Sempervivum tectorum

03/10/2021 La famille des crassulacées renferme une forte diversité d’espèces (1500) et est représentée en Europe de l’Ouest par quelques genres dont les orpins (Sedum, Hylotelephium, Phedimus, ; voir la chronique sur les orpins des toits végétalisés), les nombrils de Vénus (Umbilicus ; voir la chronique), les crassules (Crassula) et les joubarbes (Sempervivum).

Pas moins de sept espèces de joubarbes vivent en France en montagne dans des milieux rocheux et parmi elles, une espèce se rencontre très communément, en dehors de ses milieux naturels rocheux montagnards, sur les vieux murs et les rocailles des villes et villages, soit cultivée soit échappée depuis longtemps et semi-naturalisée : c’est la joubarbe des toits plus connue sous le surnom très populaire d’artichaut de muraille. L’ancienneté de sa culture et de son acclimatation en plaine en milieu urbain lui ont permis de tisser avec le temps d’innombrables liens culturels avec l’Homme d’une remarquable richesse. 

Plante grasse 

Au coeur de la rosette

Comme toutes les crassulacées, la joubarbe des toits appartient au groupe morphologique des « plantes grasses » i.e. des plantes à feuilles épaisses, charnues stockant des réserves d’eau (crassus = épais) ; les botanistes parlent de végétal crassulescent ! Ses feuilles très raides, longues de 2 à 4cm sur 1-1,5cm de large, brusquement atténuées en une pointe faisant penser à une épine, sont groupées en grosses rosettes pouvant atteindre un diamètre de 8cm. Cet aspect a suscité ce nom populaire bien vu d’artichaut de muraille, artichaut bâtard ou artichaut des toits ; on la connaît localement aussi comme chou de chèvre, un autre surnom qui traduit bien l’aspect compact de ces rosettes.

D’un vert pâle, ces feuilles grasses sont glabres sur les deux faces mais portent sur leurs bords des cils réguliers et raides très élégants ; la pointe faussement épineuse se teinte le plus souvent de rougeâtre alors que la base est souvent claire, presque blanche. En période d’intense sécheresse, les rosettes tendent à se « refermer » sur elles-mêmes mais le plus souvent elles restent un peu étalées. Cette plante peut survivre de longues périodes sans eau en plein soleil sur un sol squelettique en utilisant les réserves internes stockées dans ses tissus foliaires et en limitant les pertes en eau via la structure serrée de ses rosettes, comprimées les unes contre les autres. 

Collées, serrées, ….

La poule et ses poussins 

Stolons feuillés terminés par une mini-rosette

La joubarbe se multiplie de manière intensive par voie végétative et tend à former des colonies clonales (issues au départ d’un seul individu) de dizaines de rosettes très serrées, semblant se faire concurrence entre elles au point de former un matelas charnu continu. Chaque rosette peut envoyer vers l’extérieur des tiges horizontales rampantes ou stolons (voir la chronique sur le fraisier et cette notion) qui développent à leur tour des mini-rosettes appelées à grandir. Elles restent reliées au pied mère par cette courte tige ce qui donne cette image merveilleusement bien traduite par le surnom anglais de « hen and chicks », la poule et ses poussins ! Ainsi, la colonie initiale s’étend doucement et chaque rosette fille peut s’enraciner au contact du substrat pour devenir quasi-indépendante. 

Mais, les stolons émis par la rosette mère cassent très facilement ce qui libère alors les rosettes filles à leur extrémité. Comme la joubarbe occupe le plus souvent des sites rocheux, qu’ils soient naturels ou artificiels, en surplomb, les rosettes filles ont de fortes chances de décrocher et rouler dans la pente. Au hasard du point de chute, elles pourront ainsi s’enraciner à leur tour, grandir et rapidement se mettre à émettre elles aussi des stolons. Souvent, lors de la chute, la rosette fille culbute et tombe en biais, les pointes des feuilles en avant ; qu’importe : les feuilles qui se retrouvent dans l’ombre de la rosette se mettent à pousser plus rapidement ce qui finalement redresse la rosette et lui permet ensuite d’ancrer ses racines. Parfois, ce sont les racines déjà formées qui en s’allongeant vont chercher un ancrage et tirent comme des haubans qui aident à redresser la plante ! 

