pas ne même temps. L’ombelle primaire fleurit en premier ; les secondaires ne le feront que deux semaines après la fin de la primaire et ainsi de suite ; tout ceci est programmé génétiquement. La conséquence pratique est une floraison très étalée sur plus d’un mois qui permet aux peuplements denses de carottes sauvages de conserver un aspect très fleuri longtemps en plein été, à un moment de l’année où les floraisons générales se font rares. Les espaces fleuris de carottes (voir ci-dessous les milieux de vie) se repèrent alors de très loin dans les paysages. 

Tige ramifiée et succession d’ombelles à des stades de maturité décalés

Nous ne détaillons pas du tout ici la structure des ombelles ni celles des fleurs qui feront l’objet de deux chroniques : l’une sur les fleurs et la pollinisation et l’autre sur une bizarrerie singulière des carottes, la fleur pourpre centrale (chroniques à venir …bientôt). 

Bisannuelle très plastique 

Dès l’enclenchement de la floraison, à partir de la base, les feuilles commencent à sécher ; la rosette disparaît en premier puis les feuilles du bas ; les tiges aussi commencent à se dessécher et à jaunir. Parfois, toute la plante prend une belle teinte rose violacé (sans doute des anthocyanes révélés par le déclin de la chlorophylle ?), un caractère que l’on retrouve chez diverses ombellifères comme l’anthrisque (voir la chronique). Finalement, toute la plante meurt en début d’automne, y compris la racine pourtant d’apparence solide : elle porte ses ombelles chargées de fruits secs si la reproduction s’est bien passée. Nous ne détaillerons pas ici non plus ces fruits et graines issus des fleurs et leur devenir (dispersion), objets d’une autre chronique (à venir… bientôt). 

Il s’agit d’une sorte de mort programmée ; on parle de plante monocarpique (qui ne fleurit qu’une fois) ou sémelpare. Mais, compte tenu de la robustesse de leurs tiges pleines, ces plantes mortes peuvent rester sur pied ainsi une bonne partie de l’hiver ; d’ailleurs, nous verrons dans la chronique sur les fruits et graines qu’il continue de se passer des choses intéressantes sur ces plantes sèches. 

Peuplement début septembre ; presque tous les pieds sont en fruits

Le cycle tel que nous venons de l’exposer s’étale donc sur deux années consécutives : on parle de plante bisannuelle, même si sa durée totale (germination à mort après fructification) ne couvre guère plus d’un an. 

Carottes qui ont subi une fauche fin juin et réussissent néanmoins à bien fleurir en août en restant basses

Mais en pratique, la carotte sauvage affiche une extraordinaire variabilité notamment selon les milieux de vie où elle s’installe et l’évolution de leur végétation : elle peut être carrément annuelle en bouclant son cycle sur une seule année : germination en hiver et fructification en été qui suit. Inversement, la floraison peut ne pas avoir lieu la seconde année si bien qu’elle reste en vie et ne fleurit que la troisième année, voire la quatrième : là, elle se comporte en presque vivace.

Elle tolère les hautes herbes qu’elle arrive sans peine à surplomber

Cette plasticité se retrouve de manière encore plus prononcée dans le port, la taille et la ramification. En moyenne, la plupart des plantes ont une hauteur comprise entre 50 et 90cm avec des individus pouvant atteindre 1,50m de haut en situation très favorable (dont les cultures). Mais, si la friche ou le pré colonisé ont subi une fauche en cours de printemps, alors la tige décapitée en pleine croissance repart en se ramifiant en-dessous du point de coupe ; ceci donne des individus très bas, très ramifiés et touffus qui fleuriront quand même … coûte que coûte. Sur les chemins piétinés et fauchés, on peut aller jusqu’à des carottes « bonsaï » prostrées et fleuries malgré tout. 

