Tettigonia viridissima

Elle est « la » sauterelle pour le grand public : il faut dire qu’elle est l’un de nos plus grands membres du groupe des orthoptères qui réunit sauterelles, grillons et criquets (voir la chronique sur les orthoptères) et qu’elle se montre assez commune. On pourrait d’ailleurs la prendre comme emblème de la biodiversité ordinaire, supposée commune et pourtant elle aussi en déclin sous les coups de butoir des transformations des paysages agricoles et périurbains. Elle impressionne par sa taille avec ses 3 à 4cm pour le corps seul auquel il faut rajouter les longues ailes mais aussi par la puissance de ses pattes postérieures sauteuses et l’extravagant « sabre » qui prolonge l’abdomen des femelles, l’organe de ponte ou oviscapte, complètement inoffensif. Elle suscite de ce fait nombre de peurs et de croyances injustifiées tout en restant méconnue quant à certains traits surprenants de sa biologie et de son anatomie. 

Femelle avec son oviscapte en sabre

Sauterelles vertes 

On oppose classiquement les sauterelles (Ensifères) aux criquets (Caelifères) sur la base d’un critère morphologique très facile à observer : les longues antennes filiformes et souples généralement plus longues que le corps chez les sauterelles, versus les antennes courtes, raides et dressées des criquets. Les sauterelles sont réunies dans la famille des Tettigoniidés forte de nombreuses espèces et divisée en plusieurs sous-familles.

En France, il existe d’autres espèces de sauterelles entièrement vertes et avec de longues ailes dépassant nettement le corps au stade adulte ; rappelons que chez les sauterelles, les jeunes naissent sans ailes puis celles-ci se développent progressivement au fil des mues de croissance successives. Les conocéphales se distinguent d’emblée par le profil très anguleux de leur tête : le conocéphale gracieux (Ruspolia nitidula) au corps long de 2 à 3cm et le conocéphale  bigarré (Conocephalus fuscus) plus petit. Les phanéroptères, très proches d’aspect de notre sauterelle mais nettement plus petites (corps de moins de 2cm), ont les ailes « inversées » en longueur : les ailes antérieures (celles du dessus) sont nettement plus courtes que celles du dessous (les postérieures) ; l’oviscapte des femelles est court et très courbé.Deux espèces jumelles se rencontrent assez communément, le phanéroptère porte-faux (Phaneroptera falcata) et le phanéroptère méridional (P. nana), espèce en expansion. Enfin, il y a la petite sauterelle des chênes (Meconema thalassinum), assez commune mais très difficile à observer car elle vit dans les arbres : les ailes atteignent juste le bout du corps (moins de 1,5cm). En tout cas, toute sauterelle verte à longues ailes dont le corps mesure moins de 2cm de long n’est pas une grande sauterelle verte. 

D’autres sauterelles assez grosses ont une coloration verte mais avec beaucoup de taches sombres par ailleurs comme le dectique verrucivore plutôt montagnard. Il ne faut pas la confondre non plus avec les grosses éphippigères dont les femelles arborent un oviscapte imposant et presque droit : elles ont des ailes hyper réduites et un abdomen rayé. 

Soeur jumelle

Par contre, la grande sauterelle verte peut se confondre très facilement avec une autre espèce indigène moins commune et méconnue : la sauterelle cymbalière (Tettigonia cantans). D’un cran plus petite (corps de 2 à 3 cm versus 3 à 4cm), elle se démarque surtout par ses ailes courtes qui dépassent à peine le bout de l’abdomen et la rendent d’ailleurs inapte au vol contrairement à la grande sauterelle verte qui vole très bien. Du coup, chez les femelles, l’oviscapte en sabre droit devient bien plus visible ! Cette sauterelle cymbalière remplace la grande sauterelle en altitude et colonise des milieux plutôt humides du type prairies ; de ce fait, les deux espèces se côtoient rarement car la grande sauterelle ne monte guère en altitude ou alors dans des sites chauds et secs. Elle a un régime nettement plus végétarien que sa grande cousine (voir ci-dessous). 

On pourrait croire qu’il ne s’agit que d’une forme d’altitude de la grande sauterelle verte avec seulement des ailes plus courtes tant elles se ressemblent physiquement. Mais, en fait, il s’agit bien de deux espèces nettement distinctes comme en témoigne le chant d’appel des mâles très différent et qui lui vaut son nom de cymbalière : un bourdonnement fort, strident et continu du niveau de celui des cigales ! Qui dit chant différent, dit isolement reproducteur, i.e. que les femelles d’une espèce donnée ne vont se diriger que vers les mâles chanteurs de leur espèce ce qui exclut quasiment les probabilités d’hybridation. 