Ainsi, la colonie de joubarbe déborde de son support et colonise même les parois verticales

Mortelle floraison 

Rosette morte après la floraison : il reste ses « soeurs » clonales qui prennent le relais

Au bout de plusieurs années de croissance, une rosette donnée se met en cours de printemps à élaborer à partir de son centre une tige charnue densément couverte de feuilles du même type que les rosettes mais bien plus étroites. Quand elle atteint quelques dizaines de centimètres (de 10 à 40 cm en moyenne selon les stations et les conditions), la tige déploie une superbe inflorescence fortement velue, faite de cymes organisées en fausse-ombelle ou corymbe et qui regroupe jusqu’à une centaine de fleurs : un véritable feu d’artifice coloré porté haut au-dessus des rosettes austères !

Elégante, raffinée, d’une teinte pastel délicate : la beauté magique de la joubarbe

Ces fleurs déploient un cercle étoilé de pétales étroits et pointus, d’un beau rose carmin carné très délicat : curieusement, leur nombre peut varier de 6 à 18 avec une moyenne de 13 ; légèrement soudés à leur base entre eux, ils sont sous-tendus par un calice cilié et velu, verdâtre à rosé foncé, lui aussi composé de nombreux sépales très serrés.

D’un diamètre de 2 à 3cm, ces fleurs arborent un bouquet central d’étamines aux filets d’un rouge intense qui contraste avec les anthères, d’abord rose avant de virer au jaune quand elles libèrent le pollen. Normalement leur nombre est le double de celui des pétales (fleur diplostémone) mais assez souvent une partie d’entre elles se transforment en pistils anormaux ! Tout au cœur de la fleur, les pistils s’organisent en une sorte de couronne hérissée de stigmates courts. Chacun d’eux, après fécondation, donne un fruit sec qui s’ouvre par une seule fente (follicule) et renferme plusieurs graines. Celles-ci seraient dispersées par les fourmis. 

Cette éclatante et spectaculaire floraison qui illumine souvent le décor rocheux austère où vit cette plante frappe par sa démesure.

Ceci n’est pas qu’une impression : épuisée par la production d’une telle inflorescence, la rosette individuelle sèche et meurt : on parle de plante monocarpique, i.e. une plante vivace qui ne fleurit qu’une fois et meurt ensuite comme par exemple chez les agaves des déserts américains. Mais comme chaque plante se comporte en fait comme une colonie de nombreuses rosettes (voir ci-dessus), elle persiste très longtemps d’autant que les nombreuses rosettes-filles restées auprès vont prendre le relais. Ainsi, la joubarbe peut-elle être considérée comme « éternelle » : c’est de là que vient le nom latin de genre, Sempervivum : de semper, toujours et vivus pour vivant, vif. 

Multiforme 

L’habitat naturel originel de cette espèce se situe en montagne jusqu’à 3000m d’altitude sur des substrats rocheux nus ensoleillés, très secs (plante xérophile) où elle se comporte en pionnière colonisatrice, dans le Jura, les Alpes, le Massif Central et les Pyrénées. Elle tend à s’installer initialement dans des fentes si bien qu’on la classe parmi les plantes dites chasmophytes (khasma = ouverture béante et phyton = plante). Son aire mondiale s’étend sur une bonne partie de l’Europe jusqu’en Asie. Ce serait depuis des montagnes asiatiques, sans doute transportée en grande partie par les hommes préhistoriques (voir ci-dessous les usages), qu’elle a été importée en Europe de l’Ouest et largement cultivée comme plante compagne ; là, elle « s’est échappée », notamment via ses rosettes-filles (voir ci-dessus) au bout des stolons, et s’est naturalisée autour des maisons et des châteaux ou monastères sur des vieux murs ou sur les toits en lauzes ou en chaumes. 

On a beaucoup de mal à démêler les nombreuses formes que peut prendre cette espèce avec la complication de la domestication ancienne. Les formes cultivées (souvent considérées comme la sous-espèce tectorum) ont des fleurs plutôt grandes et plus ou moins malformées mais tendent à fleurir moins souvent. La forme « sauvage » des rochers de montagne, parfois nommée comme la sous-espèce alpinum, possède des feuilles en rosettes réduites (moins de 5cm de diamètre) bordées de cils moins raides que chez les joubarbes de plaine.

Sur les vieilles murettes de pierre sèche en Aubrac, on ne sait plus très bien s’il s’agit de la forme cultivée échappée ou de la forme « sauvage »

Par analyse génétique, on estime que ce « groupe » est apparu il y a environ 500 000 ans. Les glaciations quaternaires ont fragmenté l’aire de répartition et isolé des populations génétiquement divergentes et dont une partie sont en fait d’origine hybride. Ainsi, on a distingué dans le passé plusieurs « espèces » que l’on préfère agglomérer maintenant compte tenu de la complexité des origines : la joubarbe du Rhin isolée dans les gorges de la vallée du Rhin, la joubarbe auvergnate dans le massif Central (à feuilles souvent un peu glanduleuses), la joubarbe des Pyrénées au port compact et la joubarbe jurassienne aux rosettes sans rejets stériles. La forme auvergnate, d’origine hybride, aurait une écologie sensiblement différente des autres ce qui expliquerait sa niche différente (strictement sur silice : granites, schistes et roches volcaniques). On aurait donc sous nos yeux une certaine différenciation d’espèces séparées géographiquement (spéciation). 

Jovis barba 

Le revêtement cireux des feuilles limite l’évaporation

Son nom vernaculaire de joubarbe des toits tout comme l’épithète tectorum de son nom scientifique associent étroitement cette plante aux toits. Dès la Grèce antique, on la signale comme plantée volontairement sur les toits et les Romains la cultivaient dans des pots d’ornement devant leurs maisons. Cette pratique s’est généralisée au Moyen-âge tant sur les murs que sur les toits car on disait qu’elle protégeait de la foudre et des incendies (mais aussi des maladies). Cette croyance bien ancrée était peut-être née suite à son usage sur les toits de chaume qu’elle protège du ruissellement de la pluie et qu’elle consolide par ses tapis couvrants ; de là, on aurait observé que les maisons ainsi couvertes de joubarbe se trouvaient protégées de la foudre. On a étendu cette supposée protection en l’installant sur les murets près des portes et fenêtres des maisons. 

Une trace historique de la force de cette croyance figure dans le Capitulaire de Villis publié au tout début du 9ème siècle sous le règne de Charlemagne et qui édictait les plantes à cultiver impérativement autour des monastères notamment : « Et ille hortulanus habeat super domum suam jovis barbam » : et le jardinier devra faire pousser sur sa maison jovis barba, la barbe de Jupiter ! Dans la mythologie romaine, Jupiter, équivalent du Zeus grec, était entre autres le dieu maître du Ciel et notamment de l’Orage. Cette association avec la barbe de Jupiter semble s’être faite à partir des inflorescences étalées teintées de rougeâtre mais aussi via un détail des rosettes de feuilles : les pointes rougeâtres des feuilles dressées évoquaient les pointes de sa barbe roussie par le feu des éclairs qu’il déclenchait ! Jovi barba a donné ultérieurement le nom de jobarbe devenu ensuite joubarbe ; comme l’expression latine se déclinait aussi en barba jovis, on retrouve localement le surnom de … barbajou ! 

Les feuilles aux pointes roussies comme les poils de la barbe de Jupiter !

Qu’en est-il vraiment de ce pouvoir protecteur ? Difficile à dire : peut-être qu’une couverture végétale modifie l’attractivité des toits par rapport aux risques de foudre ? Peut-être aussi que ce revêtement gorgé d’eau prévenait le déclenchement des incendies sur les toits de chaume frappés par la foudre ? Dans la flore d’Auvergne parue en 1956, M. Chassagne relate un fait troublant à cet égard : il avait remarqué que sur certaines crêtes des monts du Cantal des colonies de joubarbe se développaient et résistaient aux incendies provoqués par la foudre, fréquente sur ces crêtes et alors parcourues par des troupeaux ; les joubarbes bénéficiaient apparemment de l’élimination des plantes concurrentes par le feu ! 

Magique

Ce supposé pouvoir de parafoudre a suscité de nombreuses autres croyances bien plus irrationnelles. Ainsi on l’a considérée comme étant une plante porte-bonheur ou bien protectrice des mauvais sorts comme en Suisse où on l’implantait près des barrières. Elle était aussi censée prédire l’avenir : si elle fleurissait en rouge, c’était un bon présage avec un heureux évènement à venir ; si elle fleurissait en blanc, la mort imminente allait tomber sur la maison. Effectivement, on observe parfois chez les formes cultivées des fleurs blanches ! 

Son association avec le thème du feu (et son usage médicinal contre brûlures et piqûres : voir ci-dessous) a conduit à d’autres dérives. Le botaniste suisse G. Hegi rapporte ainsi cette croyance : « le suc de joubarbe avec de la gomme, de l’arsenic rouge et de l’alun passait jadis pour un secret merveilleux grâce auquel en se frottant les mains, on pouvait saisir le fer chauffé au rouge » ; on appelait arcane la substance ainsi obtenue qui devait rendre invulnérable à la douleur et à la brûlure. Au Moyen-âge, on la suspendait dans les cheminées pour empêcher les sorcières de pénétrer dans les maisons. 

En Grande-Bretagne, on rapporte un usage surprenant comme abortive : on devait faire bouillir une partie de la plante et donner le jus à boire à une fille enceinte ; plus tard, on lui demandait de grimper sur un mur élevé et de sauter ce qui résoudrait le problème ! On la retrouve ainsi dans la liste des abortifs de la médecine danoise populaire. 

Médicinale 

Ce rapprochement physique avec les humains a évidemment conduit à tester les qualités médicinales de cette plante, chargée de son aura de magie et sorcellerie : il suffisait de sortir sur le pas de la porte pour en récolter même en hiver où elle persiste. On en a fait un remède universel via ses feuilles qui renferment des tanins, du mucilage et divers acides organiques dont de l’acide malique. Parmi les innombrables usages avérés ou pas, il y a ceux qui tournent autour des propriétés vulnéraires et astringentes : contre les maux de dents, les brûlures, les piqûres d’insectes, les aphtes, … Les feuilles fraiches pelées étaient réputées comme coricide en application sur les cors qu’elles sont censées ramollir. 

On l’a même utilisée en usage interne contre les inflammations dont les otites avec le jus des feuilles. Dans le sud de la Serbie, une étude ethnopharmacologique a exploré cet usage ; les chercheurs ont interrogé des personnes qui l’utilisent encore et effectué des prélèvements microbiens dans les oreilles infectées. Ils ont ensuite testé l’action du jus in vitro et confirmé son pouvoir antibactérien sur les souches prélevées ; ils attribuent cette capacité à la présence de glycosides et d’acide malique. 

Facile de se procurer des feuilles fraîches près de chez soi et en toutes saisons

Voici donc une plante compagne de l’homme qu’il conviendrait de réhabiliter car elle est un peu passée de mode sauf sur les maisons anciennes des villages. La folie horticole a aussi causé beaucoup de dégâts en introduisant des cultivars et hybrides de toutes sortes … comme si la forme originelle n’était pas « assez belle » ! Sa culture reste d’une facilité déconcertante : il suffit de détacher une rosette et de la poser sur un lit minimal de terre sur un support rocheux … et c’est parti ! Et quel plaisir d’admirer la floraison somptueuse !

Et ces rosettes en 3D sont de formidables abris pour la biodiversité … à leur échelle

Bibliographie 

Hybridization, ecogeographical displacement and the emergence of new lineages – A genotyping-by-sequencing and ecological niche and species distribution modelling study of Sempervivum tectorum L. (Houseleek) Armin G. Fabritzek et al. J Evol Biol. 2021;34:830–844.

Ethnopharmacological uses of Sempervivum tectorum L. in southern Serbia: Scientific confirmation for the use against otitis linked bacteria. Dejan Stojković et al. Journal of Ethnopharmacology 176 (2015) 297–304 

Flora Gallica. Flore de France. JM Tison ; B. de Foucault. Ed. Biotope. 2014