Prairie montagnarde à arnica en Auvergne

Pour prédire les effets du changement climatique global en cours sur la végétation et anticiper en matière de conservation, soit on expérimente avec une espèce en la transportant à des altitudes différentes, soit on modélise à partir des données actuelles. Mais ces deux méthodes présentent l’inconvénient majeur de raisonner par espèce sans prendre en compte les interactions biologiques entre espèces au sein des communautés végétales. Une des solutions serait de transporter un milieu donné « entier » avec toutes ses espèces à une altitude différente pour simuler un climat différent : impossible direz-vous ! Oui, a priori mais une équipe allemande a réussi à relever (ou plutôt descendre !) ce défi en transportant un morceau de prairie montagnarde riche en espèces 400m plus bas en altitude de manière à la placer sous un climat équivalent à celui qui régnera dans quelques décennies (si rien ne change … ) là où il se trouve actuellement. Les conclusions de cette expérience inédite sont riches d’enseignements.

Opportunité

 

Dans la montagne du Harz en Basse-Saxe, en 1993, à l’occasion de travaux de construction d’une nouvelle route, une prairie montagnarde particulièrement riche en espèces s’est trouvée condamnée. Comme apparemment on ne plaisante pas dans ce pays avec la protection des espèces et des milieux, contrairement à ce qui se passe dans un autre pays voisin que je ne citerai pas, il fût décidé de transporter quelques 4000 mètres carrés de cette prairie en découpant des blocs de 2m sur 2m et sur une profondeur de 0,5m (soit près de 3 tonnes !) à l’aide d’un bulldozer équipé d’une pelle spéciale et en les repositionnant sur un autre site dégradé décapé sur 0,5m ! A cette occasion, les chercheurs purent « récupérer » deux de ces précieux blocs de prairie pour expérimenter : ils auraient bien voulu en prélever plus mais cela leur fut refusé compte tenu de la richesse de ce milieu ! Quand aurons nous dans notre pays les mêmes niveaux de préoccupation écologique par rapport à la destruction des habitats ?

L’un des deux blocs a été transplanté près du site original à la même altitude soit 600m ; il servira de témoin et permettra de faire la part des effets liés à la perturbation engendrée par ces travaux quand même peu banals ! L’autre a été transporté par camion au jardin botanique de Göttingen à 160m d’altitude ; là une placette de 2,5 X 2,5 X 0,5m a été préparée et le bloc y est inséré. De la terre issue du site originel remplira les bords vides et les fissures apparues au sein du bloc du fait du transport (10% de la surface).

Grandeur nature

Le transfert effectué, une étude de suivi sur sept ans va être menée sur l’évolution de la végétation de ces deux blocs de prairie : suivi de la couverture en surface des espèces abondantes ; comptage individuel des espèces rares ; estimation de la banque de graines dans le sol ; … A 600m d’altitude dans le Harz, cette prairie originelle sur un sol acide et pauvre offre un cortège floristique de type montagnard (nous sommes en Europe du nord) avec des espèces telles que l’arnica, le fenouil des Alpes, le gaillet du Harz, le nard raide, le millepertuis maculé, la renouée bistorte, le pâturin de Chaix, le sceau de Salomon verticillé, la violette des marais, la myrtille, la campanule à feuilles rondes, … Le bloc transplanté à Göttingen à 160m d’altitude se retrouve sous un climat nettement différent : la température moyenne passe de 5,8°C à 8,5°C et la pluviosité annuelle de 1234mm à 607mm. Cet écart de 2,7°C correspond grosso modo à l’augmentation de la température moyenne à 600m d’altitude d’ici quelques décennies, prévue à l’aide des différents scénarios climatiques. Ainsi a t’on réussi, avec quelques bémols liés à la perturbation logique engendrée par un tel transfert, à simuler l’évolution de cette prairie montagnarde sous le climat qu’elle subira sans doute dans un avenir relativement proche (pour nous aussi … ).

