Dans deux chroniques, « Plantes à fleurs : les (presque) invisibles » et « De l’urgence d’ouvrir notre regard sur les plantes », nous avons déjà largement abordé et disséqué le processus dit de « cécité botanique »  i.e. la grande difficulté, voire l’incapacité, de la majorité d’entre nous à percevoir, prêter attention et s’intéresser aux plantes à fleurs et à leur importance extrême dans le fonctionnement des écosystèmes. La majorité des études à propos de ce processus concernent des élèves en primaire ou collège ou des étudiants et ne font souvent que l’explorer sans apporter vraiment de solutions pratiques. Une étude suédoise très récente (1) a porté sur des étudiants en formation pour le concours d’enseignant en primaire ; outre l’apport d’éléments nouveaux venant quelque peu tempérer le diagnostic quant à l’ampleur de cette cécité, elle a permis de repérer des leviers majeurs sur lesquels s’appuyer pour que cette cécité ne soit plus inéluctable. La méthodologie de cette étude apporte aussi des enseignements intéressants. 

Si présents et souvent si ignorés !

Programme national

Dans la seconde chronique citée en introduction, les auteurs attiraient l’attention sur la nécessité absolue d’essayer de dépasser cette cécité si l’on voulait que la conservation de la biodiversité végétale progresse et soit comprise et soutenue par le grand public. Les autorités scientifiques suédoises ont donc identifié ce problème comme sujet d’étude majeur et ont donc mis sur pied un programme interdisciplinaire sur trois ans intitulé « Au-delà de la cécité botanique, pour voir l’importance des plantes pour un monde durable ». Il s’agissait entre autres de cerner comment es Suédois interagissent avec la « végétalitude » des plantes, cette étrangeté extrême qui nous les rend difficiles d’accès et leur grande distance par rapport les animaux en terme de parentés. Le « au-delà » dans le titre de cette action traduit bien la volonté de chercher des solutions pour motiver l’éducation et l’apprentissage afin de dépasser cette cécité botanique. Le programme a aussi inclus la perception des animaux, notamment comme élément de comparaison. 

Pendant deux ans, sept groupes différents d’étudiants-futurs professeurs (202 au total) ont été contactés pour un sondage avec 23 questions posées couvrant aussi bien les aspects affectifs, la connaissance conceptuelle de la reproduction des plantes à fleurs, des connaissances basiques en botanique (du genre : une mousse est-elle une plante ?) et deux questions portant sur les animaux et les plantes favorites de ces étudiants et les raisons de leur choix. Ce sont les réponses à ces deux questions auxquelles est consacré cette publication.

Questionnaire fleuri 

Les deux questions étaient les suivantes : « quel est votre animal favori et pourquoi est-il votre animal favori » et « quel est votre plante favorite et pourquoi est-elle votre plante favorite ». Dans la suite de cette chronique nous allons détailler les résultats obtenus avec la seconde question sur les plantes dans la continuité des deux chroniques antérieures cités en introduction ; les résultats à propos des animaux ne seront utilisés que par comparaison avec ceux pour les plantes. 

Vous avez noté qu’il s’agissait de questions ouvertes : il s’agit là d’un choix délibéré de cette équipe de chercheurs qui avaient déjà testé ce dispositif dans des études précédentes. L’avantage avancé de telles questions ouvertes est de permettre de révéler les réponses individuelles spontanées et d’éviter ainsi le biais des questions fermées qui suggèrent des réponses. Par contre, l’exploitation des réponses s’avère bien plus complexe et impose un codage binaire pour les inclure dans des catégories définies après lecture de toutes les réponses et en s’appuyant sur les connaissances acquises à propos des relations entre humains et plantes. Vingt catégories ont ainsi été définies : médicinale ; âge ; utilité ; répartition ; habitat ; relaxation ; goût ; forme ; fascination ; variété ; facile à s’occuper et à faire pousser ; alimentaire ; aspects écologiques ; taille ; odeur ; mémoire ou histoire avec cette plante ; émotion ; sens symbolique ; beauté (esthétique). 

Une même réponse peut ainsi souvent s’inscrire dans plusieurs catégories différentes après analyse de son contenu. Voici un exemple d’analyse d’une réponse d’un étudiant qui avait choisi comme plante favorite l’anémone des bois ; il avait déclaré : « elle symbolise le printemps et un bon départ pour moi. Quand l’anémone apparaît, le printemps est là. Le temps devient de plus en plus lumineux et chaud dehors ». Les chercheurs ont codé quatre catégories pour cette réponse : signification symbolique (symbolise le printemps) ; saison (printemps) ; émotion (un bon départ pour moi) ; aspects écologiques (dernière phrase). 

