Pavo cristatus

La traîne du paon mâle, si fièrement exhibée lors de ses parades, sert classiquement d’exemple emblématique pour illustrer la notion de sélection sexuelle. On nomme ainsi la composante particulière de la sélection naturelle, le processus moteur de l’évolution, qui s’exerce sur les traits associés à l’accès aux partenaires sexuels et la possibilité de s’accoupler. En tant que processus de sélection, elle opère bien un tri mais pas en fonction d’un avantage de survie accrue des adultes et de leur descendance comme la sélection naturelle « utilitaire » classique ; elle tend à promouvoir des traits même défavorables pour la survie individuelle dès lors qu’ils facilitent l’accès aux partenaires sexuels. Dans la majorité des cas, la sélection sexuelle concerne essentiellement les mâles et peut aboutir à l’apparition, chez les espèces concernées, de traits qualifiés d’extravagants : ce sont ces ornements ou armements (pour les combats entre mâles) que nous connaissons tous pour leur côté spectaculaire dont la traîne du paon (voir l’exemple du « nez » des charançons de la rose trémière). En les observant, on ne peut s’empêcher de penser : « d’accord, c’est très beau mais qu’est-ce que çà doit être encombrant ou gênant dans la nature avec la pression des prédateurs ». Cette idée que de tels ornements sélectionnés deviennent des handicaps a retenu l’attention des scientifiques comme mécanisme possible sous-tendant la sélection sexuelle. 

Le principe du handicap 

La sélection sexuelle repose pour moitié sur les préférences des femelles lors du choix d’un partenaire sexuel pour s’accoupler ; si elles le font avec des mâles ayant une aptitude élevée (vigueur, bonne santé, « bons gènes »), elles auront au final une descendance avec une meilleure chance de survie. La sélection sexuelle opère un tri en faveur des femelles capables de discerner des indices chez les mâles de leur bonne qualité individuelle. Pour opérer ce choix délicat, elles s’appuieraient sur des traits « extrêmes » pouvant induire un certain handicap de sorte que seuls les mâles de bonne qualité soient capables de survivre. Dans les années 70, un biologiste israélien, A. Zahevi a posé les bases de ce qu’on appelle le principe du handicap. Il propose que les femelles choisissent les mâles dotés d’ornements abaissant leurs chances de survie car ceux-ci indiquent, sans tricherie possible (on parle de signal honnête), l’aptitude élevée de ces mâles à la reproduction. De leur côté, les femelles qui choisissent de tels mâles se trouvent favorisées car elles engendrent une descendance avec des chances de survie supérieures. Longtemps resté très polémique et débattu, ce principe a progressivement été validé et globalement accepté depuis les années 90. 

A.Zahevi, dans une publication de 1975 sur cette notion de handicap, a évoqué justement la traîne du paon en soulignant le fait que ce trait sélectionné sexuellement via les préférences des femelles générait, par son encombrement, des effets négatifs sur les déplacements. Il écrivait ainsi (traduction de l’anglais) :

«  Les plumes de la queue démesurées du paon …. ont visiblement des effets négatifs délétères sur la survie des individus… Plus ces plumes sont longues, plus les mâles ont de difficultés à échapper aux prédateurs ou à se déplacer dans leurs activités quotidiennes. »

Pendant des décennies, cette vision de la traîne handicapante pour les mâles de paons s’est imposée mais sans pour autant avoir été démontrée. Récemment, trois études ont exploré cette question à propos de l’envol et de la marche au sol ; et les résultats sont pour le moins surprenants par rapport à cette présupposition considérée comme réalité ! 

Traîne  

En langage populaire, on parle le plus souvent de la queue du paon mais, en fait, si on considère que la queue se limite aux seules grandes plumes ou rectrices, cette dénomination est fausse : ce sont les plumes qui recouvrent habituellement la base de la queue par dessus (les couvertures supérieures) qui composent ne fait la traîne du paon. Longue en moyenne d’un bon mètre (exceptionnellement jusqu’à 1,50m), elle se compose de près de deux cents plumes démesurées ; la vraie queue, de couleur brune, ne mesure, elle, que 40 à 45cm de long et ne compte que vingt rectrices. Elles possèdent des longues barbes aux reflets irisés et se terminent par une tache colorée rappelant un gros œil, un ocelle au centre bleu vif cerclé de jaune et de violet. Les femelles sont dépourvues de traîne ce qui constitue un des éléments du dimorphisme sexuel marqué ; cependant, leurs couvertures supérieures caudales sont quand même un peu allongées. 