Réponse spécifique

Au bout de sept ans de suivi, on dispose de suffisamment de recul pour dresser un bilan en comparant systématiquement avec le bloc témoin resté à 600m. L’enseignement principal c’est qu’il n’y a pas eu de réponse globale mais des réponses au cas par cas, espèce par espèce. Dix sept espèces originelles ont décliné après leur transfert. Parmi elles figurent surtout des espèces montagnardes dont quatre qui ont fortement décliné ou sont disparues (arnica, fenouil des Alpes, millepertuis maculé et gaillet du Harz). Mais, par ailleurs quatre autres espèces montagnardes ont vu leur croissance et développement inchangés (pâturin de Chaix, sceau de Salomon verticillé, nard raide, potentille tormentille) après le transfert. Donc, des résultats contrastés qui annoncent des causalités complexes !

La comparaison des deux blocs ayant subi la même opération mécanique permet de séparer ce qui relève de la perturbation induite. Ainsi les fissures induites par le transfert et remplies de terre on profité au gaillet du Harz qui les a colonisé rapidement (espaces vides sans végétation) notamment à partir de la réserve de graines dans le sol (banque de graines) les deux premières années avant de décliner ensuite. Par ailleurs, le décapage par en dessous a exposé le sol et relancé la transformation microbienne de l’humus en éléments minéraux (minéralisation) ; ainsi dans les deux blocs, cet apport nouveau de minéraux a induit une strate herbacée plus haute avec plus de litière de feuilles mortes au sol. Dans le bloc à basse altitude, la production de biomasse a ainsi augmenté sur toute la période de suivi sans doute amplifiée par les températures plus élevées (photosynthèse favorisée et minéralisation accrue). Des espèces amateurs d’azote y ont prospéré telles que l’oseille sauvage.

Pas assez plastique

Prairie alpine dominée par le fenouil des Alpes (Meum athamanthicum), une ombellifère blanche

Focalisons nous sur les espèces montagnardes ayant fortement décliné. On aurait pu s’attendre à ce que ces espèces, dans leur majorité adaptées à climat assez tempéré, profitent de l’augmentation des températures ou s’adaptent assez facilement. Or, l’une d’elles, le fenouil des Alpes s’est très rapidement éteinte après le transfert ce qui a suscité une étude physiologique spécifique dans le contexte local : des pieds de cette espèce furent transplantés à différentes altitudes entre 170 et 1130m. Les mesures de l’activité photosynthétique de cette espèce montrent qu’elle ne tire aucunement profit des températures plus favorables à basse altitude du fait d’un manque de capacité à varier pour les individus (plasticité phénotypique limitée). En hiver notamment, sous le climat des basses altitudes, ses racines tendent à perdre une bonne part des sucres stockés pendant l’été ce qui expliquerait la faible croissance observée dès l’année qui a suivi le transfert. En plus, comme nombre d’espèces d’altitude, elle présente un taux de respiration élevé peu compatible avec la sécheresse accrue à basse altitude. Ainsi, cette espèce dominante à 600m dans les prairies montagnardes a décliné très rapidement l’année d’après le transfert et n’a pas fleuri avant de s’éteindre. Autrement dit, certaines espèces, faute de plasticité adéquate, ne supportent pas ce changement climatique : ce sont les grandes perdantes !

Le facteur humidité, plus que l’élévation de température en elle-même, semble bien aussi prédominer pour d’autres espèces exigeantes à cet égard telles que la succise des prés ou la violette des marais. Néanmoins, la renouée bistorte, pourtant exigeante en humidité, se maintient bien et conserve sa couverture au sol dans le bloc transféré ; il doit donc y avoir d’autres facteurs limitants et la réponse est bien très spécifique.

Mauvais coup pour les arnicas

Pré montagnard acidophile dominé par des arnicas

L’arnica aussi figure parmi les montagnardes qui se sont rapidement éteintes après le transfert. La température ne semble pourtant pas en jeu ici car dans le bloc transféré à basse altitude, tous les individus ont subi une forte attaque de la part des limaces alors que cet impact reste limité à 600m. En effet, l’arnica est connue (eh oui arnica est féminin !) pour l’appétence de son feuillage vis-à-vis des gastéropodes.

