Pyrrhocoris apterus

Trois gendarmes adultes sur l’écorce d’un tilleul

Evidemment, nous allons ici vous parler de la petite bête que tout le monde connaît sous le surnom de gendarme. Omniprésente autour de l’homme, cette punaise noire et rouge habite toutes sortes de milieux chauds et ensoleillés : pieds des murs et des troncs d’arbres avec une écorce rugueuse, tas de pierres, litière de feuilles mortes, pelouses rases, chemins caillouteux, … Ceci lui vaut d’ailleurs l’autre surnom de cherche-midi. Bien que très commune et hyper facile à observer, elle reste pourtant méconnue dans le détail de ses mœurs ; saviez-vous qu’il s’agit d’un insecte dit modèle en sciences, i.e. ayant fait l’objet de nombreuses études scientifiques poussées sur divers aspects de son développement ? Entrons donc un peu plus dans l’intimité de ces gendarmes si proches de nous.

Grosse « gendarmerie » composée de jeunes et d’adultes et installée dans de l’herbe sèche au sol

Gendarme ?

La robe contrastée rouge et noir signe tout de suite cette espèce. Elle lui a valu le surnom bien connu de gendarme car, autrefois, ce terme désignait un homme de guerre fortement armé et ayant sous ses ordres d’autres cavaliers ou un gentilhomme attaché à la maison du roi ou de la reine (définitions du Robert) ; or, les « gendarmes » de la garde de Louis XVI notamment portaient un uniforme rouge et noir ! On lui attribue aussi, pour les mêmes raisons, les surnoms de soldat ou de suisse, allusion notamment aux gardes du Vatican.

Les anglais la surnomment firebug, la « punaise de feu », à cause de la couleur rouge ; on le retrouve dans son nom latin Pyrrhocoris, issu de Pyrrhos, le feu et Coris, punaise. Les adultes qui mesurent environ 1cm de long ont la tête, les antennes, les pattes et le bout de l’abdomen (qui dépasse des ailes) noirs ; pour le reste, le rouge « feu » domine avec un dessin noir en travers du thorax (pronotum), puis un triangle noir (scutellum), et les deux ailes supérieures réduites qui portent un gros rond noir et une petite tache noire triangulaire dans l’angle supérieur.

En dépit de ces signes distinctifs, le gendarme peut être confondu avec d’autres espèces de punaises rouges et noires, d’aspect plus ou moins proche, moins communes mais présentes elles aussi un peu partout : la punaise de la jusquiame, la punaise du laurier-rose, la punaise à tache blanche, la punaise écuyère, … ! Vous pouvez les découvrir dans la chronique consacrée aux punaises rouges et noires : vous y découvrirez notamment les raisons de cette ressemblance marquée dans les motifs de rouge et de noir !

Plusieurs uniformes ?

Colonie composée exclusivement de jeunes de tailles différentes sur un arbre mort au sol

Un des traits caractéristiques de cette espèce est sa propension à former des groupes denses d’individus, allant de quelques uns à plusieurs centaines, qui se chauffent au soleil sur des murs ou, plus souvent encore, à la base du tronc de vieux arbres sur l’écorce crevassée ou fissurée. Là, dès le premier coup d’œil, on reste souvent interpellé par la présence d’au moins deux sortes d’individus : ceux avec deux grosses taches noires rondes sur leurs ailes, les adultes que nous avons décrits ci-dessus et d’autres bien plus rouges, aux ailes supérieures très réduites à deux moignons noirs et avec trois points noirs alignés sur le dos de l’abdomen. Il s’agit de « jeunes » ou d’immatures. Chez les punaises, le développement est qualifié de direct : de l’œuf sort un « bébé » qui ressemble déjà un peu aux futurs adultes mais avec des ailes hyper réduites ; il subit plusieurs mues de croissance (5 chez le gendarme) et d’une mue à l’autre, il grandit et se transforme progressivement jusqu’à acquérir l’aspect adulte et à devenir alors apte à la reproduction.

Lors de la dernière mue vers le stade adulte, le nouvel individu fraîchement émergeant de son ancienne peau arbore une livrée entièrement rouge orangé sans aucune trace de noir ; il est alors encore « tout mou » car sa peau n’a pas encore durcie. En quelques heures, ce futur adulte vire au rouge foncé et la couleur noire apparaît !

Punaise sans ailes ?

