Lasallia pustulata

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Sous ce nom curieux de tripe de roche, les Canadiens désignent plusieurs espèces de lichens en forme de feuille charnue ondulée comestible (d’où l’image de tripe !) et vivant sur des rochers. Parmi eux figure une espèce relativement commune en France sur les parois rocheuses, très facile à identifier sans confusion possible (qualité rare chez les lichens !) et formant des colonies souvent très importantes, visibles de loin : il s’agit de Lasallia pustulata qui n’a pas, comme une majorité de lichens, vraiment de nom commun en français. Du fait de la présence de grosses pustules sur son thalle et sa coloration brun sombre à verdâtre, on pourrait le nommer le lichen à pustules ou, comme les anglo-saxons, la « peau-de-crapaud» (toadskin). Le mode de vie de ce lichen présente un certain nombre d’originalités qui ont fait l’objet de plusieurs études dans les pays nordiques où cette espèce prospère.

Il ne coupe pas le cordon

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Pustules au centre d’un thalle sec : l’aspect blanchâtre provient d’un revêtement pruineux (qui s’efface au toucher)

Les lichens, qui sont des champignons vivant en symbiose avec des organismes pratiquant la photosynthèse (le plus souvent des algues vertes), n’ont ni racines, ni feuilles, ni tiges : ce ne sont pas des végétaux ! Leur appareil végétatif s’appelle un thalle. Chez la tripe de roche, le thalle aplati présente une forme de « feuille » (thalle foliacé) comme chez de nombreux autres lichens très communs dont les parmélies, les xanthories, …

Mais, contrairement à ces derniers, le thalle n’est pas collé sur toute sa surface au support mais il est fixé au rocher en un seul point, par une sorte de pilier court, de 1 à 5mm d’épaisseur, comme un cordon ombilical ou un « pied » autour duquel se déploie le thalle étalé. On parle de thalle ombiliqué, une particularité propre à toutes les espèces de la famille des Umbilicariacées (mais qui se retrouve dans d’autres familles comme les Dermatocarpon dans les Verrucariacées).

Dans le cas de la tripe de roche, le thalle s’organise en cercle autour de ce pilier et prend une forme de feuille peltée comme celle des capucines ou des lotus. Le thalle relativement épais et un peu charnu (la tripe !) s’étale sur un diamètre de 3 à 15cm pouvant atteindre 22 voire 35cm en situation très favorable comme sur les rochers côtiers très arrosés du sud de la Norvège. Les bords irrégulièrement lacérés, déchirés et très sombres, souvent un peu relevés vers le haut, contrastent avec la partie centrale d’un gris cendre et recouverte de pustules (la peau-de-crapaud) bombées, rondes ou ovales, finement verruqueuses et saupoudrées d’un revêtement blanchâtre pruineux. En vue rapprochée, l’effet est des plus esthétiques ! La face inférieure, tournée vers le rocher mais non collée sur celui-ci, est plus sombre et creusée de dépressions qui correspondent aux pustules de la face supérieure.

Transfiguré par la pluie !

La description ci-dessus concerne les tripes de roche à l’état sec. En effet, les lichens se dessèchent très rapidement en plein soleil, leur thalle mince étant incapable de retenir l’eau. Comme il n’y a pas d’organe de prélèvement de l’eau du type racine, le lichen dépend entièrement de l’eau tombée du ciel pour s’hydrater. Et dans le cas de la tripe de roche, cette hydratation suite à une bonne pluie s’accompagne d’une véritable métamorphose spectaculaire. Pour observer ce phénomène, il suffit de verser d’un peu d’eau sur un thalle sec et craquelé qui semble mort (3). En moins de 6 secondes, les bords recroquevillés, retournés s’étalent à vue d’œil à l’horizontale (en se dépliant ; le thalle au cours de cet « étirement » rapide se soulève un peu et s’écarte du rocher. En moins de 30 à 40 secondes, la goutte d’eau déposée est absorbée comme une éponge par la face supérieure (le cortex). Si on l’arrose copieusement, comme par une forte pluie, la couleur de fond du dessus change et vire vers une teinte brun verdâtre : la tripe a changé complètement et, hormis la présence des pustules, devient méconnaissable !

L’apparition de la couleur verte trahit la reprise d’activité des algues vertes microscopiques hébergées dans le cortex du thalle (l’organisme photosynthétique ou photobionte associé au champignon qui constitue le « corps » du lichen). Sans eau, elles ne peuvent fonctionner et entrent en vie ralentie. Une fois le thalle mouillé et bien imbibé, elles peuvent fixer le dioxyde de carbone et fabriquer des nutriments dont une partie va bénéficier au développement du lichen.