La floraison des anémones des bois ou le retour du printemps

On reproche souvent aux questions ouvertes dans un questionnaire (par internet de plus) de susciter un grand nombre de réponses inadéquates. Ici, ce ne fut pas du tout le cas : tous les sondés ont répondu au questionnaire sur la plante favorite (avec même un meilleur résultat que pour les animaux où un étudiant n’a pas répondu !) ; toutes les réponses étaient appropriées rendant leur codage possible en catégories. Ce bon résultat peut s’expliquer par le public choisi qui venait juste d’entamer le cursus éducatif de science. 

Contexte suédois 

Avant de découvrir les résultats, il convient de bien prendre en compte le « terrain » de cette étude : des étudiants suédois en formation. Le contexte culturel a donc ici une grande importance d’autant que justement les aspects culturels vont s’avérer décisifs ! Ainsi, l’étalement des groupes testés sur deux ans s’explique par la volonté de soumettre  ce questionnaire aux deux grandes saisons très contrastées propres à la Scandinavie : l’hiver très long avec des jours courts et beaucoup d’obscurité et l’été avec ses jours très lumineux et longs ; le printemps a probablement une charge culturelle bien plus forte que sous nos climats tempérés. Il s’agissait donc d’éviter un biais induit par la saison à laquelle se déroulait le questionnaire. Effectivement, les résultats montrent un certain biais saisonnier : la tulipe est mentionnée comme plante favorite par environ 13% des étudiants interrogés en début de printemps contre 4% en automne ; de même pour l’anémone des bois (voir la chronique sur cette espèce), plante à floraison printanière précoce, : 7% versus 4%. Cependant, 17% seulement des étudiants ont mentionné la saison comme raison de leur choix ce qui indique un poids relatif de celle-ci. Le rapport général des suédois à « la nature » est par ailleurs sans doute assez différent de celui de français ou d’italiens par exemple, ce qui peut limiter la portée générale des résultats de cette étude. 

La tulipe, autre plante symbole du renouveau du printemps .. au jardin

Autre détail important : les étudiants sondés l’ont été à un moment de leur cursus de formation où ils n’avaient commencé celle-ci que depuis une ou deux semaines. Enfin, le choix de futurs enseignants en primaire repose sur le fait que les programmes suédois incluent explicitement des apprentissages à propos des plantes : «  les élèves (7-9ans)  doivent découvrir les changements saisonniers de la nature, les animaux et plantes de l’environnement local et comment les catégoriser, les classer et identifier les espèces ; en plus, pour les 10-12 ans : les relations entre différents organismes et les noms d’espèces communes ». Les étudiants ont donc a priori suivi cette éducation au cours de leurs études primaires.  

Palmarès 

Sur 202 étudiants interrogés, 11 ont répondu ne pas avoir de plante favorite, 3 n’ont pas « réussi » à choisir et un a répondu « ne pas aimer les plantes ». Les données suivantes portent donc sur 187 personnes. Quatre espèces dépassent le seuil des 10 fois choisies : la tulipe (21), la rose (20), « l’orchidée » (16) et l’anémone des bois (12). Ensuite, par ordre décroissant (jusqu’à au moins 4 citations) viennent le chêne, le lis, la pivoine, la « fleur », le tournesol et le muguet, l’hortensia, le cerisier et « l’arbre ». On voit donc que dans les choix se côtoient des noms assez précis correspondant rarement à des espèces précises (anémone des bois, muguet) mais a minima à des genres au sens taxonomique (pivoine, chêne, hortensia, rose, …) ou à des familles (orchidée) ; on trouve aussi des formes plus floues comme arbre, buisson et fleurs. Dans les plantes nommées, figurent aussi bien des plantes sauvages que des plantes domestiquées même si ces dernières l’emportent en nombre. 

La comparaison avec le palmarès des animaux favoris est riche de surprises. D’abord il y a autant d’étudiants qui ont répondu ne pas avoir d’animal favori (12) que pour les plantes (11). Mais surtout, la liste totale des propositions pour les animaux (50) est largement dépassée par celle pour les plantes (74) et avec une bien plus grande diversité taxonomique puisque la plupart des animaux favoris cités étaient des mammifères. Ceci contredit un postulat de la théorie de la cécité botanique comme quoi les gens apprécient bien moins les plantes que les animaux et reconnaissent bien moins les plantes que les animaux. Contrairement à des résultats antérieurs, la diversité des réponses pour les plantes s’avère nettement supérieure à celle pour les animaux : spécificité de la culture suédoise ?  biais lié au groupe choisi ? … ou simplement, indication que la théorie aurait peut-être besoin d’être quelque peu amendée et que la situation réelle n’est aps aussi pire que l’on pensait ?

N° 1 : la beauté ! 

Rappelons ici que le questionnaire comportait une seconde question sur les motivations du choix de la plante favorite et que les réponses ont été analysées par codage (voir ci-dessus) en catégories, avec la possibilité pour une réponse donnée d’être codée dans plusieurs catégories selon le contenu de la réponse. 22 catégories au total ont été retenues pour les plantes et  plus de la moitié des réponses ont été codées dans au moins deux catégories (voir l’exemple de l’anémone ci-dessus). 

