Lathraea clandestina

Si vous avez la chance d’habiter dans l’aire de répartition de cette plante peu commune et que vous avez un minimum d’attention pour les fleurs sauvages, vous remarquerez forcément cette plante au look improbable, unique : un bouquet de fleurs violet pourpre, dressées, au ras du sol, et parfois en colonies bien fournies. C’est la lathrée clandestine ou clandestine tout court, une plante de la famille des Orobanchacées (voir la chronique sur cette famille de plantes très particulières). Ceux qui cherchent à l’identifier en consultant des guides nature échouent souvent en dépit de son allure unique. En effet, si elle est commune localement, elle n’en est pas moins localisée à un grand tiers ouest et sud-ouest de la France si bien qu’elle est souvent écartée des guides généralistes destinés au grand public. Les mœurs de cette plante très originale ont pourtant de quoi étonner même les plus blasés.

Belle touffe de clandestine photographiée au bord de la Morge

Emergence

Identifier la clandestine est un jeu d’enfant car elle ne ressemble à rien d’autre parmi les plantes à fleurs. Mais avant cela, il faut savoir la chercher au bon endroit : presque toujours, elle se développe au ras de l’eau ou tout près sur des plages d’alluvions fines (sable et vase mêlées) déposées par les crues en marge de la rivière ou un peu plus en retrait au pied des grands arbres, toujours en des sites semi ombragés à ombragés très frais et humides.

Dès avril, la floraison la rend rapidement très visible et immanquable : des bouquets très serrés de grosses fleurs violet pourpre (4 à 5cm de long !), dressées. La corolle en tube se termine au sommet par un casque à angle droit sous lequel pointe l’extrémité du pistil ; en dessous, on trouve une lèvre inférieure à trois lobes étalés. La corolle s’emboîte dans un calice court à la base, porté sur un pédoncule blanc (une « queue ») de 2 à 3 cm qui n’est pas directement visible si on n’écarte pas les fleurs. A l’intérieur (mais il faut déchirer la corolle pour les voir) il y a les étamines qui produisent le pollen.

Ces belles fleurs très voyantes attirent les butineurs précoces dont les bourdons : elles produisent un abondant nectar secrété à la base de la corolle dans une sorte de chambre délimitée par un rétrécissement de la corolle et un anneau de poils. Il faut donc toute la fougue et la force des bourdons pour s’engouffrer tout au fond et forcer le passage pour atteindre le nectar providentiel riche en sucres (35% de sa composition). Ce nectar dégage une odeur désagréable : l’analyse chimique (1) confirme la présence … d’ammoniaque qui apparaît dans le nectar après sa sécrétion par dégradation d’acides aminés. Ce serait un dispositif propre à repousser les indésirables comme les fourmis, promptes à piller le nectar mais sans participer au transport du pollen vu leur petite taille ! Les bourdons semblent non incommodés ! De plus, le calice qui entoure la base de la corolle se remplit souvent d’eau ce qui maintient la chambre interne fraîche et réduit l’évaporation de l’ammoniaque très volatile.

Herbe cachée

Les fleurs fécondées laissent place à des capsules sèches. Rapidement, dès la fin mai, toute la plante disparaît en surface ; elle réapparaîtra pourtant l’année prochaine au même endroit car elle conserve sous terre un appareil souterrain très développé pouvant atteindre plusieurs kilos ! Vous avez peut-être noté dans le portrait ci-dessus l’absence de mention de feuilles et de tiges. La clandestine est complètement dépourvue des organes classiques des autres plantes à fleurs, ceux qui renferment le pigment vert, la chlorophylle, à l’aide duquel elles se nourrissent avec la complicité de la lumière du soleil. Tout ceci avait conduit les Anciens à lui accoler le surnom de herbe cachée ou Clandestina, allusion à la fois à cette vie cachée et à sa discrétion dans le temps. Le nom plus scientifique de lathrée vient lui du grec latraios qui signifie … caché.

Elle commence à apparaître en mars et avant qu’elle ne fleurisse et on ne voit alors que des manchons étoilés d’écailles charnues blanc jaunâtre emboitées, émergeant à peine du sol nu, et qui correspondent à la souche souterraine vivace. Cet aspect alors très particulier lui a valu aussi le surnom de « plante à dents » (toothwort en anglais) à cause d’une certaine ressemblance avec des molaires ! Faute de tiges aériennes, elle a néanmoins une tige souterraine charnue développée (un rhizome) ramifiée et volumineuse car les touffes peuvent vivre plusieurs dizaines d’années. Des feuilles réduites à l’état d’écailles charnues couvrent ces tiges cachées et émergent donc à la base. A l’avant des extrémités du rhizome, des racines jaunes s’enfoncent doucement dans le sol. Mais au fait, si elle n’a pas de chlorophylle, comment fait-elle pour se nourrir ?

Pirate !

