Ulex europaeus

L’ajonc d’Europe, le plus répandu des cinq espèces vivant en France, possède une vaste aire de répartition mais prospère surtout sous un climat atlantique doux et humide comme en Bretagne où il domine les paysages de landes de ses belles floraisons jaune d’or. Quiconque le connaît remarque vite une particularité surprenante de la part de cet arbrisseau épineux : sa capacité à fleurir presque toute l’année ou tout au moins d’avoir une très longue période de floraison, en gros de octobre à mai ! On est plutôt habitués, pour une majorité de plantes à fleurs, à des calendriers de floraison plus stricts avec un pic de floraison assez bien délimité dans le temps. Mais qu’en est-il à l’échelle individuelle, i.e. est-ce qu’un individu donné fleurit n’importe quand d’une année sur l’autre ou y a t’il plutôt des individus réglés différemment ? Et qu’est-ce que cette floraison aussi étalée peut apporter comme avantage pour être retenue comme trait d’histoire de vie chez cette espèce ? Une équipe de chercheurs français a étudié ces questions en Bretagne et révélé le caractère assez unique de l’ajonc d’Europe quant à sa floraison.

Lande à ajonc sur la côte atlantique en Vendée (St Jean d’Orbestier près des Sables d’Olonne)

Deux floraisons

Touffe d’ajonc fleuri au printemps

Les simples observations de terrain montrent de fortes variations individuelles et que pour un individu donné il y a un pic de floraison mais pouvant se situer entre octobre et mars. Au cours de l’étude (1) entreprise en Bretagne, les chercheurs ont donc choisi des pieds d’ajoncs dans cinq populations et les ont suivi individuellement sur deux années consécutives. Ils ont ainsi mis en évidence l’existence de deux groupes d’ajoncs à l’échelle individuelle :

– ceux qui fleurissent de manière continue sur une longue période allant de l’automne au printemps mais avec peu de fleurs à la fois et un pic de floraison avant décembre : on les appellera les « ajoncs d’hiver »

– ceux qui fleurissent sur une période plus courte centrée sur le printemps avec un pic de floraison en janvier-mars en produisant beaucoup de fleurs à la fois : ce seront les « ajoncs de printemps ».

L’essentiel de la diversité observée au niveau de la floraison tient donc aux différences individuelles au sein des populations : ces deux types d’individus se côtoient ce qui donne au total une période de floraison de près de six mois pour toute la population. Il s’agit là d’un cas de figure rare surtout avec cette coexistence des deux « formes ». Ceci écarte d’emblée l’hypothèse de l’influence des saisons puisque les deux vivent sous les mêmes conditions climatiques. De même, on peut rapidement écarter l’hypothèse d’un lien avec les abondances de pollinisateurs car les suivis individuels montrent que tous produisent le même nombre moyen de fruits (gousses) par pousse et le même nombre de graines par gousse. Il faut donc chercher ailleurs les origines d’une telle différenciation.

Prédation

L’ajonc d’Europe a été introduit, volontairement le plus souvent comme plante fourragère, dans de nombreux pays hors d’Europe et il y est souvent devenu une plante invasive majeure. C’est le cas en Nouvelle-Zélande où il couvre des surfaces immenses de manière quasi exclusive. On a cherché à le limiter en introduisant des prédateurs de ses graines depuis son aire d’origine selon le principe de la lutte biologique. Le charançon des ajoncs (Exapion ulicis) a vite été repéré comme un bon agent potentiel de limitation des ajoncs : en Europe, ce petit coléoptère peut infester 90% des gousses au printemps. Il pond ses œufs dans les gousses en formation et ses larves rongent ensuite les graines qui se développent à l’intérieur. Il a donc été importé en Nouvelle-Zélande dès les années 1930 mais pour autant son introduction n’a pas réussi à bloquer l’expansion de l’ajonc car il n’attaquait que les jeunes gousses produites au printemps (au moment où les adultes charançons émergent) ; les gousses produites en dehors de cette période (en automne-hiver ou en fin de printemps- échappaient à cette prédation massive. Ainsi l’ajonc compensait les dégâts grâce à son cycle de floraison très étalé et en partie non synchrone avec le cycle de vie assez étroit dans le temps du charançon. Les chercheurs néo-zélandais avaient alors émis l’hypothèse que ce comportement de l’ajonc provenait de son « dépaysement » dans l’hémisphère sud sous un climat propice mais différent. En fait, pendant plusieurs décennies la majorité des études sur l’ajonc avaient lieu dans ces pays exotiques où il était devenu invasif et on ne savait pas grand chose de sa biologie in situ, dans son aire d’origine. Les résultats obtenus ci-dessus montrent donc que les ajoncs sont naturellement « décalés » et que cette faculté salvatrice vis-à-vis notamment des prédateurs de graines avait été acquise depuis longtemps sur place.