L’adjectif du nom latin, apterus, signifie « sans ailes » ; or, dans la description ci-dessus, nous avons parlé des ailes : en fait, aptère est exagéré et il faudrait dire « inapte au vol». Au sein de sa propre famille, les Pyrrhocoridés (300 espèces dont 3 en France), la plupart des espèces volent et ont des ailes complètes. Pour bien comprendre la structure des ailes des gendarmes (ou de ce qu’il en reste), il faut les comparer à celles de ses cousines qui volent, dans l’immense groupe des « punaises », les hétéroptères pour les scientifiques. Prenons par exemple la punaise verte (Palomena prasina), très commune et bien connue pour répandre une odeur particulièrement nauséabonde : on retrouve (vu de dessus) la tête, le thorax (pronotum), le triangle du scutellum et une première paire d’ailes qui se croisent sur le bout de l’abdomen. Elles se composent d’une partie durcie, coriace verte piquetée de noir ici (hémélytre) et d’une partie membraneuse transparente. Si on écarte ces ailes supérieures, on trouve une seconde paire bien cachée entièrement membraneuse : elles ne sont déployées que lors d’une envol et ce sont elles qui battent et assurent la propulsion.

Chez le gendarme, les ailes supérieures se résument à la partie durcie ; mais chez certains individus, qualifiés de macroptères (je n’en ai jamais vu personnellement !), ces ailes peuvent être complètes avec la seconde partie membraneuse : le bout de l’abdomen devient alors non visible, caché par le chevauchement des deux extrémités membraneuses comme chez ses cousines à ailes complètes (voir la punaise à point blanc). Quant à la paire d’ailes inférieures, cachées sous les précédentes, elle se réduit à deux moignons membraneux sombres, difficiles à voir ! Donc, à la fameuse question d’un jeu bien connu « gendarme vole ? », il faudrait répondre : euh … oui et non !

Spécialisé ?

Comme toutes les punaises, le gendarme se nourrit à l’aide d’un rostre allongé, replié au repos sous le corps, entre les pattes : cet appareil buccal de type piqueur-suceur comporte des stylets qui permettent de percer et un canal qui permet d’aspirer la nourriture liquéfiée. Le gendarme consomme la chair nutritive des graines : il déplie son rostre et le plante à la verticale dans le fruit de manière à atteindre la ou les graines à l’intérieur. Sur certains sites de jardinage, des témoignages prétendent que les gendarmes peuvent piquer de manière douloureuse si on les manipule ; mais est-ce qu’il s’agissait bien de gendarmes et pas de l’une des autres espèces qui lui ressemblent (dont les réduves carnivores très agressives !) ?

Classiquement, on l’associe aux fruits des tilleuls tombés au sol au pied de ces arbres ; comme il utilise par ailleurs volontiers l’écorce crevassée de ces arbres comme site de regroupement et d’hivernage, on le dit souvent spécialisé sur ces arbres (1).

La réalité semble bien plus diverse : dans les jardins, on l’observe souvent en fin d’été et en automne sur les gros fruits ventrus de la « mauve en arbre » (Hibiscus syriacus), un arbuste ornemental très répandu ou sur des plantes herbacées du type mauves ou guimauves dont les roses trémières (voir la chronique sur cette dernière) là où les tilleuls sont absents. En dépit des apparences trompeuses, les mauves sont de proches parentes des tilleuls et d’ailleurs, on les regroupe désormais dans la même famille des Malvacées. Donc, le gendarme serait plutôt spécialisé sur les malvacées !

Mais en fait on peut aussi l’observer (moins souvent) se nourrissant des graines de nombreuses autres plantes de diverses familles non apparentées aux Malvacées : le gendarme serait donc plutôt généraliste (polyphage) avec une préférence pour les mauves et les tilleuls. Il s’est même largement adapté à un arbre nord-américain introduit, très répandu, le robinier faux-acacia. Ainsi en Europe centrale, les adultes préfèrent nettement les graines des robiniers (60%) contre seulement 6% pour les tilleuls (et 34% pour la guimauve officinale, une herbacée).

Choix toxiques

 

Photo prise au jardin botanique de Clermont-Ferrand : ces gendarmes se sont installés au milieu de cactus avec des petits fruits rouges ovales qui leur ressemblent étrangement ! Simple coïncidence sans doute !

Cette relative spécialisation sur les fruits des tilleuls peut s’expliquer par le caractère partiellement toxique de ces derniers vis-à-vis de la majorité des insectes : ces fruits contiennent une substance active, le farnésol (que l’on retrouve dans les fleurs) qui exerce une perturbation hormonale chez les autres insectes en perturbant leur développement. Les gendarmes peuvent surmonter ces effets et bénéficient ainsi d’une sorte de monopole avec peu de compétition.

L’adoption généralisée du robinier faux-acacia (voir ci-dessus) soulève plusieurs questions. Cet arbre a été introduit en Europe il y a un peu plus de quatre siècles et se caractérise aussi par des graines assez toxiques. Comment les gendarmes ont-ils pu s’adapter aussi vite à une essence exotique n’appartenant pas de plus à la famille des Malvacées (c’est une Fabacée) ? On ne sait pas bien mais par contre, on peut dire que l’absence de compétition avec d’autres insectes « granivores » a du être un moteur d’évolution. De manière surprenante, le gendarme n’a pas adopté d’autres arbres ou arbustes de cette même famille (Fabacées) pourtant bien représentée dans notre flore !

