Sciurus ; Martes

Ce titre au parfum de fable n’a pas été choisi par hasard car l’histoire que nous allons développer relève bien d’une « leçon de vie » à l’échelle de la nature. Elle se situe en Grande-Bretagne et concerne trois acteurs liés dans un même réseau alimentaire : la martre des pins, un mustélidé carnivore généraliste mais qui chasse volontiers les écureuils en les poursuivant dans les arbres ; l’écureuil roux que l’on ne présente plus (l’espèce présente en France) ; l’écureuil gris, une espèce nord-américaine, largement naturalisée et devenue invasive outre-Manche et, pour l’instant encore, heureusement absente de France. Chacun de ces acteurs connaît ou a connu une histoire contrastée et le croisement de leurs trois trajectoires à l’instant présent a induit un effet imprévisible et inattendu, une belle histoire naturelle !

L’écureuil roux est l’espèce indigène en Europe

Déclins et expansions

L’introduction de l’écureuil gris en Angleterre remonte à la fin du 19ème siècle et, depuis, l’espèce a conquis une bonne partie du pays y compris l’Irlande ; il profite beaucoup des zones urbaines avec le nourrissage hivernal des oiseaux et la bienveillance des nombre de citadins à l’égard de cet animal au look sympathique mais il colonise aussi les espaces boisés naturels ou semi-naturels. Il semble même qu’il ait été propagé activement par des introductions volontaires répétées à l’initiative de particuliers. L’écureuil gris induit dans les peuplements de sérieux dégâts par sa pratique de l’écorçage des feuillus. Par ailleurs, il est rapidement entré en compétition alimentaire directe avec l’écureuil roux indigène qu’il tend à supplanter. Mais le coup de grâce est venu d’une autre particularité de l’écureuil gris : il véhicule le virus parapox (1) des écureuils, sans effet sur lui-même (asymptomatique), presque toujours mortel pour son cousin indigène, l’écureuil roux. En conséquence, les populations de ce dernier ont fortement diminué et son extinction possible est prédite vers 2030 si rien ne change. Des coûteux programmes de conservation dédiés à cette espèce emblématique ont été mis en place avec notamment le piégeage systématique des écureuils gris localement pour recréer des ilots régionaux débarrassés de cette espèce et de la maladie qu’il transmet.

La martre des pins est indigène en Grande-Bretagne et a connu une histoire tout aussi contrastée. Très commun autrefois, ce prédateur a vu son aire de répartition se rétrécir rapidement avec la déforestation généralisée et les persécutions des garde-chasses qui l’accusaient de détruire le gibier. En 1915, elle n’était plus présente que dans quelques zones encore sauvages d’Ecosse et d’Irlande. Les boisements de résineux et les changements dans la gestion des territoires ont progressivement permis son rétablissement et lentement l’espèce reconquiert du terrain depuis son bastion des Highlands écossais. En Angleterre et dans le Pays de Galles, des programmes de réintroduction ou de renforcement des populations résiduelles ont été entrepris et l’espèce là aussi se réinstalle tout doucement.

Effet martre

En 2014, une étude menée en Irlande (2) alerte sur une double tendance inattendue à propos de ces deux écureuils. Un recensement national mettait en évidence d’une part un déclin de l’écureuil gris, pourtant bien installé jusqu’alors, et dont les populations s’étaient effondrées dans une partie de son aire conquise (9000km2) ; d’autre part, l’écureuil roux refaisait son apparition dans ces mêmes zones d’où il avait complètement disparu depuis 30 ans. Des programmes d’étude ont confirmé cette double tendance démographique opposée des deux espèces d’écureuils. Des indices pointaient vers une interaction avec la martre des pins en progression de son côté : les lieux des observations croissantes de celle-ci coïncidaient avec ceux où on constatait le déclin des écureuils gris et le retour des écureuils roux. Les auteurs de l’étude concluent alors qu’il y a bien une triple corrélation : progression de la martre/déclin de l’écureuil gris/retour de l’écureuil roux. Ils avancent l’idée que la seule présence de la martre ne suffit pas à expliquer cette évolution démographique des écureuils mais que le facteur clé serait une certaine densité minimale de celle-ci (mais non mesurée ni démontrée alors). D’où le lancement d’une étude ad hoc orientée sur cette problématique en Ecosse en 2016 (3).

