Melitaea cinxia

Le plantain lancéolé est souvent une plante très commune dans les milieux herbeux ouverts

Si l’usage du terme toxique au sens imagé tend à se répandre pour qualifier certaines relations humaines « difficiles », cela fait des millions d’années que de telles relations au sens primaire existent dans le monde vivant notamment entre plantes et insectes herbivores qui les consomment. Les plantes fabriquent des composés chimiques secondaires souvent toxiques qui éloignent ou freinent les attaques des herbivores ; une course aux armements coévolutive s’est mise en place avec des espèces d’insectes qui ont développé des processus de détoxification ou d’évitement leur permettant de consommer des plantes sur lesquelles ils se spécialisent. Dans deux chroniques, nous avons déjà évoqué d’une part le cas des crucifères dotés d’une arme chimique dite « bombe M » et d’autre part ainsi les moyens développés par les chenilles des piérides leur permettant de désamorcer cette bombe chimique. Nous allons ici nous intéresser à un autre cas d’école, celui des chenilles d’un papillon assez commun, la mélitée du plantain, dont les chenilles se nourrissent essentiellement du feuillage en partie toxique du plantain lancéolé.

Double cycle

La mélitée du plantain est sans doute l’espèce la plus répandue en France dans un genre qui compte pas moins de onze espèces difficiles à distinguer entre elles car très proches d’aspect. Elle se reconnaît à la présence sur les ailes postérieures de points noirs cerclés bien visibles, y compris par en dessous. On voit les adultes soit au printemps (première génération), soit à partir de septembre (seconde génération) dans des milieux ouverts variés de type friches jusque dans les jardins.

Les femelles pondent après l’accouplement sur leur plante hôte principale, le plantain lancéolé, une espèce hyper commune qui fréquente les pelouses, les chemins, les prés et friches ouvertes (à végétation basse et clairsemée) plutôt secs, souvent en grande abondance. Ainsi, ces mélitées ne manquent pas de ressource notamment dans les anciennes cultures abandonnées qu’elles colonisent souvent massivement.

Pré sec granitique en pente pâturé avec un nid au premier plan ; photo prise fin mars avec des dizaines de nids sur la pente bien exposée

Les chenilles grégaires tissent une toile de soie commune étalée au sol sur la plante hôte ; quand celle-ci est entièrement consommée, la colonie se déplace un peu plus loin ! Hérissées de poils raides, ces chenilles présentent une couleur fauve.

Mais celles de la seconde génération automnale, à l’issue de la quatrième mue de croissance, deviennent plus sombres, presque noires avec des points blancs ; elles tissent alors un « nid » en réunissant des feuilles mortes au pied d’une plante et s’y réfugient à plusieurs dizaines. Là, elles hibernent et vont se réveiller tôt au printemps même par un temps encore froid. Devenues très noires avec la tête rouge foncée, elles sont alors très visibles avec leurs toiles étalées vu la végétation clairsemée par les rigueurs de l’hiver. La coloration noire facilite le réchauffement du corps à cette époque de l’année et on les voit souvent se chauffer au soleil. Elles subissent encore trois mues avant de se nymphoser et de donner donc la première génération printanière de papillons.

Transfert

Nids de chenilles au printemps : elles restent très grégaires

Le plantain lancéolé, comme tous ses congénères, contient surtout deux substances toxiques de la famille chimique des glycosides iridoïdes : l’aucubine et le catalpol, responsables d’ailleurs des propriétés médicinales intéressantes de cette plante. Cependant, dans la nature, d’un individu à l’autre ou d’une population à l’autre et selon la période de l’année, ces concentrations de substances toxiques peuvent varier assez fortement, schéma classique chez la majorité des plantes toxiques ; ceci d’ailleurs complique la tâche en phytothérapie car on ne sait jamais bien la concentration effective en substances actives !

Et pourtant, les chenilles de cette mélitée consomment goulûment ce plantain sans montrer le moindre signe d’empoisonnement ! On a montré qu’elles stockent en fait les deux molécules toxiques principales dans leur corps en les « mettant de côté » ce qui les rend toxiques à leur tour ; cette toxicité semble même se transmettre aux papillons adultes. Ainsi, d’un inconvénient, ces chenilles spécialisées en ont fait un avantage ! L’autre bénéfice majeur, c’est qu’elles sont parmi les seules à s’attaquer au plantain et donc à avoir une sorte de monopole sur cette plante abondante par ailleurs.