Plante chameau

La carotte sauvage aime la chaleur (thermophile) et a besoin d’être en plein soleil (héliophile) ce qui l’exclut des milieux très fermés même si sa haute stature lui permet de persister dans des milieux herbacés en cours d’enfrichement. Et en plus, grâce notamment à sa longue racine puissante, elle résiste bien à la sécheresse sur les sols sableux ou caillouteux qu’elle affectionne ; elle accède à l’humidité résiduelle du sol à une profondeur à laquelle peu de plantes herbacées ont accès. Ses tiges pleines robustes l’aident aussi à affronter les chaleurs estivales et de toutes façons son cycle bisannuel fait qu’elle « brûle toutes ses cartouches » en plein été pour fleurir et fructifier avant de mourir sur pied. On pense qu’originellement il s’agissait d’une plante méditerranéenne qui s’est propagée secondairement sans doute en suivant les pas de l’Homme en peuplant les milieux perturbés qu’il génère autour de lui. 

Friche sur sable granitique très filtrant avec l’andryale (jaune soufre)

Sa plasticité remarquable (voir ci-dessus) l’aide aussi beaucoup à supporter sécheresses et épisodes chauds : elle joue sur le déclenchement ou pas de son épisode terminal de floraison. L’année qui précède s’avère aussi déterminante : si la saison végétative antérieure lui a permis de se constituer une grande rosette (et aussi une forte racine), alors elle fleurira l’année suivante, grâce aux réserves accumulées dans la racine ; si par contre, la saison précédente a été sèche et que la rosette reste malingre, alors elle ne fleurira pas l’année suivante et va conforter sa rosette et sa racine pour remettre çà un an plus tard voire deux. 

Dans les friches ou champs abandonnés qu’elle colonise, elle s’adapte aussi à l’évolution du couvert végétal.  Plus le peuplement vieillit et se ferme (en l’absence de perturbations ou interventions humines), plus elle aura tendance à repousser d’un ou deux ans son épisode final de floraison. 

Éclectique 

Son habitat type : une friche herbacée (jachère) avec la picride fausse-épervière

La carotte sauvage est répandue dans toute la France jusqu’à 1700m d’altitude dans les Alpes. Elle est présente dans la majeure partie de l’Europe, en Asie du sud-ouest jusqu’en Inde, en Afrique du nord ; elle a été introduite et est souvent devenue invasive dans de nombreux pays : Afrique du sud, Australie, Jamaïque, Amérique du nord, …

Ses habitats favoris correspondent majoritairement à des milieux perturbés par les activités humaines et notamment enrichis en matières nutritives (amendements, engrais, déchets, pollution atmosphérique). Son habitat principal se situe dans les friches herbacées sur des sols calcaires ou sableux après abandon des cultures ou en bordure de celles-ci ; là elle côtoie de grandes plantes comme les armoises vulgaires, les chardons aux ânes, des bardanes, …

Avec des séneçons jacobées et des vipérines dans une friche sèche

Les abords des voies ferrées, les tas de terre abandonnés, les chantiers l’hébergent aussi souvent. En milieu urbain, elle sait coloniser les pelouses piétinées et elle s’y accommode de la tonte en adoptant un port prostré (voir ci-dessus) ; on la retrouve aussi çà et là au long des rues, entre les pavés, contre les murs, …  

Elle abonde sur les accotements et le long des chemins et voies de communication au point qu’une association végétale typique de ces lieux contient son nom (Dauco-Melilotion). Elle prolifère souvent dans les prés secs pâturés et les prés de fauche maigres formant alors des peuplements fleuris remarquables ; le pâturage la favorise car le bétail n’y touche guère sans doute à cause de son odeur forte et de son caractère fibreux peu appétent.

Elle peut ainsi exploser dans des prairies artificielles mal gérées. Elle pénètre aussi dans les cultures en restant souvent sur les bordures ; elle pénètre dans les cultures pérennes comme les vignes, les luzernières, les vergers, … En moindre quantité mais de manière assez constante, on la retrouve jusque dans les allées forestières et dans les bois clairs à la faveur des clairières ou au bord des rivières sur les terrasses sableuses ou les grèves.

Sur la route

Globalement, ses modes de dispersion (voir la chronique sur les graines) favorisent sa dispersion par les animaux et les humains ce qui la rend capable, potentiellement, de s’installer presque n’importe où mais sans pouvoir forcément y persister. 

Sur l’autoroute des vacances …

Bibliographie 

Mauvaises herbes des cultures. Ed ACTA 2002