Viola arvensis

14 /08/2021 Alors qu’une grande majorité de plantes dites messicoles, i.e. des plantes annuelles habitant les moissons de céréales, connaissent un déclin accéléré au cours des dernières décennies du fait de l’intensification des pratiques agricoles, quelques espèces réussissent à surmonter cet obstacle majeur et même à prospérer de plus en plus : la pensée des champs fait ainsi figure d’exception.

Ses populations souvent très nombreuses et leurs belles fleurs très élégantes compensent un petit peu l’inéluctable raréfaction ou disparition même d’une foule d’autres espèces qui égayaient autrefois les moissons : adonis, pied d’alouettes, miroirs de Vénus, nigelles, nielles, … Quelles sont les raisons du succès et de la résilience de cette messicole ? 

Pensée versus violette 

Pour le botaniste, pensées et violettes sont deux variantes d’un même genre, Viola (comme nombre de mouettes et goélands relèvent aussi du même genre Larus). La distinction de ces deux sous-groupes repose sur la structure de la corolle de la fleur : chez les violettes, les deux pétales latéraux sont dirigés franchement vers le bas alors que chez les pensées, ils sont dirigés vers le haut ou au plus à l’horizontale. Le caractère informel de cette séparation, d’un point de vue scientifique, fait que les pensées sauvages peuvent être aussi bien nommées pensées que violettes ; ainsi, la pensée des champs peut s’appeler aussi violette des champs ou violette sauvage !  L’usage de pensée remonte au 16ème siècle et renvoie au fait qu’on a associé ces fleurs cultivées à la symbolique du souvenir ; ce terme a été repris en anglais sous la forme pansy

Les fleurs de la pensée des champs sont relativement petites avec une hauteur allant de 0,8 à 2cm mais comme elles sont portées haut sur de longs pédoncules dressés, elles réussissent à s’imposer au regard au-dessus du feuillage assez dense. Les cinq pétales se trouvent donc disposés sur le mode « pensée » : quatre en haut et un plus large pendant vers le bas ce qui lui donne un vague air de fleur d’orchidée au pont que l’on nomme donne au pétale inférieur le nom de labelle (voir la chronique sur l’orchis bouc) ! Le plus souvent, ces fleurs affichent une belle teinte lumineuse blanc jaunâtre à jaune crème pâle avec, souvent mais pas toujours, un lavis de bleu ou de violet pâles sur les pétales supérieurs ; mais ce bleu ou violet n’est jamais dominant. La base du pétale inférieur porte une tache jaune foncé plus ou moins étendue et marquée ; des stries rayonnantes épaisses très foncées marquent la base des pétales latéraux et du labelle. 

Derrière cette corolle déployée, on voit dépasser les pointes des sépales verts (calice). Si on observe la fleur de profil ou par derrière, on découvre un éperon bien marqué qui prolonge la corolle en arrière et se trouve encadré par des appendices retroussés des sépales. En revenant de face, on comprend que cet éperon débouche à la base du labelle là où une barbe de poils colorés cache l’entrée. 

Au tout début du printemps, les premières pensées fleuries attirent les bourdons

Ainsi, les insectes visiteurs se trouvent guidés vers le cœur par les stries contrastées et le labelle pendant taché de jaune mais bloqués par la barbe de poils : ceci limite l’accès au nectar produit au fond de l’éperon aux seules espèces dotées d’une langue ou d’une trompe assez longue. 

Des champs versus tricolore 

Feuilles et stipules foliacées composent le feuillage

A l’intérieur du groupe des pensées ainsi définies, la pensée des champs s’inscrit dans un ensemble d’espèces essentiellement annuelles très proches avec des variantes ou sous-espèces : bref, une situation assez complexe pour s’y retrouver. Dans les mêmes milieux que la pensée des champs, on peut trouver ainsi une autre espèce assez commune, mais moins répandue, la pensée tricolore. Le tableau comparatif ci-dessous fournit les critères distinctifs de ces deux espèces presque jumelles mais bien distinctes.

Le « meilleur » critère concerne les feuilles moyennes et supérieures des tiges, simples mais souvent dentées et qui portent chacune à leur base une paire de « feuilles secondaires » : deux stipules, très développées et souvent profondément divisées faciles à confondre avec la feuille elle-même ! 

La pensée tricolore se cantonne plutôt dans la grande moitié ouest du pays et habite divers milieux perturbés par les activités humaines ; souvent, on observe des variantes échappées de culture car elle est l’ancêtre des pensées annuelles non hybridées et semées en annuelles. Une sous-espèce montagnarde (V. tricolor subsp. saxatilis) se distingue par son caractère vivace et un port en touffe « buissonnante ».