Ajoncs de printemps

Mais alors, comment font les ajoncs « de printemps » pour survivre à long terme vu qu’ils fleurissent massivement au printemps et que donc ils produisent de jeunes gousses toutes fraîches, proies idéales pour les charançons des ajoncs très présents et dont les adultes émergent justement à cette période ? Ils auraient du être éliminés par cette pression sélective de prédation très forte d’autant il y a d’autres prédateurs de graines à émergence printanière comme les chenilles d’un petit papillon de nuit (Cydia succedana), proche du carpocapse des pommes (le « ver des pommes »). Effectivement, le suivi individuel montre que jusqu’à 60% des gousses de ces ajoncs peuvent être infestées et donc leurs graines détruites. Mais par contre, plus il y a de gousses, moins elles sont proportionnellement parasitées. D’où l’hypothèse dite de la « saturation du prédateur » qu’on pourrait traduire par l’expression commerciale « d’inonder le marché » : en produisant beaucoup de fruits en même temps, la plante prend de vitesse le prédateur qui ne peut s’adapter sur le champ à cette offre massive (il faudrait qu’il se reproduise à toute vitesse pour ré-infester de nouvelles gousses et tout exploiter). On connaît bien ce processus chez nombre d’arbres comme les chênes dont les glandées varient beaucoup d’une année à l’autre avec des productions massives certaines années suivies de plusieurs années presque sans rien produire (masting).

Ajoncs d’hiver

Les ajoncs d’hiver échappent quant à eux à cette prédation en produisant des gousses pendant l’hiver après la pollinisation des floraisons d’automne et de début d’hiver. Ils en produisent aussi un peu au printemps et ces gousses subissent alors le même taux de prédation que celles des ajoncs de printemps. La différence se fait donc par rapport à cet étalement dans le temps de leur floraison qui n’est pas massive mais progressive. On parle se stratégie de minimisation des risques (bet-hedging en anglais), souvent observée chez diverses plantes à fleurs sauf que, là, cela ne concerne qu’une partie des plantes de l’espèce. Les ajoncs de printemps eux, à l’inverse, jouent le jeu inverse un peu « coup de poker » du passage en force ! Cependant cette stratégie de minimisation en apparence (selon nos critères humains !) plus favorable a elle aussi un talon d’Achille : la survie des jeunes gousses aux rigueurs de l’hiver. Si l’hiver est très rigoureux, beaucoup de gousses vont être brûlées et vont pourrir, diminuant ainsi la production finale de graines. Cette stratégie ne marche donc bien que lors des hivers doux.

Au printemps 2002 (l’une des deux années de l’étude), les ajoncs de printemps ont produit 1,5 fois plus de gousses au printemps que les ajoncs d’hiver (qui fleurissent aussi un peu à ce moment) ; mais comme l’hiver qui précédait avait été doux, la survie des gousses des ajoncs d’hiver avait été bonne si bien qu’au final, ces derniers ont quand même produit plus de graines en ayant échappé en partie à la prédation. Autrement dit, l’abondance relative des deux types d’ajoncs doit dépendre de la fréquence relative des hivers doux ou froids, les seconds défavorisant les ajoncs d’hiver.

La piste génétique

Devant cette variabilité du calendrier de la floraison (à l’échelle de la population), on pourrait penser simplement à de la plasticité phénotypique, la capacité individuelle à varier l’expression d’un caractère selon le contexte. Sauf que là, la marge de variation considérable allant sur six mois pour le pic de floraison écarte en grande partie cette hypothèse. D’autre part, le pic de floraison observé sur les deux années consécutives ne varie pas pour un même individu et on sait que chez de nombreuses plantes à fleurs, il existe un fort déterminisme génétique de la phénologie de floraison. Cette piste génétique a été explorée dans une autre étude de la même équipe (2) : effectivement, on trouve des différences génétiques entre les individus de ces deux groupes (printemps/hiver). Des cultures expérimentales montrent que les pieds d’ajoncs de printemps (à courte durée de floraison) produisent surtout une descendance du même type tandis que les pieds d’hiver (longue durée) produisent une descendance composée des deux types. L’hypothèse la plus probable serait (au vu de ce que l’on connaît par ailleurs pour d’autres espèces) un contrôle génétique par un gène majeur avec en périphérie des gènes mineurs qui entretiennent la variabilité. Le chevauchement des générations, la variabilité des conditions climatiques dans le temps et l’espace et l’existence de ces deux stratégies diamétralement opposées mais coexistant dans les mêmes populations permettraient le maintien de cette structure génétique diversifiée avec un fort potentiel d’évolution. La pression de sélection via la prédation n’agit sans doute pas que sur la floraison mais aussi sur d’autres traits tels que la densité de gousses par rameau ou la croissance des rameaux.

En tout cas, cette « double casquette » très originale de l’ajonc d’Europe (dans la mesure où les deux coexistent chez la même espèce) lui procure une très forte capacité de colonisation des milieux (via la production de graines, i.e. le succès reproducteur) qui explique son fort caractère invasif en dehors de son aire originelle. Cela suppose par contre des scénarios d’introductions multiples pour un même lieu ayant permis d’introduire sur place toute la diversité génétique de la plante, acquise dans son environnement originel. L’introduction précoce des prédateurs de graines a du par ailleurs renforcer le maintien de cette dualité de floraison qui, autrement, en absence de pression de prédation (prédateurs naturellement absents), aurait peut-être fini par s’atténuer.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Flowering phenology of Ulex europaeus : ecological consequences of variation within and among populations. Michèle Tarayre ; Gillianne Bowman ; Agnès Schermann-Legionnet ; Myriam Barat ; Anne Atlan. Evol Ecol (2007) 21:395–409
  2. Genetic variation in flowering phenology and avoidance of seed predation in native populations of Ulex europaeus. A. ATLAN, M. BARAT, A. S. LEGIONNET, L. PARIZE & M. TARAYRE. J. EVOL. BIOL. 23 (2010) 362–371