Une course contre la montre

Mais cette métamorphose ne dure pas longtemps sauf si la pluie persiste. Dès que le beau temps revient, compte tenu du mode de vie sur des parois rocheuses bien exposées, la thalle se dessèche à vue d’œil et se met à se recroqueviller et reprend son état initial tout en perdant sa belle teinte verte puisque les algues entrent en repos forcé. Ainsi va la vie des lichens : quelques heures à quelques jours par ci par là de réelle activité et le reste du temps, on attend des heures meilleures ! Par contre, sous réserve que les températures ne soient pas trop basses, ils peuvent même en plein hiver réaliser cette métamorphose et en profiter plus longtemps vu que le dessèchement est alors moins prononcé.

Pendant cette phase de dessèchement, toutes les parties du lichen ne réagissent pas de la même manière : une étude menée sur le terrain avec des méthodes de fluorescence (1), a permis de montrer que la partie centrale du lichen en forme de disque un peu creux conservait une activité photosynthétique plus longtemps que les bords du thalle pouvant aller jusqu’à 90 minutes en plus. Cette différence peut paraître dérisoire mais en cas d’alternances répétées de pluie/soleil, cela finit par compter pour le lichen qui doit profiter de la moindre opportunité pour grandir. Cette différence semble liée à l’épaisseur plus importante du thalle vers le centre ; il se pourrait aussi que le pilier central (l’ombilic) fonctionne comme une mèche qui absorberait le film d’eau resté sur le rocher, sous l’abri du thalle étalé.

La migration des pustules

La croissance des lichens se fait soit à partir des bords ou des extrémités ou de manière plus diffuse par croissance intercalaire à l’intérieur du thalle. La tripe de roche avec ses pustules offre un terrain d’observation de ce dernier mode de croissance car on peut s’en servir comme marqueurs permettant de suivre leur progression au gré de la croissance : dans une étude sur 4 ans, un suivi de pustules individuelles sur des thalles sélectionnés (2) a permis de préciser le mode de croissance. Les pustules se déplacent effectivement horizontalement, en ligne droite en moyenne de 1,8mm/an. Ce chiffre témoin de la croissance reste dans les normes de croissance des lichens, organismes très « lents » ne serait-ce que du fait des limitations d’activité évoquées ci-dessus. Les pustules proches du bord bougent plus vite que celles proches du centre : sur 4 ans, des pustules initialement situées à 5mm du centre ont bougé de 4mm alors que celles situées à 20mm (donc près du bord) ont migré de 11mm, soit deux fois plus vite. On a donc clairement une croissance dite intercalaire depuis le centre vers les bords : l’auteur de l’étude compare le disque central à un « souffleur de bulles » ! En effet, non seulement, les pustules initiales migrent, mais entre elles apparaissent de nouvelles pustules plus petites dans les zones de tissus produites. L’accélération de la croissance vers les bords n’est qu’un effet d’accumulation de la croissance intercalaire qui part du centre.

Arrivées au bord, les pustules tendent à éclater et à s’éroder ou à s’effondrer, donnant naissance à des organes noirs poudreux, des iridiés : elles fabriquent des minuscules paquets de filaments du champignon associés à des algues qui servent de forme de dispersion. Progressivement, le bord du thalle devient lacéré et prend cet aspect « abimé » renforcé lors du dessèchement.

On voit donc que le fonctionnement de ce lichen (comme la majorité d’entre eux) n’a rien à voir avec celui des végétaux auxquels on a toujours tendance les comparer (voir les comparaisons utilisées dans cette même chronique !). En fait, nous avons beaucoup de mal à regarder les lichens pour ce qu’ils sont, des champignons, des êtres plus proches des animaux que des végétaux ! Nous ne les appréhendons qu’à travers notre connaissance des êtres qui nous sont plus familiers comme les plantes vertes alors qu’ils sont complètement différents.

Deux autres chroniques explorent l’écologie de ce lichen singulier : L’enfer c’est les autres et A la conquête des vides.

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Tripes de roche en compagnie d’autres lichens de la même famille, des Umbilicaria gris clair avec un thalle aussi ombiliqué. Il y a aussi un lichen très clair de type foliacé (Parmélie sp.)

BIBLIOGRAPHIE

  1. Intrathalline and size-dependent patterns of activity in Lasallia pustulata and their possible consequences for competitive interactions. G. HESTMARK, B. SCHROETER and L. KAPPEN. Functional Ecology 1997 11, 318–322
  2. GROWTH FROM THE CENTRE IN AN UMBILICATE LICHEN. Geir HESTMARK. Lichenologist 29(4): 379–383 (1997).
  3. Competitive behaviour of umbilicate lichens : an experimental approach. Geir Hestmark. Oecologia (1997) 111:523-528