Miramella alpina subalpina

C’est devenu un lieu commun que de dire que plus aucun lieu de la planète ne se trouve désormais hors de portée des conséquences des actions humaines avec notamment le changement climatique global induit par l’homme. Outre les conséquences climatiques de la hausse du taux de dioxyde de carbone, il y aussi, et on tend à l’oublier tellement on est focalisé sur le climat, les effets directs de la hausse du dioxyde de carbone sur la végétation via le processus de photosynthèse : les plantes vertes prélèvent le dioxyde de carbone de l’air comme source de nourriture ; autrement dit, l’air devient de plus en plus « engraissé » au regard des plantes ! Saisir le déroulement de ces processus en cours reste bien difficile car tout se passe progressivement, en silence ; pourtant, cette prise de conscience pourrait nous aider à, peut-être, réagir bien plus vivement que nous ne le faisons jusqu’à maintenant. Nous gardons en nous la fausse représentation que les sites « sauvages » loin du cœur zones urbaines et agricoles connaissent une certaine immunité et échapperont à ces effets néfastes. Tel est le cas pour les sommets des montagnes et notamment cette zone magique de l’étage subalpin avec ses landes et pelouses. Les horizons ouverts, les tapis fleuris, les papillons qui virevoltent, les criquets qui sautent en tous sens,… tout concourt à donner une image de nature saine et non concernée par le grand chambardement en cours « en bas ». Là, vit entre autres une espèce de criquet, la miramelle subalpine sur laquelle des chercheurs suisses ont étudié l’impact de l’augmentation du dioxyde de carbone atmosphérique (2).

A 2200m dans les Alpes, dans l’étage subalpin

Joli criquet

Miramelle mâle tenue en main ; noter la fine pilosité qui couvre le corps et la belle teinte jaune-vert fluorée

Ce petit criquet montagnard (1) se repère facilement à sa teinte vert fluo éclatant avec une bande noire de chaque côté du thorax et ses ailes très courtes, réduites à des moignons : la miramelle ne vole pas. Les mâles plus petits que les femelles (16-23mm versus 23-31mm) ont une livrée nettement plus bigarrée avec les pattes postérieures marquées de rouge, de jaune et de taches noires et le reste du corps plus maculé de noir. Cette espèce est typique des massifs montagneux depuis la France jusqu’en Europe orientale où on la trouve entre 1000 et 2800m d’altitude ; elle recherche les milieux herbacés plutôt humides comme les alpages à végétation luxuriante avec de grandes plantes herbacées ; là, on peut la trouver parfois en abondance en train de grignoter les feuilles des plantes variées dont elles se nourrit.

Le site d’étude retenu en Suisse se trouvait à 2200m d’altitude à la base de l’étage subalpin. Là, elle se nourrit préférentiellement de feuilles d’airelles, arbrisseaux qui dominent dans les landes au milieu de zones forestières très clairsemées : nous sommes ici à la limite supérieure de survie des arbres. A de telles altitudes, la saison de reproduction reste courte pour de telles espèces avec des températures de fin de printemps et de début d’été souvent fraîches : la qualité de la nourriture s’avère donc de la plus haute importance pour que les jeunes éclos des œufs qui ont passé l’hiver aient le temps de grandir, d’atteindre le stade adulte et se reproduire avant le retour précoce de l’automne et des premiers froids.

Limite supérieure des arbres à la base du subalpin dans les Alpes

Sous cage

Etudier l’impact de la hausse du taux de dioxyde de carbone (CO2) dans un environnement naturel, in situ, soulève on s’en doute de sacrés problèmes techniques. Il faut pouvoir simuler ponctuellement une hausse de CO2 tout en laissant la liberté aux animaux (notamment dans le choix de la nourriture) et tout en suivant leur développement sur une saison. La solution expérimentale retenue ici consiste donc à installer des cages en moustiquaire synthétique couvrant une surface de 1,1met sous lesquelles un dispositif injecte du CO2 de manière à entretenir une concentration locale et ce dès le début de la saison de végétation. Une vingtaine de sites sont retenus avec pour chacun quatre cages installées sur des touffes d’airelles (myrtilles ou airelles des marais).

Mi-juin, des jeunes miramelles au troisième stade de développement sont prélevées dans l’environnement immédiat et réparties à raison de deux jeunes par cage. Des mesures de température et d’humidité permettent de vérifier que la présence du voile de moustiquaire ne modifie pas le microclimat sous la cage. Des prélèvements réguliers de feuilles d’airelles sont conduits jusqu’à fin août pour observer l’évolution de la composition chimique, notamment le contenu en sucres et en azote. A trois reprises, les jeunes miramelles sont mesurées : au bout de 32 jours (soit vers la mi juillet), la majorité avait atteint le quatrième stade et encore vingt jours plus tard, elles étaient au stade final adulte. Une fois arrivées à ce stade, on les regroupe par couples pour permettre la reproduction ; l’analyse des paquets d’œufs (notamment leur masse) déposés dans le sol permet d’évaluer le succès de la reproduction.