Colonie de chenilles au milieu d’un tapis de plantains lancéolées

On a comparé le développement de ces chenilles selon les taux de substances actives présents dans les plantains consommés puisqu’ils varient. Les chenilles qui se nourrissent sur des plantains plus chargés en aucubine et catalpol grandissent plus vite : ces substances agissent même comme des stimulants sur l’activité de consommation ! Au début du développement, les jeunes chenilles semblent un peu sensibles en grandissant lentement puis à partir de la seconde mue, elles s’accoutument et leur appétit va croissant. Le stockage interne des molécules toxiques n’a pas de coût physiologique : les chenilles consomment plus pour compenser peut-être une moindre digestibilité du feuillage.

Protection indirecte

Ces chenilles subissent, comme toutes les autres, un fort taux de parasitisme par les attaques de minuscules guêpes dites parasitoïdes qui pondent leurs œufs dans leur corps. Les larves rongent littéralement les chenilles vivantes de l’intérieur finissant par les tuer quand elles ont achevé leur propre développement. Au moins deux espèces de ces petits ichneumons noirs (braconidés) aux longues antennes se sont spécialisés sur les chenilles des mélitées en dépit de leur toxicité relative : Cotesia melitaearum et Hyposoter horticola. La course aux armements se fait donc à au moins trois niveaux : plante/chenille/parasites !

Or, dans la nature, on constate que les chenilles qui se nourrissent sur des plantains chargés en catalpol et aucubine souffrent moins des attaques de ces parasites ! Les fortes concentrations de catalpol stimulent les défenses immunitaires des chenilles entraînant une réaction plus forte envers les œufs des parasites pondus dans le corps des chenilles. Leur organisme « encapsule » et étouffe ces œufs en déposant par dessus des couches de cellules et de la mélanine ! Cette protection fonctionne très bien contre le parasite C. melitaearum ; avec H. horticola , si on augmente expérimentalement le taux d’aucubine, le temps de développement du parasite diminue ce qui le favorise au contraire : autrement dit, il y a une très grande spécificité dans les défenses anti-parasites ! Donc, dans la nature, le fait de disposer de plantains chargés en aucubine ou catalpol devient un facteur critique pour la survie des chenilles de mélitées et l’avenir de l’espèce !

Les chenilles noires au sortir de l’hiver bénéficieraient d’une autre protection indirecte : leur ressemblance avec les épis naissants de leur plante nourricière !

Ca se complique !

La qualité de la plante hôte affecte directement la vitesse de développement des chenilles ; or, compte tenu de leur cycle de vie, si elles n’atteignent pas une certaine taille (et avec assez de réserves de graisse) à l’entrée de l’hiver, leur taux de mortalité sera bien plus élevé pendant l’hibernation, phase critique. Or, le plantain lancéolé peut être lui-même affecté par un parasite du feuillage, un champignon responsable d’un oïdium blanc du type de celui des chênes .

Des chenilles élevées sur des plantains infectés se développent moins vite et atteignent un poids moindre à l’entrée en hibernation, voyant ainsi leurs chances de survie hivernale diminuées. Dans la nature, quand une colonie occupe un pied de plantain qui devient infecté, elle le quitte ce qui entraîne souvent un éclatement du groupe initial en petits groupes moins aptes à survivre. La survie hivernale des colonies de chenilles qui se sont développées sur des plantains infectés est de 26% inférieure à celle de colonies sur des pieds sains. Ainsi, ce quatrième larron peut affecter la survie des populations de mélitée ce qui nous fait toucher du doigt l’extraordinaire complexité de la dynamique des populations soumises à de telles contraintes multiples !

