Le spectacle du sol de des forêts jonché d’un tapis de feuilles mortes nous est tellement familier en automne qu’on en oublie son importance écologique : c’est ce que les scientifiques appellent la litière du sol, composée (entre autres) de débris végétaux (feuilles, tiges, brindilles, fleurs, fruits, bourgeons, bois mort, …). Or, en Europe centrale, pendant des siècles, on a pratiqué en lien avec l’élevage un ramassage systématique des feuilles mortes en forêt ; cette pratique qui a perduré jusqu’après la seconde Guerre Mondiale a eu des conséquences désastreuses et durables sur les écosystèmes forestiers des pays concernés. Une synthèse publiée en 2005 (1) a fait le point de toutes les études qui ont analysé les conséquences de cette pratique en apparence anodine et « écologique » ainsi que les résultats d’expérimentations ponctuelles consistant à enlever ou ajouter de la litière de feuilles mortes dans des sites forestiers. Elle permet d’appréhender le caractère vital de la litière pour la bonne santé des forêts.

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Hêtraie de la Chaîne des Puys (Auvergne) en automne.

Une pratique très ancienne et généralisée

Depuis au moins le 12ème siècle, en Europe centrale donc, le ramassage en automne des feuilles mortes en forêt par ratissage était une pratique-clé de l’économie agricole des petites exploitations avec du bétail. Ces feuilles mortes servaient de litière pour les animaux à l’étable ; quand elle était souillée par les déjections, on l’épandait dans les champs cultivés comme engrais très riche.

Le pic de fréquence de cette pratique se situe vers les années 1800 car avec l’avènement de nouvelles cultures comme la pomme de terre ou le houblon, des surfaces boisées importantes se trouvent converties en cultures si bien que la pression de ramassage s’accentue sur des boisements plus restreints. Au début de l’usage de cette pratique, les quantités prélevées variaient de 6 tonnes par hectare dans les bois de pins sylvestres à près de 15 tonnes par hectare dans les bois de hêtres ; les boisements d’épicéas fournissaient un rendement intermédiaire.

Des effets désastreux

Dès les années 1850, plusieurs études scientifiques alertent sur le danger de déstabilisation des écosystèmes forestiers par cette pratique. Les paysans eux-mêmes commençaient à s’en rendre compte car la production de feuilles mortes baissait régulièrement passant à 1,5 à 8 tonnes par hectare, soit une baisse de moitié.

On estime alors que quelques décades seulement suffisent à avoir le même effet sur une forêt que quand on coupe tout un boisement de 100 ans d’âge (et qu’on exporte le bois produit). La production de bois s’en trouvait aussi fortement affectée avec une baisse de 50% de rendement et des cernes moyens de croissance 30% plus étroits. Dès le début des années 1800, la production de bois s’effondre. Il faudra attendre les années 1950 pour voir l’interdiction définitive de cette pratique dans la plupart des pays touchés. Des décades après son abandon, les effets perdurent comme on peut le constater en Autriche, en suisse ou en Allemagne.

Sur le plan écologique, cet effondrement de la production s’est accompagné d’un net appauvrissement des sols et de la biodiversité : les forêts mixtes de feuillus ont cédé la place à des forêts de résineux capables de s’accommoder de sols appauvris et acidifiés.

Comment expliquer de telles conséquences ?

Cet exemple illustre l’importance de la litière de feuilles mortes du fait de la multiplicité de ses rôles.

Elle protège le sol minéral contre l’action directe de l’eau : elle amortit les gouttes de pluie en hiver qui séparent les particules du sol ; elle pré »vient la compaction du sol et empêche l’entraînement des particules de terre par le ruissellement.

La litière fonctionne comme une énorme éponge qui stocke une partie de l’eau de pluie (jusqu’à 15%) et la restitue lentement permettant l’infiltration en profondeur.

Par la décomposition, elle alimente le sol en matière organique ou humus ; celui-ci retient les éléments minéraux facilement lessivés (entraînés) par l’eau qui coule. Si on l’enlève de manière répétée, un processus d’acidification progressif s’engage qui modifie complètement la composition et la structure du sol.

Surtout, la décomposition libère directement des éléments minéraux (« nutriments ») directement assimilables par les racines des plantes. Dans les forêts touchées par cette pratique, on constate une baisse de la quantité d’azote, un élément minéral clé dans la nutrition des plantes, de l’ordre de 40 à 50% ; la baisse est encore plus forte dans les couches plus profondes avec 90% de baisse. Le phosphore diminue aussi de l’ordre de 25%. Un cycle infernal s’enclenche : avec moins d’azote disponible, les feuilles des arbres s’appauvrissent aussi en azote et grandissent moins ; la production de feuilles mortes diminue. Au final, la production de bois construit à partir des substances produites par la photosynthèse des feuilles chute progressivement.

Les effets sur la biodiversité végétale, outre ceux liés aux changements de nature du sol, proviennent de l’effet « couverture » ou paillage du sol forestier par la litière. Sa présence filtre en quelque sorte les espèces capables de germer sous cette couche épaisse : les espèces à petites graines se trouvent défavorisées car leurs plantules plus faibles peinent à percer ; les espèces d’ombre qui requièrent une humidité du sol au contraire ont besoin d’une bonne couche humide ; etc… La régénération naturelle des essences d’arbres va donc être complètement bouleversée : il y aura de nombreux perdants et quelques gagnants. Progressivement, la communauté de plantes associées au sol forestier va changer et s’appauvrir en espèces car seules des espèces spécialisées peuvent survivre à un appauvrissement marqué du sol associé à sa compaction et son dessèchement. Il va de soi aussi que la faune du sol sera aussi très impactée par de tels changements : tout le réseau alimentaire est déstabilisé et déstructuré.

La chute des feuilles en automne est bien un événement majeur de la vie de l’écosystème forestier. Cela permet de comprendre pourquoi parmi les dispositions du code forestier figure l’interdiction de cueillette du bois mort et des feuilles mortes ! Notons aussi qu’en Chine, toujours à l’heure actuelle, de telles pratiques perdurent dans les campagnes reculées avec les mêmes effets désastreux.

La morale finale de cette histoire concerne aussi l’appréciation que l’on peut avoir de pratiques ancestrales que l’on maintient parfois au nom de la seule tradition et du fait qu’elles sont en apparence naturelles donc forcément bénéfiques.

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Une raison supplémentaire de goûter le plaisir de la promenade en forêt au moment de la chute des feuilles : l’espoir d’une renaissance !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Using experimental manipulation to assess the roles of leaf litter in the functioning
of forest ecosystems. Emma J. Sayer Biol. Rev. (2005), 80, pp. 1–31. 2005 Cambridge Philosophical Society

A retrouver dans nos ouvrages

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