Platalea

Spatule blanche en halte migratoire en Mongolie (Roland Guillot)

Les spatules sont de grands échassiers dotés d’un bec unique en son genre et très bien traduit par leur nom populaire (spoonbillen anglais) tout comme leur nom latin de genre Platalea ! On connait ces oiseaux depuis très longtemps en Europe avec la spatule blanche, bien représentée dans plusieurs pays dont la France (nicheuse au lac de Grand Lieu). Leur grande taille et leur comportement les rend assez faciles à observer en train de se nourrir dans l’eau peu profonde en balayant l’eau de leur bec tout en marchant. Et pourtant, jusqu’à l’aube des années 2000, on ne savait toujours pas clairement comment elles se servaient de leur bec sous l’eau pour capturer leurs proies notamment parce que cela se passe dans des eaux troubles ! En 1994, une étude publiée annonçait avoir résolu le problème : les chercheurs prétendaient, preuves expérimentales à l’appui, avoir découvert le premier usage connu chez les oiseaux d’un bec comme … hydrofoil. Las : ces résultats vont être complètement invalidés à cause d’erreurs diverses et il faudra attendre 2005 pour qu’enfin on sache vraiment comment les spatules utilisent leur bec !

Bec en cuillère

Les six espèces de spatules sont réparties sur tous les continents (deux en Australie, une en Amérique, une en Afrique, un en Eurasie et une en Asie extrême-orientale) et partagent un plumage largement dominé par le blanc ou le rose avec souvent une huppe ébouriffée sur la tête. Perchées sur de hautes pattes fortes (avec une palmure limitée à la base des doigts), elles font penser à des cigognes. Mais évidemment, le caractère déterminant reste le fameux bec si particulier : fortement aplati dans de le sens dorso-ventral il a une base très large et conserve cette largeur jusque vers son extrémité où il s’élargit en une spatule arrondie. Il diffère très peu d’une espèce à l’autre et toutes l’utilisent pour se nourrir de la même manière.

Elles recherchent leur nourriture dans des eaux presque toujours troubles et souvent salées ou saumâtres : baies et estuaires, marais salants, mangroves, lagunes, rizières inondées, … Elles se nourrissent souvent en petits groupes de deux à dix individus, rarement seules mais sans pour autant interférer entre elles (pas de coopération par exemple). Elles « pêchent » toujours dans des eaux peu profondes (6 à 20cm de profondeur en moyenne) avec un fond plat ou en faible pente, tapissées de vase fine et sans obstacle pour la progression du bec et des pattes (par exemple des herbiers denses ou des débris). Leur alimentation assez variée se compose néanmoins avant tout de poissons de taille petite à moyenne (jusqu’à 20cm de long) et de crustacés vivants (crevettes).

Pêche « essuie-glace » !

Spatule en position de pêche mais dans une eau très peu profonde un peu inhabituelle (Mongolie) (Roland Guillot)

Les six espèces partagent une même technique facile à observer : elles avancent à pas assez rapides dans l’eau, le corps un peu penché en avant, le cou partiellement étendu ; le bec inséré dans l’eau plus ou moins profondément (entre les narines tout en haut toujours hors de l’eau et la base de la cuillère), un peu entrouvert, décrit des cercles d’un côté à l’autre grâce aux mouvements du cou et du corps, tel un essuie-glace. Tout en balayant ainsi dans l’eau avec son bec, la spatule avance d’un pas à chaque cercle décrit dans un sens ou dans l’autre. L’oiseau adapte la position de sa tête à la hauteur d’eau prospectée : elle la tient au niveau de la poitrine pour un niveau d’eau élevé et plus bas que le ventre quand il y a peu d’eau. En tout cas, la pointe du bec se tient toujours relativement loin du fond.

Voir la petite vidéo disponible en fin de chronique

Mais en pratique, on peut aussi observer plus rarement toute une foule de variantes par rapport à ce comportement de pêche de base, le plus utilisé : simples balancements de la tête sans utiliser le cou ; « essuie-glace » lent ; plonger la tête sous l’eau ; courir en zigzaguant avec le bec dans l’eau ; courir avec le bec maintenu de côté ; courir avec une ou deux ailes soulevées ; …

Capture en aveugle

La pointe du bec entre dans l’eau (Roland Guillot)