Le palmarès des motivations du choix les plus fréquentes est donc dans l’ordre décroissant : la beauté, le sens symbolique, les émotions, la mémoire ou l’histoire associée et des traits esthétiques particuliers (couleur, odeur, taille, …). 

La beauté vient donc largement en tête (94 cas) et est associée à 42 plantes différentes dont l’orchidée, la rose, la tulipe, le lis, la pivoine et le chêne. Je ne résiste pas au plaisir de citer au passage quelques exemples de réponses qui nous éclairent bien. La notion de beauté se trouve associée à d’autres motivations comme l’émotion (j’aime les muguets ; ils sont incroyablement beaux … et leur odeur est adorable), la couleur (les roses sont belles et avec de nombreuses couleurs délicates), la taille (chênes), le parfum et le sens symbolique (le chèvrefeuille  sent incroyablement bon ; il me rappelle ma saison favorite) et la mémoire ou l’histoire (les chênes sont énormes et c’était des arbres idéaux pour grimper quand j’étais plus jeune).

Le sens symbolique vient en second loin derrière la beauté avec 44 choix et se trouve souvent associé à la saison dans 2/3 des cas. 22 plantes ont été retenues par rapport à cette motivation avec en tête l’anémone des bois et la tulipe, associées elles-mêmes au printemps. Pour la motivation liée à la mémoire ou à l’histoire « avec », beaucoup de réponses sont associées à l’enfance (l’anémone des bois car quand j’étais petit j’en cueillais avec ma maman et aussi parce qu’elles sentent bon et que le printemps commence). 

Autrement dit, il ressort clairement le poids considérable de la culture pour créer des liens réels avec les plantes et l’importance de l’enfance, démontrée par de nombreuses études ; ceci rejoint la notion d’expérience de la nature (voir la chronique sur ce thème) dont on pressent qu’elle est, dans nos sociétés occidentales, en voie d’extinction. 

Plantes versus animaux 

Là encore, la comparaison avec les animaux révèle de nettes différences. Pour les animaux favoris, 24 catégories de motivations ont été décelées soit à peu près le même nombre que pour les plantes. Mais pour les animaux, la motivation première concerne les traits anthropomorphiques, i.e. ceux qui se prêtent à se projeter en tant qu’humains : les éléphants parce qu’ils sont sages et empathiques ; les dauphins parce qu’ils savent s’amuser ; le chien me donne tant d’amour et m’accepte tel que je suis ; ... On sait bien que les animaux possèdent des traits qui attirent les humains du fait de notre  proximité phylogénétique (notre ascendance commune proche) ; ce n’est pas un hasard si les mammifères prédominent dans le choix des animaux favoris. Les plantes, du fait de leur distance phylogénétique plus grande, nous sont plus « étrangères » et nous semblent « étranges ». On pourrait donc dire que les motivations pour les plantes sont en quelque sorte plus « profondes » que celles pour les animaux où nous ne faisons que nous retrouver.

Néanmoins, la seconde motivation vis-à-vis des animaux après l’anthropomorphisme est aussi la beauté avec le comportement et l’émotion. Ceci confirme ce qu’avancent diverses recherches antérieures : l’attractivité esthétique représente un déterminant clé pour que les gens adhèrent aux programmes de conservation. La mémoire ou l’histoire « avec » viennent aussi en bonne position dans les deux cas : les facteurs culturels et notamment tous ceux liés à l’enfance jouent donc bien un rôle essentiel dans le façonnement de notre capacité à entrer en communication avec les plantes. On peut donc en tirer un double enseignement essentiel pour l’éducation des jeunes enfants (et après aussi !) : l’importance de créer des situations de mise en contact avec le vivant dont les plantes en s’appuyant sur la dimension artistique, esthétique et émotionnelle ; l’importance aussi de s’appuyer sur les vécus individuels des enfants, de les confronter, de les valoriser à chaque fois que c’est possible. Ne pas négliger donc les aspects culturels, symboliques (dont le lien avec les saisons). La personne (l’individu) et la culture doivent être des leviers pour nouer ces contacts avec les « autres » êtres vivants, nos « semblables » qui partagent avec nous une ascendance commune et renforcer la reconnaissance et l’appréciation des plantes dans les contextes éducatifs. 

Cette étude m’a personnellement apporté un bon bol de fraîcheur et d’espoir, avec des effluves et des couleurs, et me conforte dans l’urgence de remettre la culture et l’histoire individuelle au centre de nos rapports avec les êtres vivants (et non pas la « nature », un concept fabriqué pour mieux isoler le reste du vivant de nous-mêmes). Ceci n’exclut absolument pas les sciences qui apportent leur lot d’informations indispensables pour créer du sens et poser des mots. 

Bibliographie 

Beauty, memories and symbolic meaning : Swedish student teachers ́ views of their favourite plant and animal. Eva Nyberg, Irma Brkovic & Dawn Sanders (2019)Journal of Biological Education