La clandestine, comme toutes les autres plantes de sa famille, se comporte en parasite d’autres plantes dont elle détourne une partie de la sève. On la qualifie même d’holoparasite, c’est-à-dire de « parasite total » dans la mesure où elle n’a même plus de chlorophylle pour se nourrir partiellement par elle-même. Aux extrémités des racines, se trouvent des organes spécialisés, des suçoirs (voir aussi le cas des cuscutes, autres plantes holoparasites), qui s’enfoncent dans les tissus des plantes-hôtes et entrent en contact avec les vaisseaux où circule la sève qu’elle va prélever en partie. La clandestine transfère diverses substances organiques depuis l’hôte pour sa propre nutrition. Néanmoins, elle semble toujours capable de fixer du gaz carbonique de l’air (bien qu’elle n’ait pas de chlorophylle !) et de fabriquer ainsi par elle-même quelques substances organiques différentes de celles fournies par l’hôte. Quelques auteurs à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, interpellés par la présence de grandes cavités tapissées de poils dans les feuilles en écailles, en avaient fait des « organes respiratoires » ou, pour d’autres, des chambres destinées à capturer des proies minuscules de la faune du sol. Effectivement, on peut trouver des petites bêtes emprisonnées dans ces cavités mais aucune étude n’a pu prouver que la plante digérait d’une manière ou d’une autre ces « proies ». A priori, la clandestine ne serait pas donc en plus une plante carnivore !

Colonie de clandestine installée sur les racines d’un peuplier noir dont on voit le tronc

Sur le terrain, la clandestine parasite donc les racines d’arbres ou arbustes avec les peupliers et les saules en tête. Mais en fait, elle peut s’attaquer à toutes sortes d’essences y compris des conifères : érables, aulnes, charmes, buis, noisetiers, noyers, ifs, rhododendrons, vignes, chèvrefeuilles, lierre, … Bref, elle a tout d’une généraliste !

A la dérive

Forêt alluviale : la clandestine n’a qu’à suivre le fil de l’eau pour se propager !

La répartition de la clandestine suit très souvent les berges des cours d’eau comme ici la Morge. Cela correspond bien sûr à ses exigences écologiques mais résulte aussi de la dispersion. Lors des crues, il est probable que des fragments du rhizome (partie souterraine) soient ponctuellement déterrés, transportés et redéposés plus en aval au milieu des alluvions de la rivière : ainsi, la clandestine voyagerait au fil de l’eau comme cela a été observé en Grande-Bretagne où elle s’est échappée des jardins comme plante cultivée, emportée par les ruisseaux et propagée en aval. Mais elle dispose évidemment comme toute plante à fleurs d’un autre outil de dispersion : ses graines.

Dans les capsules globuleuses, on trouve 4 à 4 graines lisses, blanchâtres, assez grosses (4 à 5mm de long) : ceci contraste avec la majorité des espèces proches de la même famille comme les orobanches qui, au contraire, produisent de nombreuses graines petites. A maturité, la capsule explose et projette les graines autour d’elles : ce petit coup de pouce initial permet aux graines d’atterrir un peu plus loin et éventuellement de germer ; ainsi se forment les colonies souvent nombreuses dans les endroits favorables.

La germination est stimulée chimiquement par la proximité des racines d’arbres hôtes : celles-ci libèrent en permanence des sécrétions dans le sol (exsudats) qui stimulent la germination des graines de la clandestine. Ainsi, les graines ne germent que si le terrain est favorable.

Limitée et expansive à la fois

A l’échelle mondiale, la répartition naturelle de la clandestine reste très restreinte au sud-ouest de l’Europe : Belgique, France, Espagne et Italie. C’est tout ! et encore, dans chacun de ces pays est-elle limitée à une partie occidentale : ainsi en France, la clandestine ne se rencontre que dans la moitié ouest jusque dans les Pyrénées. En Auvergne, elle est commune dans la vallée de la Sioule et de ses affluents dont la Morge ; elle rejoint le val d’allier. Globalement, elle est plutôt en régression du fait des aménagements des berges des cours d’eau (recalibrage, mise en culture). Pourtant, elle peut aussi faire preuve de dynamisme dans d’autres contextes. Ainsi en Grande-Bretagne, elle a été introduite comme plante ornementale à la fin du 19ème siècle dans des parcs et jardins ; elle s’est échappée et a colonisé nombre de bassins fluviaux par dispersion vers l’aval. Désormais, on la trouve dans plus de la moitié du pays : il faut dire que le climat océanique lui est très favorable. De même, elle a été introduite et s’est propagée aux Pays-Bas et … en Nouvelle-Zélande !

Il peut paraître étrange que l’on arrive à cultiver une plante parasite ! soit on peut semer des graines au pied d’arbres dans des sites favorables mais aussi par « bouturage » : en prélevant un morceau de rhizome que l’on place au plus près de racines a priori favorables ; en grattant les racines, on favoriserait la formation des suçoirs et la « greffe » du parasite sur l’arbre ! Si vous avez des clandestines près de chez vous, laissez les tranquilles là où elles sont : essayer de prélever un fragment peut détruire une touffe entière peut-être vieille de dizaines d’années !

La clandestine fleurit tôt au printemps avec tout un cortège de plantes printanières : sur la photo, on peut voir l’alliaire, l’anémone sylvie, le lamier jaune, le gouet maculé, la ficaire, …

BIBLIOGRAPHIE

  1. The biology of alkaline nectar in the purple toothwort (Lathraea clandestina): ground level defences. O. E. PRYS-JONES ; P. G. WILLMER. Biological Journal of the Linnean Society. Volume 45, Issue 4, pages 373–388, April 1992
  2. The distribution and naturalisation of Lathraea clandestina (Orobanchaceae) in the Bristish Isles. M.D. Atkinson. Watsonia 21 : 119-128 (1996)

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la lathrée clandestine
Page(s) : 24-25 Guide des Fleurs des Fôrets
Retrouvez la lathrée clandestine
Page(s) : 490-91 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages