Ophioglossum vulgatum

Parmi les nombreuses espèces de fougères « assez communes », il en est une hors du commun à bien des égards mais difficile à observer ! C’est la langue-de-serpent, un nom qui fait frémir mais ne vous inspirera plus aucune crainte une fois que vous l’aurez vue ou que vous aurez lu cette chronique ; elle est connue des botanistes sous son nom « officiel » d’ophioglosse, ce qui, traduit mot-à-mot, signifie justement langue-de-serpent (ophio = serpent ; glossum = langue). Partons à la découverte de cette espèce souvent très localisée et en fort déclin.

La superbe colonie qui occupe quelques mètres carrées sur l’espace de verger-nature géré par la commune de Saint-Myon ; les individus ont déjà produit la « langue-de-serpent »

Fronde

La première difficulté avec la langue-de-serpent, c’est qu’au premier abord on ne pense absolument pas à une fougère en la voyant : point de frondes (le nom donné aux « feuilles » fougères) découpées disposées en touffes denses comme chez la plupart des espèces. Ici, chaque pied ne porte qu’une fronde dressée (exceptionnellement deux), d’un beau vert, en forme de feuille entière, large et ovale ou en forme de losange et portée sur un pétiole (la « queue ») dressé. Le tout atteint en général une petite dizaine de centimètres, rarement plus jusqu’à trente centimètres. Cette feuille se démarque par un réseau de nervures veinées en réseau comme les mailles d’un filet, un aspect charnu « gras » et l’absence de nervure centrale qui lui a valu autrefois le surnom « d’herbe sans couture » !

En général, on la trouve en plusieurs exemplaires non loin les uns des autres, formant des petites colonies. Chaque pied émerge d’une tige souterraine rampante (un rhizome) ce qui lui donne un caractère de plante vivace : chaque année, elle ressortira donc aux mêmes endroits tant que les conditions de milieu restent favorables. Contrairement aux autres fougères, la jeune fronde n’est pas enroulée en crosse typique : la langue-de-serpent appartient en fait à un groupe de fougères à part (Ophioglossales) que certains scientifiques classent même hors des fougères tout en étant proches parentes !

Langue vipérine

Dès le mois de mai, après donc l’émergence des frondes, on voit apparaître sur une majorité de pieds (mais forcément tous) une tige dressée qui émerge « au milieu » du pétiole de la fronde : son sommet dressé porte une sorte de massue allongée, souvent un peu tordue, portant une gouttière centrale avec de chaque côté une rangée de protubérances (15 à 30 selon la longueur de la massue). La voici la langue de serpent qui darde au dessus de la fronde, menaçante et dérisoire ! On l’a aussi surnommée langue de chien ; les anglais l’appellent langue de vipère (adder’s tondue). Les deux rangées de protubérances sur la massue terminale finissent par s’ouvrir et libèrent des éléments microscopiques, des spores. Le voilà enfin le lien avec les fougères : ces organes sont des sporanges, ces « grains » ou « boules » que l’on trouve habituellement sous les feuilles des autres fougères.

Dès la mi- juin, la plante (la fronde et la « langue de vipère ») jaunit puis sèche (surtout les années avec une sécheresse printanière) ; la langue-de-serpent disparaît de la surface mais reste vivante grâce à son rhizome souterrain. Voici donc une seconde difficulté pour observer cette rareté : la courte période de végétation ; de plus, il reste assez difficile de voir les frondes dès lors que les herbes se développent et on peut les confondre avec de jeunes plantes n’ayant rien à voir comme des plantains ou des arums ! Le meilleur critère reste l’observation de la langue de serpent qui est unique !

Dès la mi-mai, la végétation herbacée se développe et les frondes de la langue-de-serpent deviennent plus difficiles à détecter

Très localisée

Pour la trouver il faut s’armer de patience car notre mini-fougère connaît un très fort déclin et ne se rencontre plus que sur des sites très ponctuels, surtout dans les zones qui ont eu à subir et subissent toujours plus les assauts de l’agriculture intensive (pesticides, mise en culture des prairies, arrachage des haies et bosquets) et de l’urbanisation. L’ophioglosse réclame la réunion de conditions assez précises pour s’installer : si elle tolère aussi bien le plein soleil que la situation en demi-ombre, elle a besoin de sols argileux riches en calcaire (type marnes comme en Limagne), détrempés en hiver et pouvant s’assécher en été dans des sites bien exposés assez chauds. Les prairies humides constituent son habitat préféré mais on la trouve aussi dans des bois humides clairsemés ou des fourrés d’arbustes denses et humides comme des massifs de prunelliers. La plupart des prairies humides semi-naturelles ayant été détruites ou transformées, elle ne persiste actuellement que dans des milieux de substitution très marginaux.

Sur la commune de Saint-Myon où je réside par exemple, la plus belle station avec des dizaines de pieds (voire une centaine certaines années) se trouve dans une parcelle communale transformée en « verger nature », sur une pente marneuse bien exposée sur les versants du Puy de Loule. Cette parcelle récupérée au moment des travaux du remembrement est maintenue en herbe et fauchée tous les ans par les soins des services communaux ; des arbres fruitiers y ont été plantés grâce à l’action de personnes bénévoles soucieuses de l’environnement local. Cet entretien régulier empêche la colonisation par des arbustes envahissants et au fil des années si bien que cette parcelle verger a vu sa diversité végétale s’accroître avec l’installation de plusieurs espèces d’orchidées et donc de notre langue-de-serpent ! S’agit-il d’une colonisation récente (les spores transportées par le vent peuvent voyager très loin) ou était-elle déjà présente sur la parcelle avant sa transformation : impossible de dire. En tout cas, bel exemple d’une action positive de conservation communale.

L’autre station que j’avais découverte il y a plus de vingt ans se situait sous des prunelliers en lisière d’un bosquet humide (lieu-dit Chanteloze) ; la végétation a évolué depuis en se densifiant et tout autour les cultures se sont intensifiées ; je l’ai retrouvée récemment en grand nombre juste à côte dans une pelouse en cours d’enfrichement. Reste aussi peut-être à la découvrir ailleurs sur la commune !

Une vie passionnante

Souvent, les ophioglosses préfèrent les zones dénudées où elles ne subissent pas la concurrence des herbes vivaces ; peut-être aussi qu’elles y trouvent au départ le champignon avec lequel elles s’associent

Cette fougère a fait l’objet de nombreuses études scientifiques à double titre. D’abord, toutes les espèces du genre Ophioglosse (25 à 30 espèces dans le Monde) se caractérisent par un nombre incroyablement élevé de chromosomes dans chacune de leurs cellules : en moyenne autour de 180 mais chez certaines espèces, cela peut aller jusqu’à 1400 par cellule. Pour mémoire, nos cellules contiennent 46 chromosomes (23 paires). Chez l’espèce qui nous concerne ce nombre peut varier de 480 à 1320 selon les populations.

Mais le point le plus surprenant concerne son cycle de vie. Comme chez toutes les fougères, les spores microscopiques libérées par l’ouverture des sporanges (voir ci-dessus) et dispersées par le vent, finissent par arriver au sol sur un site favorable (ou juste en-dessous de la plante-mère. Là, elles germent et donnent naissance sous terre à un organisme minuscule qui n’est pas un « bébé-fougère » (comme quand une graine germe) mais un prothalle, une petite masse charnue sur laquelle les organes reproducteurs vont se former et permettre, via la fécondation, la formation d’un nouveau pied de langue-de-serpent. Pour se développer, le prothalle doit rencontrer un champignon microscopique du sol (du genre Glomus) avec lequel il va s’associer pour former un mycorhize, un organisme double. Au début, ce prothalle souterrain se nourrit entièrement aux dépens du champignon associé qu’il « parasite » ; il élabore l’ébauche d’un futur pied d’ophioglosse mais celle-ci est dépourvue de chlorophylle au début et dépend donc elle aussi du champignon pour sa croissance initiale. Quand il émerge du sol, le nouveau pied grandit et devient chlorophyllien : il se met alors, comme toute plante verte, à fabriquer sa propre nourriture via la lumière et le dioxyde de carbone de l’air. A partir de ce moment là, il va renverser la tendance et nourrir désormais le champignon qui se trouve (enfin !) payé en retour de son aide initiale. Les Anglo-Saxons nomment ce type de relation : take now, pay later (prenez tout de suite et payez plus tard !). Incroyable, non, de la part de cette insignifiante petite « chose verte » !

Vipérine mais bienfaisante

La langue-de-serpent a du attirer très tôt l’attention des Anciens de par son aspect et aussi parce qu’elle était bien plus commune autrefois : ainsi on trouve des mentions de son usage comme plante … fourragère, pour engraisser le bétail ! On a du mal à y croire quand on connaît sa rareté actuelle mais elle fréquentait les prairies humides pâturées … avant l’avènement du drainage des zones humides et de l’amendement des prairies pour les « améliorer » comme on dit (mais sûrement pas pour la biodiversité !).

Cette plante contient un certain nombre de substances chimiques actives dont des flavonoïdes qui lui confèrent des propriétés cicatrisantes vulnéraires. Ainsi, en Angleterre, on préparait un onguent à base d’huile d’olive dans laquelle on faisait macérer des feuilles d’ophioglosse pressées ce qui donnait une « huile verte de charité » très en vogue jusqu’au début du 20ème pour guérir les blessures cutanées. Voici ce qu’en disait O. De Serres (1539-1619) dans son Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs, l’ouvrage fondateur de la science agronomique :

« Langue de serpent, cette herbe ressemble assez bien la langue de tel animal dont elle a tiré son nom ; ne se loge jamais qu’en bonne terre grasse et humide ; se plaît à la culture et l’arrosement ; mais comment qu’on la manie, si ne peut elle endurer les chaleurs de l’été à l’approche desquelles elle défaut et se perd. Par plant enraciné nous l’édifierons au jardin au commencement de la primevère. Cette herbe a beaucoup de vertus à résoudre les tumeurs, à guérir les brûlures, ulcères et plaies malignes et inflammations et arrêter les défluxions des yeux. » Tout indique donc qu’autrefois on cultivait même la langue-de-serpent dans les jardins !

Beau peuplement dans le verger-nature de Saint-Myon ; noter que certains pieds ne produisent pas de langue-de-serpent

BIBLIOGRAPHIE

  1. From mycoheterotrophy to mutualism: mycorrhizal specificity and functioning in Ophioglossum vulgatum sporophytes. K. J. Field et al. New Phytologist, 205 (4). 1492-1502
  2. Keratinocyte wound healing activity of galactoglycerolipids from the fern Ophioglossum vulgatum L. Marco Clericuzio et al. J Nat Med 2013