En fait, plusieurs de ces variantes de comportement de pêche correspondent à la phase de « chasse active » une fois qu’une proie a été détectée sous l’eau : l’oiseau lui-même ne voit rien car d’une part l’eau est trouble et de plus, souvent, la chasse se fait au crépuscule ou même de nuit !  Et l’observateur humain de son côté se trouve tout aussi « aveugle » et ne peut qu’interpréter à partir de la part émergée de l’action ! La spatule « balaye » l’eau de son bec entrouvert au hasard ; brusquement, elle s’arrête ou sa progression devient irrégulière quand son bec a croisé la route d’une proie en déplacement dans la colonne d’eau. Elle ferme brusquement le bec pour la saisir ; si celle ci s’échappe ou n’a pu être saisie, la spatule accélère le pas et effectue de brefs et rapides mouvements en zigzag du bec toujours sous l’eau comme si celui-ci pourchassait la proie sous l’eau tel un chien sur une piste ; elle peut aussi enfoncer alors la tête sous l’eau ou donner des coups de bec vers le fond. D’autres fois, elle se met à courir avec les ailes relevées ou pas pour l’équilibre, le bec toujours plongé dans l’eau de côté ou zigzaguant devant. Si elle échoue, elle sort le bec de l’eau et se remet en position de balayage et reprend son cours normal.

L’observateur sait que l’oiseau a réussi quand il s’arrête vraiment, sa proie coincée entre les deux « cuillères » au bout du bec ; la spatule sort alors le bec de l’eau pour avaler, le relevant s’il s’agit d’une grosse proie et la fait progresser vers le gosier tout en la maintenant bien serrée. Donc, tous ces comportements en apparence désordonnés et chaotiques (effet amplifié quand il y a plusieurs oiseaux) traduisent une traque intense qui se passe sous l’eau avec la seule cuillère du bec ; il s’agit donc d’un mode de chasse très opportuniste compensé par les déplacements en marchant et le choix des sites de nourrissage avec suffisamment de proies potentielles.

Septième sens

Bec entrouvert en action de profil (Roland Guillot)

Tout dans le comportement des spatules indique que la pointe de leur bec est capable de détecter des proies à distance par sensibilité tactile via les vibrations engendrées par les mouvements de la proie ou le toucher direct. Les anglo-saxons parlent de « remote touch » ce que l’on peut traduire par tact à distance.

On connaît bien ce sens chez les oiseaux de la famille des Scolopacidés (bécassines, bécasses, bécasseaux, barges, …), des limicoles qui se nourrissent en sondant la vase pour y détecter des proies enterrées (vers, mollusques), là aussi hors de leur vue. La pointe du bec se trouve équipée d’une multitude de corpuscules de Herbst, des récepteurs sensoriels tactiles sensibles aux vibrations engendrées par un mouvement de fuite ou aux changements de pression liés à la présence d’une coquille dure quand l’oiseau enfonce son bec. L’oiseau n’a plus ensuite qu’à rapprocher la pointe du bec de la proie et s’en saisit grâce à la mobilité relative de la mandibule supérieure qui se déforme. Ces corpuscules nombreux et très denses se logent dans des petites cavités du squelette de la pointe des mandibules, toute piquetée.

On retrouve effectivement ces nombreuses petites cavités très denses dans le squelette du bec des spatules mais ils sont localisés sur les côtés latéraux et internes du bec et peu vers la cuillère ; ceci coïncide avec le mode d’emploi du bec en « fauchage » latéral qui place les bords des mandibules en première ligne pour entrer en contact ou « sentir » une proie en mouvement.

Prise de bec

Capturer la proie est une chose mais la maintenir le temps de la positionner correctement et de l’avaler en est une autre surtout quand il s’agit de poissons au corps glissant. En effet, les spatules comme nombre de piscivores, ont une langue peu développée qui serait en fait une adaptation pour avaler d’un coup et rapidement  une proie plutôt volumineuse et remuante. Le bec se trouve équipé de deux dispositifs qui aident visiblement à maintenir la prise sur la proie capturée. Les surfaces internes des deux cuillères (supérieure et inférieure) possèdent un revêtement très dense de crêtes cuticulaires basses parallèles permettant d’agripper la proie. Plus haut sur les mandibules toujours côté interne, il y a deux rangées de tubercules en forme de dents qui semblent aider à faire monter la proie vers le gosier tout en la maintenant. Chez d’autres oiseaux piscivores tels que les hérons, ce sont les bords coupants des mandibules qui assurent cette fonction. On a un temps suggéré que ces tubercules pouvaient permettre de mâcher un peu des proies plus grosses mais cela semble peu crédible car ces dents sont réduites et celles du haut et du bas ne se trouvent pas en vis-à-vis.