Ajoutons que l’on trouve dans les dunes littorales et dans les pelouses sableuses intérieures, une troisième espèce assez commune, la pensée de Kitaibel ; elle ressemble fortement à la pensée des champs mais avec un port bas et des feuilles (pas les stipules cette fois !) portant 2 à 3 crénelures de chaque côté au lieu de 4 à 5 chez la pensée des champs. 

Polyvalente 

Peuplement exceptionnel au printemps dans une éteule non labourée

Revenons maintenant à la seule pensée des champs et penchons-nous sur les traits qui pourraient expliquer son succès actuel. Côté climat, elle prospère dans les régions au climat assez doux et relativement arrosé mais tolère une certaine sécheresse. Elle supporte bien les basses températures et peut même fleurir en plein hiver dès qu’il fait un peu moins froid. Côté sol, ses exigences sont assez étendues : elle préfère des sols argileux-sableux, sableux ou limoneux et plutôt acides ; on la trouve aussi sur des sols calcaires ou argilo-calcaires mais en moins grand nombre. 

Sur cette base, elle se montre capable de coloniser une gamme très variée de milieux. Ses milieux principaux se situent clairement dans les champs cultivés : si les moissons et éteules de céréales constituent son principal bastion, elle fréquente aussi toutes sortes de cultures : colza, maïs, tournesol, luzerne, cultures sarclées (pomme de terre, betterave), vignes, … mais en fait, elle est capable de s’installer dans toutes sortes de milieux au sol retourné ou à la faveur de « vides » dans la couverture végétale : bords des chemins, talus, tas de terre, déblais et décombres, bords des voies ferrées, carrières et sablières, bancs d’alluvions stabilisés des grandes vallées fluviales, cimetières, jardins urbains ou ruraux. Cette polyvalence témoigne de son adaptabilité et se trouve confirmée dans sa conquête de pratiquement tous les continents (dont l’Amérique du Nord, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, …) depuis son Eurasie originelle. 

Sa plasticité transparaît aussi nettement dans sa diversité de port selon les milieux : sous couvert dense (par exemple une céréale haute), elle croît droite et peu ramifiée ; mais dans les chaumes après la moisson ou sur les bordures des mêmes cultures, elle pousse très ramifiée en touffes lâches étalées.

Enfin, et c’est là sans doute un des clés de sa résilience, de nombreuses populations semblent devenir résistantes aux herbicides (voir la chronique sur ce processus), échappant ainsi à l’une des plus fortes contraintes imposées par l’agriculture intensive. Cette adaptabilité génétique s’explique grandement par son caractère annuel et sa prolificité, propices à l’apparition rapide de mutations favorables. 

Souvent, elle se cantonne sur les bordures, là où l’épandage d’herbicides reste moindre

Annuelle 

Effectivement, la pensée des champs possède un cycle de vie court d’environ quatre mois en moyenne entre la germination et la libération des graines pour la génération suivante suivie de la mort de la plante. Sans un tel cycle court, elle serait incapable de s’adapter aux milieux cultivés soumis périodiquement à de brusques perturbations : moisson, labour, traitements, hersage, …

Semis naturel très dense dans un colza d’hiver

Mais elle dispose en plus d’un atout majeur : la prolificité. Bien que ses fleurs présentent des caractères de plante entomophile, i.e. pollinisée par des insectes (voir ci-dessus les guides à nectar, le labelle jaune et l’éperon), la pensée des champs pratique essentiellement l’autopollinisation même s’il lui arrive d’être visitée et fécondée par des insectes. Ainsi toutes les fleurs produisent des graines à coup sûr ; d’autre part, ce mode de reproduction évite les flux de gènes entre populations différentes et permet le maintien local de génotypes particuliers adaptés à telle ou telle condition particulière. 

Du fait de ses caractéristiques et notamment de sa taille, la pensée des champs, même quand elle abonde, n’entre guère en compétition avec les cultures ; c’est plutôt l’inverse qui se produit et elle tend souvent à se concentrer sur les bordures de champs où elle échappe en partie à la compétition pour la lumière. Les jeunes plantules développent d’abord une rosette basale de feuilles rondes un peu crénelées et longuement pétiolées ; les fameuses stipules découpées (voir ci-dessus) n’apparaissent à la base des pétioles qu’à partir de la troisième feuille sur la tige naissante. 

A noter que cette plante peut servir d’hôte aux chenilles d’un papillon assez répandu, le petit nacré, facilement reconnaissable au revers des ailes postérieures avec ses miroirs argentés. 

