Dans l’univers des interactions durables entre espèces, facette souvent oubliée de la biodiversité, se cachent d’autres univers à la manière des poupées russes. Les interactions prennent des formes multiples et on peut les classer grossièrement en six grandes catégories sur la base des effets positifs ou négatifs sur les deux partenaires (voir la chronique sur le classement des interactions). Si la compétition, la prédation et le parasitisme, exemples d’interactions dites antagonistes avec des effets négatifs sur au moins un des deux partenaires, sont ultra connues et surreprésentées dans la perception populaire du vivant (mais aussi en partie jusqu’à une époque récente dans celle des écologistes eux-mêmes), les interactions avec des effets positifs restent beaucoup moins connues et nettement moins médiatisées. Nous avons consacré une chronique aux commensalismes, les interactions de type +/0 où l’un des deux partenaires tirent un bénéfice de cette interaction qui n’apporte rien à l’autre. Il reste les interactions +/+, a priori bénéfiques aux deux partenaires (nous aurons de nombreuses occasions de nuancer cette définition abrupte) : ce sont les mutualismes, une vraie boîte de Pandore de l’écologie, un univers infini et extraordinaire.

Nous allons commencer par en dresser une liste sommaire pour que le lecteur puisse se faire une idée du sujet avant d’entrer dans la complexité des limites et de la définition de ce type d’interactions.

Partout et pour tous

Pour entrer dans le sujet et mieux apprécier cette « tera-diversité », citons les grands groupes de mutualismes sans du tout entrer dans le détail de leur fonctionnement, sans hiérarchie aucune dans leur importance et en sachant qu’à l’intérieur de chacun d’eux il y a des milliers voire des millions d’exemples possibles :

pollinisation des plates à fleurs par les animaux : le transport du pollen d’une plante à fleurs par des insectes, des chauves-souris, des oiseaux, des mammifères, des escargots, ….

dispersion des graines/fruits par des animaux qui les récoltent comme nourriture mais soit rejettent ensuite les graines dans leurs excréments (endozoochorie) ou bien les cachent pour faire des réserves et en oublient une partie ; près de 3000 espèces de plantes dépendent par exemple des fourmis pour la dispersion de leurs graines (myrmécochorie)

lichens : des champignons associés étroitement à des algues microscopiques

fourmis/plantes : des fourmis vivant sur des plantes (plus de 100 genres différents), souvent dans des organes végétaux transformés en gîtes pour elles, avec des échanges de nourriture et de service de protection et abri : elles sont surtout présentes sous les tropiques

fourmis/insectes : des fourmis qui « élèvent » ou protègent des insectes (pucerons, chenilles, cochenilles, membracides, ,…) et récoltent leurs sécrétions sucrées

fourmis/champignons : des fourmis (200 espèces) qui cultivent des champignons dans leurs colonies en leur fournissant des feuilles coupées

bioluminescence : des microorganismes hébergés dans des animaux et qui émettent de la lumière, permettant à ces derniers de communiquer

nettoyeurs : surtout chez les poissons où des espèces débarrassent d’autres espèces de leurs parasites externes et des tissus morts

nodosités bactériennes des racines : des bactéries (Rhizobium) s’installent dans les racines de plantes (dans des nodules) et fixent l’azote de l’air, le transformant en ammonium utilisable par la plante hôte

mycorhizes : des champignons installés autour ou dans des racines de plantes et qui échangent des éléments nutritifs avec leur hôte ; Presque 50% des plantes terrestres dépendent des mycorhizes !

scolytes/champignons : des coléoptères qui creusent des galeries dans l’écorce des arbres et y installent des champignons qui les aident à se nourrir du bois

endosymbioses défensives : plantes qui portent sur elles (au niveau des feuilles par exemple) des bactéries ou des champignons qui les protègent des attaques des prédateurs

symbioses digestives : des animaux qui hébergent des microorganismes les aidant à digérer leur nourriture : des bactéries chez les pucerons pour digérer la sève ; des termites qui digèrent la cellulose à l’aide de bactéries ou de protozoaires ; 20% des insectes sont concernés par ce genre de symbioses

microbiomes : des cortèges de microorganismes qui habitent le tube digestif d’animaux et aident à la digestion : dans la panse des ruminants ; dans notre tube digestif, sous la forme de la flore intestinale

coraux/zooxanthelles : les coraux bâtisseurs de récifs ont dans leurs tissus des algues microscopiques ou zooxanthelles pourvoyeuses d’une bonne part de leur nourriture

poissons-clown et anémones de mer : depuis Nemo, on ne présente plus !