Chaque année, ces plumes tombent (mue) en fin de période de reproduction entre fin août et octobre sur une période de huit semaines. Ensuite, elles repoussent pendant une période allant de six à huit mois ; ainsi, les mâles ont une période chaque année où ils se trouvent dépourvus de traîne . La croissance de cette traîne commence à partir de la seconde année et au cours des années suivantes s’allonge progressivement à chaque fois un peu plus ; elle n’atteint sa taille définitive que vers l’âge de quatre ans. La masse de la traîne avoisine les 320 grammes et représente environ 7% de la masse totale du corps, élaborés donc en à peu près six mois chaque année. 

Le mâle déploie cette traîne lors de sa parade quand il fait la roue ; outre des mouvements d’avant en arrière, il fait frémir les plumes déployées en une vague de tremblements répété à plusieurs reprises. 

Envol 

A l’état sauvage, le paon d’Asie habite des milieux boisés ouverts souvent le long des cours d’eau y compris des zones cultivées proches des villages comme des vergers. Dans cet environnement, vu sa taille assez conséquente, il représente une proie potentielle intéressante pour de grands carnivores tels que les panthères ou les tigres. La nuit, il se perche très haut dans de grands arbres ; comme il passe l’essentiel de ses activités au sol, la phase d’envol en cas d’attaque de prédateur, après une brève course au sol, s’avère cruciale pour sa survie. Là, l’oiseau doit être capable d’accélérer fortement en très peu de temps tout en montant selon un angle marqué pour espérer échapper à de tels prédateurs. Une fois envolé, le paon est capable de maintenir un vol soutenu sur une bonne distance. Cependant, il n’utilise quotidiennement que très peu sa capacité voilière : seulement 0,12% de son temps sur une journée, pour monter se percher ou fuir un danger. 

Paon perché dans un arbre en hauteur

Une étude a comparé les performances lors de l’envol à partir de vidéos de décollage de paons mâles avec une traîne et d’autres sans traîne. L’enseignement principal et fortement inattendu c’est que le fait d’avoir une traîne ne réduit pas significativement la performance en vol ; simplement, les paons mâles avec une traîne augmentent un peu plus la puissance mécanique déployée par les muscles du vol. La résistance par frottement induite par la traîne reste négligeable et n’affecte pratiquement pas la progression à l’envol ! Donc si handicap il y a il ne situe pas ici !

Surpoids 

Ces résultats surprennent mais se trouvent corroborés par d’autres exemples. Ainsi, sur des colibris de Anna de la côte ouest des USA, si on ajoute ou si on enlève expérimentalement quelques rectrices de la queue, l’effet sur les performances de vol reste très limité : la vitesse maximale est réduite de 3% et le coût énergétique augmente de 11% mais seulement aux très grandes vitesses de vol, rarement utilisées. De même, le vol de parade à la verticale de la tourterelle turque, comparable à l’envol pour échapper à un prédateur, ne représente que 5% du coût énergétique basal. 

On pourrait alors penser que le poids de la traîne qui s’ajoute va interférer mais elle ne représente que 7% de la masse totale du corps ou que l’augmentation de la masse musculaire (muscles du vol) pour améliorer la puissance à l’envol va influer : les calculs effectués dans cette étude ne détectent rien en ce sens ! Des observations sur des mésanges charbonnières qui avaient augmenté leur poids de 5% sur une journée montrent que ceci n’a pratiquement aucun effet sur la performance de vol. 

Pour autant, tous ces résultats ne signifient pas qu’il n’y a aucun coût pour les paons mâles à l’envol. Peut être que la traîne modifie la répartition de la masse par rapport au volume du corps (moment d’inertie) et affecte la stabilité et le contrôle de la montée à angle raide. Peut-être que la traîne freine le paon lors de sa course initiale (voir la réponse ci-dessous) ? La fabrication et l’entretien, chaque année, de ces grandes plumes constitue un coût énergétique non négligeable que l’on estime à 10% du métabolisme basal. Ces effets indirects restent difficiles à évaluer d’autant qu’ils ne s’excluent pas mais resteraient bien en retrait de ce que l’on imaginait auparavant.