Etude au poil !

Les chercheurs ont retenu trois zones d’étude distantes de quelques centaines de kilomètres différant par l’ancienneté d’occupation de la martre et la présence/absence de l’écureuil gris.

Dans les deux dernières zones, des programmes d’élimination de l’écureuil gris ont été menés avec une efficacité très relative puisque l’espèce y maintenait des densités de l’ordre de 50 à 100 individus/km2. Dans chaque zone, on a sélectionné des secteurs d’étude de 2 x 2kms avec mise en place de boîtes de nourrissage (avec des noix et des noisettes) à l’entrée juste adaptée au passage des animaux et « piégée » avec un dispositif qui permet de scotcher des poils de l’animal visiteur ; ces boîtes attirent aussi bien les écureuils que les martres (qui inspectent instinctivement les cavités, surtout si çà sent l’écureuil !). Des caméras complètent ce dispositif pour repérer les animaux qui ne viendraient pas visiter ces boîtes.

Les « pièges » sont régulièrement relevés et les poils recueillis et analysés quant à leur ADN. On peut ainsi d’une part identifier les espèces visiteuses mais surtout pour les martres, distinguer les individus et connaître ainsi leurs rayons de déplacement et d’activité. Ce système équivaut au principe des captures/recaptures mais sans capturer physiquement l’animal, juste ses poils : une méthodologie très élégante ! A partir de ces données, les chercheurs ont élaboré un modèle capable de décrire l’utilisation individuelle de l’espace par chaque martre recensée autour d’un noyau d’activité principale (centré sur un gîte) et de la relier avec la densité locale. On obtient ainsi une donnée qualifiée de connectivité pondérée par la densité et que l’on peut traduire par occupation des territoires. Indirectement, cette donnée traduit l’exposition des écureuils à la prédation potentielle des martres.

Double effet

Cette étude, en comparant ce qui se passe dans ces trois zones contrastées quant à leur histoire par rapport aux martres et écureuils gris, apporte une réponse non pas de manière expérimentale (rien n’est manipulé) mais par corrélation entre les abondances et occupations de l’espace des trois protagonistes. Globalement, l’étude démontre que la présence de l’écureuil gris est fortement corrélée négativement avec l’occupation de l’espace par la martre (plus il y a de martres, moins il y a d’écureuils gris) alors que la présence de l’écureuil roux montre une corrélation positive. L’effet martre va jusqu’à la disparition complète des écureuils gris dans les zones très occupées par celle-ci. En parallèle, la double disparition de compétition alimentaire et de la maladie véhiculée par ces derniers libère en quelque sorte les écureuils roux dont les populations ré-augmentent. Tout ceci signifie que la pression de prédation de la martre semble bien s’exercer préférentiellement sur les écureuils gris à l’avantage de l’écureuil roux. Comment expliquer cette dissymétrie de prédation ?

Naïveté

La pose de caméras a montré qu’en fait les écureuils roux se méfiaient des boîtes nourrissoirs disposées dans leur environnement dans les secteurs avec une forte densité de martres et, d’ailleurs, en l’absence de caméras, leur abondance aurait été sous-estimée. Les écureuils gris, eux, restent indifférents à l’abondance relative des martres et fréquentent facilement ces boîtes pour piller les noix ; cette naïveté en fait donc des proies faciles pour les martres. L’écureuil gris vient d’Amérique du nord où, là-bas, la martre n’existe pas ; les écureuils gris y ont bien des prédateurs auxquels ils sont habitués et dont ils savent se méfier mais pas celui-ci. Autrement dit, leur comportement en apparence « suicidaire » traduit simplement leur maladapation à un nouveau contexte. L’écureuil roux, espèce indigène, a par contre coévolué depuis bien des millénaires avec la martre, un de ses prédateurs (mais pas le seul) ; la pression de sélection a favorisé les individus capables de détecter ce prédateur et les comportements qui permettent d’éviter de le rencontrer.