mimétisme müllérien : répandu chez les insectes où deux espèces ou plus, toxiques ou au goût âcre, présentent de fortes ressemblances et arborent les mêmes signaux d’avertissement envers les prédateurs, ce qui renforce leur protection (voir la chronique sur les punaises rouge et noir)

recherche collective de nourriture : concerne surtout des oiseaux et des mammifères d’espèces différentes qui cherchent leur nourriture en groupes mixtes, ce qui permet d’améliorer la surveillance des prédateurs

indicateurs et ratels : ces passereaux africains, par leur comportement, « guident » des ratels (mustélidé) ou même localement des humains vers des nids d’abeilles pour récupérer une partie du butin accessible seulement au prédateur (dont le nom de genre est …. Mellivora)

mitochondries et chloroplastes : ces organelles présentes dans les cellules des êtres vivants sont indispensables au fonctionnement énergétique de celles-ci ; ce sont des microorganismes (bactéries ou algues) installés depuis très longtemps dans les cellules (endosymbiontes) au cours de l’évolution

épiphytes et jardins suspendus : certaines plantes épiphytes retiennent des feuilles mortes et débris qui se transforment ne terreau « aérien » exploité en partie par des racines aériennes de l’arbre hôte

– et enfin (mais la liste est loin d’être complète) l’espèce qu’on pourrait qualifier de « plus grande mutualiste de la planète » vu l’importance du mutualisme pour sa survie : l’Homme ! Les animaux domestiques et les plantes cultivées représentent en effet notre source première d’alimentation et ces derniers dépendent entièrement de l’Homme pour leur survie (au moins tant qu’on ne les mange pas !).

Un monde presque invisible

Dur après cet inventaire de rester sceptique quant à l’extrême importance des mutualismes dans le fonctionnement des écosystèmes et du monde vivant ! On notera que nombre d’entre eux ne sont pas facilement observables, c’est le moins qu’on puisse dire, notamment pour tous ceux qui incluent des microorganismes ! Qui peut deviner qu’un lichen est un organisme siège d’un mutualisme sans le recours au microscope et à une bonne part d’interprétation. C’est peut-être là un de leurs « points faibles » en termes de médiatisation et qui leur a valu d’être si longtemps restés méconnus ou négligés ; il est bien plus porteur de présenter des scènes de chasse, de captures avec leur aura de violence que de montrer un lichen en expliquant qu’il se passe à l’intérieur des échanges pourtant surprenants.

 

Certes, dans la liste ci-dessus, il existe des exemples « médiatisables » comme les mutualismes avec les fourmis, les poissons nettoyeurs ou les indicateurs et les ratels où l’on perçoit directement les effets réciproques mais ils ne donnent qu’une faible idée de la réelle diversité de ces interactions On serait tenté d’y ajouter la pollinisation et la dispersion des graines, deux formes de mutualismes très importantes et répandues dans nos environnements. Mais en fait, on n’y observe pas directement l’effet sur les plantes : il faut suivre (et avec de grandes difficultés !) la suite de l’histoire pour comprendre l’effet bénéfique sur la plante : le pollen déposé qui féconde la fleur, laquelle va donner un fruit et permettre la reproduction ou bien la graine déposée au bon endroit qui germe et finit par donner une nouvelle plante !

Pas que des bénéfices !

Ceci nous amène à redéfinir de manière un peu plus précise ce qu’est un mutualisme : une interaction dans laquelle le succès reproductif de chaque partenaire est amélioré par la présence de l’autre. Ce qui change tout car qui dit succès reproductif dit rapport bénéfices/coûts. En effet, même une interaction mutualiste génère des coûts plus ou moins importants pour chaque partenaire : si on prend l’exemple du bourdon qui butine une fleur, celle-ci produit du nectar, un liquide énergétique qui lui coûte et le bourdon doit dépenser de l’énergie pour accéder au nectar au fond de la fleur selon sa structure et la place du nectar. Donc, un mutualisme serait une interaction où l’effet net (bénéfices moins coûts) sur chaque partenaire serait positif. Autrement dit, rien de très visible à l’’extérieur et qui plus est souvent très difficile à démontrer pour les scientifiques !