Dispersion multiple

Les fleurs donnent des capsules pointues s’ouvrant en trois valves en forme de chistera qui s’écartent et « offrent » les nombreuses petites graines brunes qu’elles contiennent : en moyenne, il y a 75 graines par capsule. Un pied au milieu d’une culture qui entre en compétition avec lui produit 1500 à 2500 graines mais s’il est isolé, sans compétition immédiate, cette production peut atteindre … 8900 graines ! Pas mal pour une plante de taille modeste ! La production de graines dans les cultures dépend de la nature de celles-ci (densité, hauteur, système racinaire) : elle est de plus en plus élevée en allant des céréales d’hiver, vers les cultures sarclées puis le colza et est maximale dans les cultures de trèfle. 

La dispersion de ces graines se fait de différentes manières. Une part est projetée au moment de l’ouverture explosive de la capsule sèche qui peut les envoyer jusqu’à plus de deux mètres de distance. Mais plus de la moitié des graines restent sur la plante dans les capsules ouvertes et peuvent ensuite être par exemple récoltées avec la paille ; si celle-ci est ensuite épandue au sol ou utilisée comme litière pour le bétail, les graines peuvent ainsi voyager à grande distance. Des tests expérimentaux avec des pinsons, oiseaux granivores, montrent que s’ils les avalent rapidement, une partie est rejetée intactes dans les excréments ; idem si les plantes sont pâturées par du bétail. Plus original encore, les limaces qui consomment les capsules rejettent ces graines dans leurs excréments aussi ; de même les vers de terre qui consomment la matière organique en surface avalent des graines et les rejettent. Enfin, ces graines sont dotées comme celles des autres violettes et pensées d’un petit appendice huileux, un élaïsosome, qui attire les fourmis : elles saisissent les graines par cet appendice nutritif et les emportent vers les fourmilières avant de détacher la graine pour ne conserver que l’appendice. 

Ces graines se distinguent par une particularité peu répandue : celles qui sont mûres en mai sont dormantes et donc incapables de germer de suite mais celles produites en automne sont non dormantes ; pendant l’hiver, certaines vont passer en stade dormant ou dormantes partielles pour redevenir non dormantes l’été suivant ! Ainsi les germinations s’étalent sur une longue période de mars à décembre avec un double pic en mars-mai et août-décembre. Une bonne part va renforcer la banque de graines du sol où elles peuvent rester au moins 5 à 6 ans tout en restant viables et attendre une nouvelle perturbation comme un labour qui les ramène à la surface. Cependant, cette banque subit la prédation active de certains carabidés (voir la chronique) granivores ou de passereaux granivores hivernants comme les alouettes des champs (voir la chronique). 

La banque de graines permet la colonisation des chaumes de céréales après la moisson

Odeur et couleur 

La fleur elle-même n’a pas vraiment de parfum mais, par contre, les racines froissées entre les doigts répandent une odeur très spéciale d’huile essentielle de gaulthérie (le wintergreen des anglais) ; ce parfum étonnant correspond à la présence de salicylate de méthyl, un ester de l’acide salicylique, la substance précurseur de l’aspirine. Ceci protégerait les racines des attaques des herbivores et d’agents pathogènes tels que des champignons. Ceci explique aussi indirectement l’usage ancien de la pensée des champs (entre autres) comme fébrifuge.  

La coloration jaune des pétales est due à la présence d’un pigment peu commun, la violaxanthine ; il appartient au groupe des xanthophylles qui interviennent dans la voie de synthèse des caroténoïdes (voir à ce propos la chronique sur les feuilles en automne et celle sur les caroténoïdes) et protège la fleur contre les dégâts photo oxydants en atténuant la production de radicaux libres oxygénés. Quand il y a trop de lumière (cas fréquent pour cette plante des milieux très ouverts), la lumière en trop transforme la violaxanthine et zéathanthine selon un processus réversible avec une molécule intermédiaire, l’anthéraxanthine. En plus de la lumière, cette réaction demande la présence de vitamine C ; l’efficacité de la protection dépend donc de la disponibilité de cette molécule et en cas de pénurie, la plante va subir un stress en plein soleil. Quand la lumière est très basse, la réaction a lieu en sens inverse ce qui recharge les protections de la plante. 

BIBLIOGRAPHIE

Plasticity, life cycle and interference potential of field violet (Viola arvensis Murr.) in direct-seeded wheat and canola in central Alberta. Rory F. Degenhardt et al. CANADIAN JOURNAL OF PLANT SCIENCE 

Estimation of seed production by Myosotis arvensis, Veronica hederifolia, Veronica persica and Viola arvensis under different competitive conditions.P J W LUTMAN et al. Weed Research 51, 499–507 

The consumption pattern of 28 species of carabid beetles (Carabidae) to a weed seed, Viola arvensisP. Deroulers and V. Bretagnolle Bulletin of Entomological Research, 2018