En parallèle, des miramelles adultes sont prélevées dans l’environnement et placées sous des cages enrichies en CO2 de manière à évaluer la part de l’impact de la nourriture sous atmosphère enrichie liée au développement larvaire et liée au seul stade adulte. Enfin, des expériences de type « cafétérias » sont menées dans lesquelles on propos à des adultes diverses plantes maintenues sous atmosphère enrichie : outre les deux airelles précédentes, on teste en plus l’airelle du Mont Ida et la gentiane ponctuée, deux autres plantes très présentes dans cet environnement.

Effets CO2

Avant de voir les résultats obtenus ici, rappelons brièvement ce que l’on sait déjà sur l’impact d’une hausse du CO2 sur les performances alimentaires d’animaux herbivores : elle change la qualité des aliments en abaissant le taux d’azote et en augmentant le taux de matières carbonées ce qui entraîne généralement un taux de croissance moindre avec un poids final réduit chez les herbivores ainsi qu’un allongement du temps de développement et une réduction de la reproduction. Qu’en est-il pour les miramelles dans ce contexte ?

Les deux espèces d’airelles testées (airelle myrtille et airelle des marais) subissent les mêmes effets face à une concentration élevée en CO2 autour d’elles : moins d’azote et plus de sucres libres et d’amidon de réserve dans les feuillages. Or, l’azote, élément constitutif des protéines, représente un élément clé pour le développement des insectes ; des tissus végétaux moins riches en azote et enrichis en matière fibreuse (lignine non digeste) impactent le développement initial des jeunes larves, capital pour réussir à atteindre à temps le stade adulte (le temps presse là-haut !). Par contre, en fin de saison, l’augmentation forte de sucres qui stimule l’appétit des larves compense quelque peu ce manque initial d’azote : tout dépend des conditions météorologiques du printemps (juin) pour la réussite finale.

Femelles

Plus inquiétant est l’effet différentiel sur les femelles car ce sont elles qui produisent les œufs et de leur bon état va largement dépendre le succès ultérieur des larves qui vont éclore l’année suivante. Les femelles en fin de saison sont plus lourdes que les mâles avec ou sans CO2 ajouté : ceci correspond au fort dimorphisme sexuel, monnaie courante chez nombre d’acridiens (voir la chronique sur l’oedipode turquoise). Mais sous une atmosphère enrichie en CO2 on découvre que les femelles atteignent un poids final moindre que sous une atmosphère « normale » : il s’établit un compromis métabolique qui alloue les ressources énergétiques moindres vers la production d’œufs au plus tôt (dès la stade adulte atteint) au détriment de la masse corporelle. Leur temps de développement est allongé sous CO2 enrichi mais pour autant cela ne suffit pas au final pour atteindre le poids optimal. Les femelles élevées sous CO2 enrichi depuis le 3ème stade larvaire ont un moindre succès reproductif que celles élevées ainsi uniquement à partir du stade adulte : en fait, elles pondent autant d’œufs mais par contre ces derniers sont plus légers car moins chargés en réserves vitellines et moins enrobés de sécrétion protectrice ; ces œufs auront donc moins de chances de résister aux rigueurs hivernales.

Couple de miramelles accouplé : le dimorphisme sexuel porte autant sur la taille que la coloration générale

De plus, comme le temps de développement est prolongé, la ponte du premier œuf a lieu plus tard en saison ce qui diminue d’autant les chances de survie des œufs : ceux pondus en début de saison estivale ont bien plus de chances de survivre. En temps normal, 50% des œufs pondus en été seulement éclosent l’année suivante.

Futur

Les expériences de « cafétérias » (voir ci-dessus) montrent que les mâles de miramelles semblent avoir une préférence pour les gentianes ponctuées quand l’atmosphère est enrichie en CO2 alors que c’est l’inverse chez les femelles. Ceci montre l’impact différentiel sur les sexes de l’enrichissement de l’atmosphère en CO2. En fait, on a du mal à savoir si chez une telle espèce a priori polyphage (susceptible de se nourrir sur toute une gamme de plantes), si une seule plante nourricière (comme ce fut le cas ici sous les cages) convient aussi bien qu’un mélange de diverses plantes. A priori, on pense que une seule plante suffit normalement au développement et dans la nature, les miramelles montrent clairement une préférence pour les airelles.

Il ressort clairement de cette étude que l’élévation continue du taux de CO2 si elle se poursuit au rythme actuel (ce qui semble malheureusement être le cas) va impacter le développement et le succès reproductif de la miramelle. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit là que d’un parmi des milliers d’exemples potentiels pour ce seul environnement subalpin et qu’il nous indique clairement qu’il va y avoir du changement en profondeur dans la biodiversité et le fonctionnement de ces écosystèmes …. sans parler des conséquences climatiques indirectes du même CO2 tout aussi dévastatrices dans des environnements aussi contraints.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Guide des sauterelles, grillons et criquets d’Europe occidentale. H. Bellmann ; G. Luquet. Ed. Delachaux et Niestlé. 1993
  2. Growth and reproduction of the alpine grasshopper Miramella alpina feeding on CO2-enriched dwarf shrubs at treeline. Roman Asshoff ; Stephan Hättenschwiler. Oecologia (2005) 142: 191–201