Des expériences ont été conduites sur cette plante : si on pose des filets protecteurs anti-limaces à basse altitude, les dégâts se trouvent considérablement réduits et l’espèce se maintient. Inversement, si on introduit des limaces à la belle saison à 600m, les dégâts subis augmentent nettement ! Ainsi s’expliquerait la disparition de tous les individus sauf un dès le printemps qui suit le transfert sous la pression de cette « prédation » : on parle d’herbivorie.

Les gastéropodes terrestres (escargots et limaces) sont de redoutables « prédateurs » de plantes herbacées dont ils peuvent consommer aussi bien les feuilles que les parties reproductrices

Le seul rescapé sera éradiqué début juin sous les assauts des limaces ! On découvre donc là un effet indirect du réchauffement climatique : il change la donne au niveau du contexte de l’herbivorie, crucial pour nombre d’espèces.

Un autre exemple historiquement connu concerne le millepertuis perforé commun en plaine : en situation de stress hydrique avec une période de sécheresse estivale, l’espèce devient plus vulnérable envers les attaques des insectes herbivores qui consomment fruits et fleurs ; ainsi l’espèce voit son potentiel de reproduction affaibli. Or, ici, une autre espèce très proche, le millepertuis maculé, plus montagnard, a connu un net déclin après le transfert !

Changement global

Potentille tormentille : elle demande un couvert bas qui laisse passer la lumière

D’autres espèces moins montagnardes ont connu lors d’un transfert un déclin plus ou moins prononcé sans disparaître pour autant comme la campanule à feuilles rondes ou la véronique petit-chêne et plusieurs espèces de mousses des prairies. Là encore les investigations espèce par espèce pointent un effet indirect par accroissement de la compétition pour la lumière du à l’augmentation de la hauteur de végétation stimulée par les températures plus favorables. Ces espèces plutôt basses ne réussissent plus à maintenir leur couverture initiale sous l’effet d’une compétition accrue. Et encore, l’activité des rongeurs tels que les campagnols maintient-elle des micro-clairières qui assurent la survie de ces espèces. Pour autant, il y a là aussi des exceptions avec des espèces a priori de milieux ouverts bien éclairés qui maintiennent quand même leur couverture au sol sur sept ans après le transfert tels que le nard raide ou la luzule champêtre. Rien n’est simple et doit être considéré au cas par cas !

Au final, il ressort clairement de cette étude passionnante qu’il ne suffit pas seulement de considérer les augmentations de température ou variations d’humidité pour prévoir les effets du réchauffement climatique mais qu’il faut à tout prix inclure les interactions entre espèces : la pression des herbivores, la compétition entre espèces végétales, … mais aussi sans doute la réussite de la reproduction selon les pollinisateurs … Le changement climatique modifie une multitude de facteurs à la fois et une approche avec une seule espèce n’éclaire que très partiellement ce qui se passe.

Tout ceci laisse présager des bouleversements en profondeur des milieux : ainsi, dans le bloc transféré à basse altitude, sept ans plus tard, il ne restait plus que 45% des espèces initiales tandis que d’autres s’étaient introduites depuis l’environnement immédiat. Un tel changement a modifié complètement la composition floristique au point que les botanistes ne peuvent plus rattacher cette ex-prairie montagnarde à l’association végétale originelle : elle est devenue une « autre » prairie et son cortège faunistique, non étudié ici, a du probablement être bouleversé en profondeur aussi !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Translocation of a montane meadow to simulate the potential impact of climate change. Bruelheide, Helge. Applied Vegetation Science 6: 23-34, 2003
  2. Experimental tests for determining the causes of the altitudinal distribution of Meum athamanticum Jacq. in the Harz Mountains. Flora 196: 227-241. Bruelheide, H. & Lieberum, K. 2001