Gravure ancienne naïve représentant une martre qui approche un écureuil roux endormi ; scène hautement peu probable dans la réalité !

L’étude conduite auparavant en Irlande avait déjà mis en évidence cette dissymétrie avec 15,6% des excréments de martre contenant des poils d’écureuil gris versus 2,5% pour les écureuils roux.

Que peut-on prédire quant à l’évolution future de cette triple relation ?

Prévisions

Photo J Lombardy

La martre ne progresse que lentement depuis l’Ecosse et nombre de ses populations récemment installées restent encore insuffisantes pour éradiquer complètement l’écureuil gris. On sait que les opérations de contrôle de ce dernier par piégeage réduisent la prévalence de la maladie virale dans les populations résiduelles ; on peut donc s’attendre qu’à minima ce scénario ne s’installe « naturellement » dans les zones conquises par les martres. La présence de zones urbaines, où ces opérations d’éradication ne peuvent être conduites, à la périphérie des zones boisées, va freiner cette tendance en servant de réservoir pour la diffusion de la maladie.

La progression de la martre apporte un service écosystémique inattendu et avec un coût économique nul pour résoudre le problème de la disparition des écureuils roux et des dégâts forestiers causés par les écureuils gris. Belle leçon à méditer pour nos « gestionnaires de la nature autoproclamés » qui prônent la « régulation » des carnivores (les nuisibles comme ils disent !) avec la martre parmi les animaux à piéger !

On pourrait craindre qu’une fois les écureuils gris éliminés, les martres ne se « retournent » vers les écureuils roux mais leur longue histoire commune permet d’affirmer qu’il n’en sera rien ; par le passé, des populations prospères de martre et d’écureuils roux cohabitaient sans problème ! Et la martre n’est pas un spécialiste des écureuils : sa propension à capturer les écureuils gris relève simplement de l’opportunisme alimentaire, indispensable à la survie des prédateurs.

Par contre, ce retour de la martre, favorisé par la présence initiale des écureuils gris, pourrait se retourner à moyen terme contre d’autres espèces de ces milieux une fois l’élimination des écureuils gris effectuée ; ainsi, en Scandinavie, on a montré que lors des années avec de faibles abondances de campagnols (une proie majeure dans le régime des martres), les martres pouvaient affecter le succès reproductif des oiseaux nichant au sol, dont les tétras ou gélinottes (voir la chronique sur les Tétraoninés). Or, dans les Highlands écossais, vit une belle population de Grand Tétras en difficulté du fait de la fragmentation des massifs forestiers et du réchauffement climatique : peut être qu’un effet boomerang de cette expansion des martres pourrait s’y ajouter.On peut aussi imaginer que la pression de prédation ne sélectionne de nouveaux comportements chez les écureuils gris mais l’échelle de temps reste encore trop courte pour que ce scénario ne se réalise a priori.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Parapoxvirus causes a deleterious disease in red squirrels associated with UK population declines. Tompkins DM, Sainsbury AW, Nettleton P, Buxton D, Gurnell J. 2002 Proc. R. Soc. Lond. B 269, 529 – 533.
  2. Population crash in an invasive species following the recovery of a native predator: the case of the American grey squirrel and the European pine marten in Ireland. Sheehy E, Lawton C. 2014 Biodivers. Conserv. 23, 753 – 774.
  3. The enemy of my enemy is my friend: native pine marten recovery reverses the decline of the red squirrel by suppressing grey squirrel populations. Sheehy E, Sutherland C, O’Reilly C, Lambin X. 2018. Proc. R. Soc. B 285: 20172603.