Ubiquiste 

Elle affectionne les buissons et les ronciers en bordure des zones herbeuses

La grande sauterelle verte se rencontre dans une gamme très large d’habitats (espèce dite euryèce) y compris ceux fortement dégradés comme les vastes plaines agricoles dans les champs de céréales et les jardins. Sinon, elle affectionne toutes sortes de milieux herbacés combinés avec des arbres et des buissons : bords de chemins, pelouses et prairies sèches, broussailles, friches, clairières forestières, …

Si elle se montre capable d’effectuer des vols puissants et rapide sur plusieurs dizaines de mètres, elle préfère de loin se déplacer en marchant et en sautant au sein de la haute végétation où elle compte sur sa coloration homochrome (verte comme le feuillage) pour se dissimuler ; elle grimpe aussi dans les buissons et les arbres mais n’y reste pas en permanence comme par exemple la sauterelle des chênes citée ci-dessus. 

Jeune sauterelle verte photographiée dans mon jardin

Son régime s’avère tout aussi éclectique avec néanmoins une dominante carnée : elle chasse activement, de jour comme de nuit, mouches, chenilles et diverses autres larves et même d’autres sauterelles plus petites (cannibalisme observé en captivité). Ceci en fait un précieux auxiliaire des cultures : nombre de jardiniers détruisent cet insecte en pensant qu’elle mange avant tout leurs légumes. Elle découpe ses proies à l’aide ses puissantes mandibules qui peuvent infliger une belle morsure si on la prend à pleines mains : çà fait un peu mal mais rien de grave ! D’ailleurs mieux vaut éviter de la manipuler car, souvent, cela provoque la perte d’une des pattes postérieures qui se détachent facilement ce qui risque de handicaper l’animal. Néanmoins, la grande sauterelle verte ajoute aussi une part d’appoint variable de végétaux dans son régime dont des feuilles et des fruits. Dans le sud de l’Europe, surtout les années sèches, et en cas de multiplication importante, les sauterelles vertes peuvent causer des dégâts aux cultures : elles découpent le pourtour des feuilles et dévorent les graines et jeunes fruits. Ce sont surtout les jeunes en pleine croissance qui semblent en cause dans les cas observés. Peut être qu’avec le réchauffement global en cours, ces problèmes vont s’amplifier dans les régions méditerranéennes ou en Europe continentale chaude en été. 

Femelle en train de consommer le paquet de sperme (spermatophore) déposé par le mâle au moment de l’accouplement

Attirer et éviter

Comme toutes ses congénères, la grande sauterelle verte communique en période de reproduction par voie acoustique en émettant une stridulation par frottement de la base des deux ailes antérieures plus dures (élytres) l’une contre l’autre (voir la chronique sur la sauterelle ponctuée). Ce « chant » puissant et prolongé, émis de jour mais surtout de nuit, peut s’entendre de loin pour une oreille avertie et se distingue par son caractère « haché » (accents réunis par groupes de deux) et strident. Cette stridulation se situe dans des fréquences entre 10 et 60 kHz et les femelles localisent les mâles chanteurs en analysant les composantes en ultra-sons de ces émissions. Elles disposent, comme les mâles, d’organes auditifs (voir la chronique sur les orthoptères et celle sur la sauterelle ponctuée) qui se situent … sur les pattes antérieures sous forme de fentes creuses sur le devant du tibia (organe tympanique) ! 

Mais ces organes auditifs, capables donc de percevoir des fréquences proches des ultra-sons possèdent une seconde fonction : éviter les attaques des chauves-souris en percevant, lors de leurs vols,  les ultrasons qu’elles émettent pour leur écholocation. Ceci concerne autant les sauterelles mâles qui chantent de nuit que les femelles qui se déplacent en vol à leur rencontre. Il semble qu’au cours de l’évolution la fonction auditive liée à la communication soit apparue en premier avant d’évoluer vers cette seconde fonction d’évitement avec le développement de la lignée évolutive des chauves-souris.  Plusieurs comportements d’évitement en réaction à l’audition d’ultrasons émis par des chauves-souris en chasse ont été mis en évidence. Pour des cris de basse intensité, les sauterelles en vol s’éloignent de la source en tordant leur abdomen et en étendant ses deux paires de pattes arrière, ce qui induit une torsion qui change la direction de vol. Elles gardent les ailes antérieures étalées mais cessent de battre des ailes postérieures, passant donc en vol « plané » qui les fait chuter. Pour des cris plus forts des chauves-souris, la sauterelle rabat en plus ses ailes antérieures et plonge vers le sol ou la végétation. Les distances de détection estimées dans le premier cas sont de l’ordre de 10 à 20 mètres ce qui laisse une marge suffisante à la sauterelle pour réagir avant même que la chauve-souris n’ait pu la localiser. En arrêtant de battre des ailes, elle réduit l’amplitude de l’écho potentiel si les ondes émises par la chauve-souris la touchaient.  Pour le plongeon à pic, la distance de réaction est d’environ 5 mètres soit la distance minimale à partir de laquelle la chauve-souris peut détecter la sauterelle en vol : ce n’est, même pas là, une tactique de dernière chance mais bien un évitement performant ! 

