Eunicella verrucosa

 

gorgone-panorama

Voici un mot qui évoque les récifs coralliens des eaux chaudes des Caraïbes et ces somptueux éventails vivants colorés que sont les gorgones. Pourtant, il existe quelques espèces qui vivent jusque sur nos côtes, non seulement en Méditerranée mais aussi dans l’Atlantique avec la gorgone verruqueuse. Certes, la taille n’a rien à voir avec les cousines tropicales mais l’apparence n’en reste pas moins fort seyante et elle apporte à l’observateur une note exotique imprévue sous notre climat. Pour la voir, si comme moi vous ne fréquentez guère les fonds marins en plongée, il faut arpenter les plages des zones rocheuses avec de forts courants et rechercher dans les déchets naturels déposés par la marée : on y trouve régulièrement les « cadavres » encore bien conservés de ces gorgones, image un peu triste et limitée mais riche d’enseignements si on prend la peine de les observer de près.Cette chronique explore les caractéristiques de cette espèce tandis qu’une autre chronique sera consacrée à son écologie et aux menaces qui pèsent sur son avenir.

Un squelette buissonnant

La gorgone verruqueuse se présente sous la forme d’un buisson ramifié en forme d’éventail (d’où le surnom d’éventail de mer ou seafan en anglais), aux rameaux étalés presque tous dans un même plan, d’une envergure de 20 à 40cm (exceptionnellement jusqu’à 80cm) ; le « tronc » principal possède à sa base un élargissement en forme de pied : c’est le disque de fixation, solidement collé à un support dur rocheux. Si elle est encore fraîche et peu abîmée, ses branches sont toutes recouvertes d’un manchon de chair ferme de couleur rose le plus souvent mais aussi saumoné, orange, jaune et plus rarement blanche (certaines gorgones échouées toutes blanches résultent souvent d’une dégradation après la mort). Des verrues protubérantes (d’où l’épithète verrucosa du nom latin) parsèment ce revêtement, disposées en tous sens sauf vers les extrémités où elles tendent à s’organiser selon deux rangs.

On trouve aussi des gorgones usées par le transport ou décomposées sous la forme d’un squelette noir ou brun brillant en forme de buisson sur lequel se tenaient donc la chair et les verrues et dont la consistance évoque celle de la corne. Cette arborescence est constituée en partie d’une protéine fibreuse, la gorgonine qui renferme jusqu’à 10% d’iode et dont la structure se rapproche de celle du collagène de notre derme. Elle se dépose en couches concentriques autour d’un tube creux central compartimenté par des cloisons transversales dont la cavité centrale n’excède pas 100 micromètres de diamètre et procure à ce squelette arborescent une rigidité mais aussi une certaine flexibilité : les rameaux les plus fins (de moins de 5mm de diamètre) peuvent même être noués sur eux-mêmes !

Un être singulier pluriel

Ce buisson au squelette corné que nous prenons d’emblée pour « un » animal correspond en fait à une colonie de centaines d’individus. Pour comprendre cette structure, il faut voir la gorgone en vie dans son milieu (ou faute de mieux en image !) : de chaque verrue émerge une couronne de huit tentacules portant chacun deux rangées d’appendices ou pinnules et encadrant une « bouche » qui mène à une cavité interne en cul de sac, un « estomac ». Cette « mini anémone de mer », présente par centaines (autant que de verrues), correspond à « l’individu gorgone » : un polype. La chair rose (coenenchyme) qui recouvre les branches du squelette unit tous ces polypes entre eux en une colonie unique.

Chacun de ces polypes peut se rétracter à l’intérieur de cette masse charnue dans son calice en forme de verrue. Mais le terme de colonie ne suffit pas pour décrire cette organisation car les polypes sont plus que réunis : ils sont étroitement reliés entre eux par un réseau de canaux et forment une communauté où la nourriture (des particules flottant dans l’eau) captée par les tentacules de chaque polype se trouve partagée entre tous après digestion en circulant via ce réseau de tubes (coenosarc).

La chair rose (le coenenchyme) contient en plus des éléments microscopiques translucides mais durs, des sclérites, les uns en forme de massues renflées, les autres en forme d’aiguilles ; on en retrouve d’ailleurs jusque dans le corps des polypes. Ils jouent sans doute un rôle mécanique et représentent un second squelette. Ils donnent à la chair une consistance granuleuse et piquante qui doit décourager les attaques de prédateurs comme des limaces de mer.

Une vie de végétal-animal

Pour comprendre la structure de cette colonie, il faut s’intéresser au cycle de développement de la gorgone. Chaque colonie a en fait été élaborée à partir d’une larve nageuse ciliée de 2 à 3mm (larve planula) qui s’est posée sur un support rigide au fond de l’eau : elle se transforme en un polype souche (oozoïde) en développant une couronne de tentacules ; ensuite, ce polype émet latéralement des tubes creux ou stolons sur lesquels bourgeonnent d’autres polypes dérivés du premier donc par clonage végétatif. La colonie s’organise progressivement en élabore le squelette collectif en arbre !