Cette notion de coûts permet de mieux comprendre l’évolution des mutualismes sous les pressions de sélection et certains à côtés souvent déconcertants : des plantes aux fruits charnus toxiques y compris pour les oiseaux qu’ils sont censés attirer (voir la chronique sur les fruits du lierre) ; l’émergence de nombreux cas de tricheries qui perdurent malgré tout : des bourdons qui percent les corolles à leur base pour prélever le nectar sans se frotter aux étamines porteuses de pollen ou des orchidées qui attirent des insectes mais n’offrent rien en retour ; et enfin et surtout, la forte variation de ces relations selon le contexte local qui peut augmenter les coûts dans l’espace et dans le temps. Donc, il faut adopter une vision très mouvante des mutualismes loin de l’image figée du +/+ avec que des bénéfices et tout le temps !

Si on applique rigoureusement cette définition évolutive, on ne devrait parler de mutualisme qu’à l’échelle des individus qui eux seuls voient leur succès reproductif varier et pas les espèces ; au plus, on ne devrait parler de mutualisme qu’à l’échelle des populations ce qui permet de prendre au moins en compte les variations d’une population à l’autre dans l’espace et selon les contextes. Néanmoins, par commodité de langage, on emploie tous cet abus sémantique bien facile !

Trois grands types de bénéfices

Même si les bénéfices ne font pas « tout » le mutualisme (voir ci-dessus), leur nature constitue un outil pratique pour classer les mutualismes. On distingue ainsi trois grandes catégories de bénéfices :

– le transport : il peut concerner aussi bien les partenaires eux-mêmes que le plus souvent ses « éléments reproducteurs» comme les grains de pollen (pollinisation), les spores (scolytes qui transportent les spores de champignons dans des organes particuliers), les graines et/ou fruits (dispersion)

– la protection et/ou l’abri : fournir un « toit » permanent comme dans le cas des nombreux endosymbiontes (flore intestinale, mitochondries, endosymbioses défensives, mycorrhizes, lichens, ..) ou une protection contre les prédateurs (fourmis/plantes ou fourmis/insectes par exemple)

– la nourriture : un des bénéfices les plus présents dans la majorité des mutualismes pour au moins un des partenaires.

Ainsi, on peut pour chaque mutualisme définir les bénéfices en jeu, le plus souvent par paires. La pollinisation devient un mutualisme « transport contre nourriture » tout comme la dispersion des graines. La relation algues/zooxanthelles devient «  abri contre nourriture », celle des mimes mülleriens « protection contre protection », ou celle entre indicateurs et ratels « nourriture contre nourriture ».

Dépendance et spécificité

Selon le degré de dépendance réciproque, on peut classer les mutualismes entre :

obligatoires : chaque espèce ne peut survivre ou se reproduire qu’en présence de l’autre

– et facultatifs : dans le second cas, la survie des individus impliqués ne dépend pas de l’association même si en présence de l’autre espèce leur survie est améliorée.

Selon le degré de spécificité, on peut classer de même les mutualismes entre deux extrêmes :

– les mutualismes spécialisés ou « one to one » comme disent les anglo-saxons : chaque espèce n’a qu’une seule autre espèce pour partenaire

– les mutualismes généralisés : chaque espèce est associée à de nombreux partenaires différents dans le cadre de cette interaction.

Dans les deux types de classement, il est bien question d’extrêmes entre lesquels on trouve toutes sortes d’intermédiaires, formant un continuum.

Les exemples choisis dans les livres de vulgarisation sont presque toujours choisis parmi les rares (voire même très rares) exemples de relation spécialisée et obligatoire exclusivement entre deux espèces ; ceci renforce dans l’opinion publique cette idée de relation étroite teintée d’ailleurs au passage d’une certaine dose de créationnisme (la nature est parfaite et bien symétrique, ordonnée). Or, dans les faits, c’est exactement le contraire qui se passe. Si on se cantonne aux relations plantes-animaux en milieu terrestre par exemple, on constate au contraire ce que D .Janzen appelle un mutualisme diffus très complexe où, dans un milieu donné, des dizaines ou des centaines (notamment en milieu tropical) d’espèces interagissent avec des centaines d’autres dans un type de relation mutualiste par rapport à un service donné.