Marche et course 

Nous avons vu que les paons, comme une majorité de gallinacés, passent l’essentiel de leur vie au sol, y compris au moment des parades. Une autre étude a comparé les coûts énergétiques des déplacements au sol de paons mâles avec leurs traînes (en période de reproduction) et d’autres sans traîne (hors période après la chute des plumes de la traîne). Là encore, le bilan laisse pantois : le coût énergétique des déplacements au sol chez les paons avec traîne est … plus bas que celui chez les paons mâles sans traîne ! Et pourtant, un tel résultat a aussi été démontré chez un autre gallinacé, le lagopède alpin du Svalbard qui a de moindres coûts de déplacements dans les périodes où sa masse corporelle augmente. 

Pour comprendre ce paradoxe, il faut revenir aux conditions expérimentales : on a comparé des paons mâles à deux périodes différentes de leur cycle annuel. Or, outre la perte de la traîne, d’autres changements internes interviennent hors de la période de reproduction dont ceux concernant la production d’hormones sexuelles (testostérone). Cette dernière est bien connue pour agir sur le développement musculaire ; or, en période de reproduction, sa sécrétion augmente fortement. Donc, les paons mâles réussiraient à compenser l’ajout de la traîne via ce « dopage » indirect à la testostérone qui leur procure plus de puissance musculaire. De plus, pendant la période intense des parades, ils mangent moins et se dépensent beaucoup : cette adaptation physiologique rétablirait un certain équilibre énergétique permettant des déplacements à un moindre coût. 

L’observation dans la nature montre que la vitesse moyenne de déplacement au sol se situe autour de 0,75m/s ce qui coïncide avec un minimum de dépense énergétique si on compare avec la courbe théorique des dépenses en fonction de la vitesse. 

Certains chercheurs se sont dits que si la traîne ne handicapait pas pour des déplacements sur un sol horizontal, elle pouvait par contre devenir problématique sur des pentes plus marquées de par son volume et encombrement. D’où une nouvelle étude des déplacements sur des plans inclinés à 5 ou 7°. Certes, la dépense énergétique augmente un peu dans cette situation (mais c’est inéluctable avec ou sans traîne !) mais elle reste identique que ce soit à 5 ou 7° de pente. Mais, surtout, l’efficacité énergétique du paon dans cette situation s’avère être la plus élevée connue parmi tous les oiseaux chez qui elle a pu être mesurée, et ce avec la traîne ! 

Immunocompétence

Cet exemple illustre merveilleusement bien le travail de recherche scientifique : ce n’est pas parce que un fait semble a priori évident (la traîne est forcément un handicap aux déplacements) qu’il est valide pour autant : la traîne est peut-être un handicap (principe de précaution indispensable en science !) mais pas là où on le prétendait ! Alors peut-être faut-il chercher « à l’intérieur » ?

On sait que la production d’hormones sexuelles mâles (testostérone et dihydrotestostérone) peut avioir un effet négatif sur la réponse immunitaire, i.e. les moyens de défense du corps contre les agressions d’agents pathogènes ; le système immunitaire peut réagir via ce qu’on appelle la réponse humorale par la production d’anticorps (substances chimiques qui neutralisent  l’agent étranger ou antigène) par des globules blancs ou leucocytes. Inversement, lors de la mise en place d’une telle réponse humorale (par exemple suite à un début d’infection), on peut observer une baisse de la production des hormones mâles via un rétrocontrôle négatif sur l’ensemble hypophyse/hypothalamus. Donc, immunité et production d’hormones mâles interfèrent fortement ce qui soulève des problèmes quand on est un mâle en pleine période de reproduction, soumis au stress et se nourrissant moins, donc potentiellement plus fragile par rapport aux infections. 