La larve planula provient de l’éclosion d’un œuf produit dans la cavité interne d’un polype à partir de la fécondation par échanges de cellules sexuelles via l’eau de mer entre colonies différentes, chacune d’elles ayant un sexe donné (celui du polype initial). Libérées en fin d’été, les larves quittent la cavité natale du polype et nagent en pleine eau ; comme elles ont peu de réserves nutritives, elles ne s’éloignent guère au plus de 1km de leur lieu de sortie et se fixent au bout de une à quatre semaines, assurant ainsi la dispersion de l’espèce.

La colonie élabore donc son squelette collectif en arbre mais à un rythme très lent de l’ordre du centimètre par an. On cite souvent le chiffre de 1cm/an mais en fait cette valeur varie beaucoup. Dans la Manche, on a observé des vitesses de croissance de 1 à 4,5 cm/an. A Lyme bay, sur la côte sud de l’Angleterre vers l’île de Portland, on a noté une croissance de 6cm une année suivie d’une croissance … nulle l’année suivante. En Méditerranée, près de Marseille, dans l’archipel du Riou (1), des vitesses de croissance de 0,6 à 3,3cm/an ont été mesurées, facilitées semble t’il par des apports nutritifs importants liés à des rejets d’eaux de station d’épuration ! Bref, globalement, nos colonies de gorgones ne grandissent pas vite et cela doit faire réfléchir ceux qui seraient tenter d’en arracher lors de plongées : une colonie de 30cm a au moins 30 ans d’âge. Il semble qu’elles puissent atteindre l’âge de 100 ans !

Un corail mou

Maintenant que nous avons appréhendé les principales caractéristiques de cet animal singulier, nous pouvons nous intéresser à sa place dans la classification du vivant. Les gorgones font partie du vaste groupe (plus de 9000 espèces !) des Cnidaires qui réunit des animaux très divers en apparence comme les méduses, les anémones de mer, les coraux (au sens large) et les minuscules hydres ; ils partagent tous la présence de cellules très spécialisées servant aussi bien à l’attaque (et à la capture de nourriture) qu’à la défense contre les prédateurs : les cnidocytes, formés d’une poche à venin associée à un long tube terminé par un harpon qui peut se détendre brusquement (knide signifie urticant comme l’ortie) !

Dans ce vaste groupe, les animaux se présentent sous deux formes : la forme polype évoquée ci-dessus et la forme méduse libre bien connue. Selon les sous-groupes, l’une des deux formes prédomine et l’autre disparaît ou bien les deux alternent au cours d’un cycle de vie.

Le sous-groupe des Anthozoaires (littéralement « les animaux fleurs ») réunit des cnidaires qui n’existent que sous la forme polype comme la gorgone ; il n’y a jamais de forme méduse. Les anémones de mer en sont les représentants les plus connus aux côtés des coraux, nom informel qui désigne des êtres très différents, la plupart coloniaux. Outre les coraux « durs » (ceux de la barrière de corail) ou Hexacoralliaires au squelette chargé en minéraux calciques, on distingue le groupe des « coraux mous », les Alcyonaires ou Octocoralliaires qui partagent une symétrie rayonnée de type 8 (huit tentacules avec des pinnules mais aussi une cavité interne cloisonnée en 8 parties) et un squelette interne sous forme de sclérites (voir ci-dessus).

Les Octocoralliaires vivent aussi en groupes mais le plus souvent dans des eaux tempérées à froides et parfois à des profondeurs où règne la quasi obscurité ; leurs récifs n’ont évidemment pas l’aspect de « muraille » propre aux coraux durs mais ils n’en constituent pas moins des milieux de vie très riches en biodiversité. Enfin, on arrive à la famille des Gorgones (260 espèces en grande majorité américaines) caractérisée par son squelette en gorgonine avec un axe central creux et cloisonné et ses polypes rétractiles.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Bathymetric distribution and growth rates of Eunicella verrucosa (Cnidaria: Gorgoniidae) populations along the Marseilles coast (France). STÉPHANE SARTORETTO and PATRICE FRANCOUR . SCIENTIA MARINA 76(2) June 2012, 349-355, Barcelona
  2. Pink sea fans (Eunicella verrucosa) as indicators of the spatial efficacy of Marine Protected Areas in southwest UK coastal waters. Stephen K. Pikesley, Brendan J. Godley, Holly Latham, Peter B. Richardson, 
Laura M. Robson, Jean-Luc Solandt, Colin Trundle, Chris Wood, Matthew J. Witt. Marine Policy 64 (2016) 38–44

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Cnidaires
Page(s) : 206-207 Classification phylogénétique du vivant Tome 1 – 4ème édition revue et complétée