Ainsi, si on prend l’exemple de la dispersion des graines, on ne connaît a priori que quelques exemples de relations exclusives (et encore pas à 100%) : par exemple, un oiseau australien nommé « mistletoe-bird » (Dicaeum hirundinarium) qui ne consomme comme fruits que ceux des guis locaux et qui possède un tube digestif très transformé (pas de gésier) et adapté à la digestion de ces fruits si particuliers. Mais en retour, les fruits de ces guis peuvent être consommés par de nombreuses autres espèces d’oiseaux ! Donc, même dans ces cas pourtant extraordinaires, on est encore loin du one-to-one. De la même manière, pour la pollinisation, on connaît des exemples très médiatisés comme ceux des sphinx à très longue trompe de Madagascar associés à des orchidées à très long éperon mais le lot commun, de très loin, ce sont les réseaux de pollinisateurs ou des dizaines d’espèces de fleurs (pour un milieu donné) sont visitées par des dizaines d’espèces d’insectes. Certaines espèces peuvent, au sein de ces réseaux, être plus étroitement associées à quelques autres mais jamais de manière exclusive. (voir la chronique sur la pollinisation du lierre par exemple). L’étude de ces réseaux hyper complexes ne fait que commencer et révolutionne notre perception des relations entre espèces.

Symbiotiques … ou pas ?

Pour le grand public, symbiose est synonyme de mutualisme et signifie « avantages réciproques ». Or, la définition adoptée par la communauté scientifique (même s’il y a eu quelques errements et variations au cours du dernier siècle !) n’est pas celle-là : symbiose signifie seulement et littéralement « qui vivent ensemble » et s’applique en fait à toute interaction où les partenaires restent en contact physique étroit et quasi permanent mais sans préjuger du tout de la nature de leur relation. Autrement dit, toutes les symbioses ne sont pas des mutualismes (il y a par exemple de nombreux cas de parasitisme) et parmi les mutualismes certains sont symbiotiques et d’autres pas. La majorité des interactions entre de « grands » organismes et des microorganismes relèvent de symbioses allant le plus souvent jusqu’à l’endosymbiose, i.e. des microorganismes (symbiontes) installés à demeure dans une cavité du corps (par exemple la flore intestinale) ou dans ou entre les cellules des hôtes.

Le grand brassage

Si on parcourt la liste des grandes interactions ci-dessus, on voit défiler de nombreux groupes différents : des insectes et des plantes ; des oiseaux et des plantes ; des cnidaires (coraux) et des algues ; des mammifères et des bactéries ; des poissons et … des poissons ; et ainsi de suite ! Si maintenant, on se plonge dans un de ces groupes, disons par exemple les animaux qui dispersent les graines ou fruits : on y trouve aussi bien des oiseaux, des mammifères, quelques lézards, des poissons, … Parmi les mammifères, il y a des carnivores, des primates, des grands ongulés, des chauves-souris frugivores, des rongeurs, …. Et ainsi de suite ! Bref, toute la classification du vivant y passe à un moment ou à un autre. On peut dire que les interactions brassent la biodiversité en recombinant les millions d’espèces par des relations ce qui porte le nombre de combinaisons possibles à des chiffres astronomiques : certains parlent de « zillions » faute de pouvoir le chiffrer vraiment.

D. Janzen fait remarquer qu’une caractéristique quasi universelle des mutualismes c’est que les partenaires sont presque toujours très éloignés en terme de parentés (ce qui renforce encore plus l’idée de brassage) : les extrêmes se trouvent réunis pour des relations positives ; voilà qui devrait inspirer un peu plus le genre humain ! Intuitivement, cela s’explique par le fait que chaque mutualiste offre une activité ou une structure qui est autrement inaccessible à l’autre vu qu’il en est très différent : il y a donc plus de chances de s’entendre si on est très différents !

Nous n’avons ici fait qu’effleurer la galaxie mutualiste mais le but principal était d’en montrer la diversité et aussi de changer les points de vue trop réducteurs ou simplistes sur ce type d’interactions.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Mutualism. J. L. Bronstein. Oxford University Press. 2015
  2. Plant animal interactions. An evolutionnary approach. C.M. Herrera ; O. Pellmyr. Blackwell Science Ltd. 2002
  3. The natural history of mutualisms. D. H. Janzen. In The biology of mutualism ; D. Boucher ; Oxford University Press; 1985