Brouteurs de chenilles

Et le réseau d’interactions imbriquées ne s’arrête pas là. Les plantains ne survivent pas à un développement de la végétation environnante en hauteur : ce sont des plantes pionnières de milieux ouverts et leurs rosettes plaquées au sol ont impérativement besoin de lumière. Dans les régions nordiques où la mélitée du plantain est en déclin du fait de la disparition de ses milieux de vie, on propose souvent une gestion « naturelle » par du pâturage ovin qui maintient un couvert bas et ras favorable aux plantains et à nombre de plantes des pelouses (voir la chronique sur l’œillet des Chartreux par exemple). Mais quel est l’impact sur les colonies de chenilles étalées au ras du sol ? Une étude montre que le maintien prolongé d’un troupeau de moutons pendant la période hivernale et au printemps détruisait 64% des « nids » ; sans pâturage, le taux de disparition naturel des nids n’est que de 8% ! Si on pratique un pâturage modéré et très temporaire, la mortalité chute à 12%. Avec un pâturage intensif, le volume des nids et la survie des chenilles diminuent de moitié : les moutons qui pâturent et rasent l’herbe au ras du sol mangent en fait des chenilles ou les piétinent ! Moralité : la gestion écologique de milieux semi-naturels sans prendre en compte le cycle de vie particulier de certaines peut avoir des effets désastreux. Si on se centre par exemple sur la survie d’une espèce végétale qui a besoin d’un pâturage intensif pour survivre, on éliminera la mélitée du plantain ! La bonne volonté ne suffit pas et il faut prendre en compte la globalité de l’écosystème.

Chenilles botanistes

Véroniques en épi dans une pelouse rocailleuse dans les Alpes

Toutes les espèces de mélitées montrent une tendance plus ou moins marquée à se spécialiser sur quelques plantes hôtes (oligophagie) plus ou moins différentes d’une espèce de mélitée à l’autre. Toutes ces plantes possèdent en commun la présence d’iridoïdes toxiques et appartiennent au même grand groupe de la classification, les Astéridés. Dans le cas de la mélitée du plantain, au moins en Suède où l’espèce a fait l’objet d’études très approfondies, on connaît une seconde plante hôte régulièrement adoptée en dehors du plantain lancéolé, la véronique en épi (Veronica spicata), une plante rare des pelouses. Au premier abord, on se dit : mais, ces deux plantes n’ont rien à voir tant leur apparence est différente ! D’ailleurs, il y a encore peu, on les classait dans deux familles différentes, les plantaginacées pour le plantain et les scrophulariacées pour la véronique. Oui mais au cours des deux dernières décennies, les analyses génétiques ont démontré une parenté bien plus forte qu’on ne pensait entre véroniques et plantains, réunis désormais ensemble dans la même famille des plantaginacées redélimitée avec par exemple les linaires ou les digitales. Et la parenté se confirme par la proximité de la composition chimique de ces deux plantes avec l’aucubine et le catalpol comme principaux composés secondaires toxiques ! Les chenilles et surtout les femelles de mélitée au moment de la ponte ne s’y trompent pas, sans doute sur la base de signaux chimiques volatils que nous ne discernons pas.

Les études montrent des effets sensiblement différents quant à la croissance des chenilles selon la plante hôte choisie mais globalement il n’y a pas de différence de survie entre les chenilles consommant l’une ou l’autre de ces plantes. Cela peut s’expliquer entre autres par la complexité entrevue avec le plantain des relations avec les différents facteurs environnementaux

BIBLIOGRAPHIE

  1. La vie des papillons. T. Lafranchis et al. Ed. Diatheo. 2015. L’indispensable ouvrage de toute personne qui s’intéresse à la vie des papillons !
  2. Development and survival of a specialist herbivore, Melitaea cinxia, on host plants producing high and low concentrations of iridoid glycosides. Marjo Saastamoinen et al. Ann. Zool. Fennici 44: 70–80. 2007
  3. Diet Quality Can Play a Critical Role in Defense Efficacy against Parasitoids and Pathogens in the Glanville Fritillary (Melitaea cinxia). Minna Laurentz et al. J Chem Ecol (2012) 38:116–125
  4. A powdery mildew infection on a shared host plant affects the dynamics of the Glanville fritillary butterfly populations. Anna-Liisa Laine. OIKOS 107: 329–337, 2004
  5. Impact of grazing management on hibernating caterpillars of the butterfly Melitaea cinxia in calcareous grasslands. C. G. E. van Noordwijk et al. J Insect Conserv (2012) 16:909–920

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le plantain lancéolé
Page(s) : 24-25 Guide des plantes des villes et villages