Platitude

Pour en finir avec ce bec décidément riche en informations, venons en à sa fameuse forme en cuillère au bout et remarquablement aplati dessus et dessous. Autrefois, on disait qu’il servait à filtrer l’eau par analogie avec certains canards au bec aplati tels le canard souchet (dont le nom de genre est … Spatula !) mais l’absence de lamelles filtreuses, comme chez ces derniers, écarte d’emblée ce mode de fonctionnement. S’il est très plat extérieurement, ce n’est pas pour autant le cas à l’intérieur où le dessous de la mandibule supérieure présente en fait une forte concavité sur une bonne partie de la longueur. Comme la spatule balaye l’eau avec son bec entrouvert, cette forme plate extérieurement et « arrondie » intérieurement minimise la résistance au mouvement latéral et les turbulences associées ; le bec est tenu relativement en avant des pattes de l’oiseau de manière à éviter au maximum de déranger les proies potentielles qui, sinon, vont fuir très vite. De même, les pattes de forme aplatie latéralement et aux doigts partiellement palmés atténuent les turbulences et évitent de soulever de la boue du fond lors des déplacements.

Contrairement à une autre hypothèse erronée avancée dans les années 90 (5), ce bec ne sert pas du tout à fouiller ou sonder dans la vase du fond : les spatules se nourrissent de proies nageant dans la colonne d’eau mais pas d’animaux posés sur le fond.

Spatule blanche en captivité (J. Lombardy) : une des raisons qui avaient conduit des chercheurs à des conclusions erronées en 1994 était le fait d’avoir utilisé un oiseau captif comme modèle et qui, en fait, avait développé une technique nouvelle adaptée à la nourriture qu’on lui distribuait (des poissons ou poussins morts jetés dans l’eau) !

D’ailleurs, la forme en cuillère serait un sacré obstacle à un tel usage car elle offrirait une forte résistance et, de plus, la mandibule supérieure n’a aucune souplesse contrairement à celle du bec des Scolopacidés (voir ci-dessus) qui sondent les sédiments. Autre incompatibilité : les spatules n’ont pas de puissant gésier capable de broyer des coquilles de mollusques vivant sur le fond. On a parfois retrouvé des débris de coquilles dans des estomacs de spatules mais ils avaient du être avalés incidemment sous forme de débris.

Niche

Aigrettes et hérons, qui exploitent les mêmes types de nourriture, pêchent dans des eaux peu profondes et très claires, à vue.

En fait, on se rend compte que les spatules, du fait de leur écologie alimentaire si spécifique, exploitent des milieux réunissant des conditions particulières : eaux peu profondes, non loin du littoral en général (mais elles exploitent aussi les eaux douces intérieures), riches en poissons et crevettes, avec un fond plat vaseux sans obstacles pour marcher dans l’eau. Mais le détail le plus important reste leur capacité à pêcher dans des eaux turbides du fait de leur capacité de tact à distance : elles sont pratiquement les seules à pouvoir pêcher dans de telles zones là où les hérons et aigrettes qui chassent à vue ne peuvent se nourrir.

Les ibis, proches parents des spatules et eux aussi dotés d’un bec dont la pointe dispose du tact à distance, ont des pattes bien plus courtes et ne se nourrissent pas dans des eaux de cette catégorie, souvent même en milieu terrestre. Les piscivores plongeurs tels que cormorans ou anhingas ou « à épuisette » tels que les pélicans (voir la chronique) pêchent dans des eaux bien plus profondes et peu turbides.

On peut donc penser que les spatules ont évolué dans un contexte littoral avec cette niche alimentaire libre qu’elles ont occupé à l’échelle de tous les continents.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Bill sweeping in spoonbills Platalea: no evidence for an effective suction force at the tip. Cornelis Swennen and Yat-tung Yu.  J. Avian Biol. 39: 3?6, 2008
  2. Food and Feeding Behavior of the Black-faced Spoonbill. CORNELIS (KEES) SWENNENAND YAT-TUNG YU
 Waterbirds 28(1): 19-27, 2005
  3. Notes on feeding structures of the Black-faced Spoonbill Platalea minor. Cornelis SWENNENand Yat-tung YU
. Ornithol Sci 3: 119–124 (2004)
  4. Habitat Use of the Black-faced Spoonbill. YAT-TUNG YU AND CORNELIS (KEES) SWENNEN
 Waterbirds 27(2): 129-134, 2005
  5. Bill sweeping in the spoonbill, Platalea leucorodia: evidence for a hydrodynamic function.  Weihs, D. and Katzir, G. 1994. Anim. Behav. 47: 649-654.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la spatule blanche
Page(s) : 168 Le Guide Des Oiseaux De France