Des expériences ont été conduites sur des paons mâles en liberté à partir d’analyses de sang avant et après une « épreuve » immunitaire non nocive : une injection de globules rouges de mouton considérés comme antigène et suscitant une réponse humorale spécifique (fabrication d’anticorps anti-globules rouges de mouton). Les paons mâles avec les traînes les plus longues et comptant le plus de plumes tendent à avoir des niveaux d’hormones mâles circulantes plus élevés et un moindre niveau de globules blancs circulants. Autrement dit, la production d’ornements les plus exagérés s’accompagnerait d’un coût immunitaire sous forme de moindre capacité de défense en cas d’infection. Le handicap se situerait donc à ce niveau et avoir une traîne très développée signifierait « je suis un super mâle capable de surmonter cette épreuve bien que je sois moins protégé ! ».

Entretien 

Une autre piste possible concerne l’entretien de cette volumineuse traîne. Tous les oiseaux consacrent en moyenne 9% de leur temps quotidien à entretenir leur plumage en lissant les plumes avec leur bec, en les enduisant de secrétions, en se grattant avec les pattes, en prenant des bains de poussière ou de soleil, en nettoyant la tête, en étirant les ailes et en secouant et gonflant les plumes pour les réarranger correctement. Le suivi quotidien de paons mâles montre que l’essentiel de cette activité d’entretien se passe lors de repos ou quand l’oiseau est perché sur un poste surélevé ; de courtes périodes d’entretien se font tout en marchant ou en se nourrissant mais jamais pendant les parades. Ce temps d’entretien quotidien représente presque 15% du temps quotidien, soit nettement plus que la moyenne citée ci-dessus, alors que les parades elles-mêmes occupent 7% de leur temps. 99% de l’activité d’entretien consiste à lisser les plumes avec le bec, à se gratter avec les pattes et à prendre des bains de poussière au sol, à la manière bien connue chez les poules. Sur ce temps, 25% concerne l’entretien de la seule traîne. Donc, on voit que les mâles de paon consacrent une part importante de leur « budget » de temps quotidien à entretenir leur plumage dont un bon quart pour la traîne : soit autant de temps non dévolu à d’autres activités telles que la surveillance des prédateurs ou des congénères ou la recherche de nourriture (puisque l’entretien se fait au repos). La traîne représente donc à ce titre un certain handicap en diminuant les chances de survie. D’autre part, le bon état d’entretien de sa traîne pourrait au jour le jour constituer un très bon indicateur sensible et direct du bon état de santé du mâle : s’il est capable de consacrer autant de temps à avoir un plumage impeccable, c’est qu’il est en bonne santé ! Reste à savoir si les femelles sont capables de percevoir ce « meilleur » état ; il ne suffit pas qu’un signal existe pour qu’il soit perçu ! 

En fait, au lieu de dire « le » handicap, il vaudrait mieux dire « un » des handicaps potentiels : il en reste sûrement d’autres à découvrir ; au vu de ces résultats, les plus importants ne seraient pas les plus évidents ! Au delà de ces résultats surprenants, il reste une question cruciale : la traîne est-elle bien le critère central pour le choix des femelles ? Si ce n’est pas le cas, alors la notion de handicap révélateur du bon état de santé n’a plus guère de validité ! Là encore, traditionnellement, on tend à penser que c’est le cas mais la réalité semble être bien différente comme nous aurons l’occasion de le découvrir dans d’autres chroniques sur cet étonnant gallinacé.

On ne peut pas « quitter » le paon sans évoquer ses vocalises !

Bibliographie

Ecologie comportementale.E. Danchin et al. Chapitre 9 :La sélection sexuelle : un autre processus évolutif. 2005 Ed. Dunod. 

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The metabolic cost of walking on an incline in the Peacock (Pavo cristatus).Wilkinson et al. (2015),PeerJ 3:e987; DOI 10.7717/peerj.987 

Mounting an immune response correlates with decreased androgen levels in male peafowl, Pavo cristatus.Albert F. H. Ros, Maria Correia, John C. Wingfield,  Rui F. Oliveira J. Ethol. 2008

Do peacocks devote maintenance time to their ornamental plumage? Time budgets of male blue peafowl Pavo cristatus.Bruno A. Walther. Lundiana 4(2):149-154, 2003