Ce gros orifice près de la tête d’une jeune sauterelle verte n’est pas une « oreille » mais un orifice respiratoire

Détection automatique 

Pas toujours évident de repérer une grande sauterelle verte dans son décor !

Observer directement les sauterelles vertes reste assez difficile du fait de leur coloration : si on ne les dérange pas, elles passent inaperçues ! Leur recensement à grande échelle s’avère donc problématique. D’où l’idée d’appliquer à leur égard une méthode de recensement déjà éprouvée envers leurs ennemis jurés, les chauves-souris ! On dispose de boitiers enregistreurs de sons de basses fréquence qui permettent tout en se déplaçant de capter les sons émis par ces animaux et de les identifier dans les voir d’après la spécificité de leurs émissions (fréquence, rythme, …). Un programme de sciences participatives (voir la chronique sur ce sujet) développé par Vigie Nature s’est donc mis en place en l’appliquant aux sauterelles qui chantent la nuit. Deux espèces ont été ciblées : la grande sauterelle verte et le conocéphale gracieux (voir ci-dessus). Des volontaires dotés d’un tel récepteur enregistreur (sons au dessus de 8 kHz) fixé à l’extérieur d’un véhicule circulent de nuit, deux fois par année en été, à vitesse réduite (25 km/h) sur un circuit sélectionné de 30km parcourant des paysages variés représentatifs de la région. L’analyse automatisée des enregistrements permet ensuite d’identifier et de compter les espèces rencontrées ! 

Les enseignements de cette étude originale sont nombreux. Sur 27 circuits répartis dans la moitié nord de la France, la grande sauterelle verte a été contactée 24 fois. Le pic d’abondance se situe vers le 8 août et l’abondance augmente avec la température locale (optimum autour de 16°) ; l’activité de chant décroît régulièrement après le coucher du soleil. L’habitat influe sur l’abondance : la présence de conifères par exemple la fait baisser ainsi que les zones urbanisées. Comme ces recensements ont été conduits sur plusieurs années sur les mêmes circuits, on peut obtenir des indications sur l’évolution des populations : la grande sauterelle verte présente ainsi un déclin de 26% par an indépendamment des variations climatiques entre les années d’étude, probablement en lien avec l’évolution de l’usage des milieux herbacés : pesticides, gestion des bords de routes, … Sans ce type d’étude, de telles évolutions seraient indétectables et rejoignent la grande tendance observée pour les populations d’insectes dans les milieux humanisés en chute libre (voir les chroniques sur la crise de la biodiversité). Une raison de plus pour nous convaincre de gérer nos jardins de manière exemplaire et favorable à la biodiversité et d’inciter les communes à cesser certaines pratiques désastreuses d’entretien des bords de routes et des espaces verts. 

Mâle en équilibre sur une tige étroite

Adhésive

Un jour, dans mon jardin, j’ai surpris une sauterelle qui se déplaçait sur une étroite cordelette attachée à un piquet avec une aisance déconcertante. Cette espèce peut de même se déplacer sur des vitres lisses verticales et même la tête en bas ! Elle possède un outil de déplacement remarquable : des petits coussinets aplatis (nommées euplantulae) sous chaque tarse près des deux griffes. De forme hémisphérique, larges de environ 2mm, ils lui procurent une adhésion au support tout en se détachant très facilement. Les physiciens s’intéressent à ces organes avec l’idée de les imiter (biomimétisme) pour des applications technologiques. Au microscope, on observe que la couche externe faite d’épicuticule possède une structure hexagonale ; juste en dessous, une couche d’exocuticule se compose d’un réseau dense de filaments bien rangés. La surface du coussinet se trouve enduite d’un liquide favorisant l’adhésion. A l’intérieur, il y a des espaces vides (sacs aériens) avec du liquide (hémolymphe) entre eux : en jouant sur la pression de ce liquide, la sauterelle contrôle la rigidité du coussinet et peut donc le déformer ce qui modifie sa courbure et lui permet de le détacher facilement pour avancer. 

Bibliographie

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Large-scale semi-automated acoustic monitoring allows to detect temporal decline of bush-crickets. A. Jeliazkov, Y. Bas, C. Kerbiriou, J.-F. Julien, C. Penone, I. Le Viol Global. Ecology and Conservation 6 (2016) 208–218 

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ADHESION MEASURED ON THE ATTACHMENT PADS OF TETTIGONIA VIRIDISSIMA (ORTHOPTERA, INSECTA). Y. JIAO, S. GORB AND M. SCHERGE. The Journal of Experimental Biology 203, 1887–1895 (2000)