En fait, les goûts des gendarmes semblent évoluer au cours de leur développement. Jusqu’à la seconde mue, les jeunes ne se nourrissent pas ; à partir du troisième stade,  ils préfèrent d’abord la guimauve officinale (51%), puis les robiniers (29%) et les tilleuls (20%). Cependant, les choix des adultes (voir ci-dessus) qu’ils vont devenir semblent indépendants des plantes sur lesquelles ils ont vécu aux stades jeunes. Il n’y a donc pas a priori de spécialisation de certaines populations sur telle ou telle espèce. Cette capacité à changer d’hôte pour se nourrir serait une adaptation facilitant le peuplement de nouveaux milieux proches compte tenu des moyens de déplacement limités (ne volent pas !). Les choix différents des jeunes par rapport aux adultes pourraient aussi être liés à leur taille moindre et donc à un rostre moins long et moins robuste : la préférence vers les fruits de guimauve s’expliquerait ainsi par l’enveloppe moins épaisse des fruits qui rend les graines plus accessibles.

La digestion de leur nourriture végétale (la chair des graines) demande trois à quatre jours (5) et s’effectue avec l’aide de bactéries symbiotiques installées dans le tube digestif formant un microbiote (comme dans notre propre intestin) qui doit sans doute aider à désactiver les substances toxiques éventuelles des fruits. L’une de ces bactéries (Coriobacterium glomerans) serait spécifique des gendarmes et se transmet au moment de la ponte quand la femelle dépose par dessus les œufs un revêtement collant. Cette bactérie est essentielle pour le développement et la reproduction.

Un habitat typique des gendarmes : un vieux mur riche en fissures bien exposé au soleil

Coriace !

Gendarmes accouplés sur des fruits de rose trémière

La reproduction de ces insectes ne passe pas inaperçue avec leurs accouplements en tandems tête-bêche qui peuvent durer des heures, voire des jours. Ce comportement fera l’objet d’une chronique spécifique car il a des conséquences importantes sur la survie de cette espèce. Les adultes s’accouplent dans la semaine qui suit leur émergence (voir ci-dessus) après la cinquième mue mais les femelles ne vont pondre que l’année suivante après avoir hiberné. En effet, en automne, les adultes entrent en vie ralentie ou diapause dès lors que la longueur du jour passe en dessous de douze heures en moyenne. Ils se regroupent en colonies sous des pierres ou dans des crevasses des écorces ou des cavités des troncs. Leur remarquable résistance au froid a fait l’objet de nombreuses études (2 et 3) car elle met en jeu des mécanismes physiologiques complexes dont la fabrication de protéines dites de choc thermique qui participent aux réparations des dégâts induits par un froid excessif (4). Selon les populations, cette résistance varie en fonction du contexte climatique car les mécanismes en jeu restent coûteux en termes énergétiques. Si on soumet des adultes en été à une diminution progressive de la température ambiante de 25 à 0°C, ils atteignent alors un niveau de résistance comparable à celui des hibernants.

Photo prise un 20 février : par une belle journée ensoleillée, une colonie d’adultes a émergé de la torpeur hivernale pour se chauffer au soleil d’hiver !

Nous espérons que cette chronique changera votre regard sur cette bête si commune qu’on ne la regarde presque plus (sauf les enfants !) alors que ses mœurs et sa vie regorgent d’anecdotes peu banales ! Et encore, n’avons-nous pas tout dit sur cette espèce avec par exemple les études sur les formes à ailes longues (macroptères : voir le paragraphe sur les ailes) qui ont un comportement individuel différent de celui des individus à ailes courtes (6) ! Nous avons décidément beaucoup à apprendre des gendarmes !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Seed preferences of Pyrrhocoris apterus (Heteroptera: Pyrrhocoridae): Are there specialized trophic populations? MARTA KRISTENOVÁ, ALICE EXNEROVÁ and PAVEL ŠTYS. Eur. J. Entomol. 108: 581–586, 2011
  2. Cold hardiness of Pyrrhocoris apterus from central and southern Europe. P. Kalushkov et al. Eur. J. Entomol. 97 : 149-153, 2000
  3. Physiology of cold-acclimation in non-diapausing adults of Pyrrhocoris apterus (Heteroptera). M. Slachta et al. Eur. J. Entomol. 99 : 181-187, 2002
  4. The 70 kDa Heat Shock Protein Assists during the Repair of Chilling Injury in the Insect, Pyrrhocoris apterus. Vladimir Kostal etr al. PLoS ONE ; 2009 ; Volume 4 ; Issue 2
  5. Geographical and ecological stability of the symbiotic mid-gut microbiota in European firebugs, Pyrrhocoris apterus (Hemiptera, Pyrrhocoridae). SAILENDHARAN SUDAKARAN et al. Molecular Ecology (2012)
  6. Individual behaviour in firebugs (Pyrrhocoris apterus).
 Eniko Gyuris et al. Proc. R. Soc. B (2011) 278, 628–633

A retrouver dans nos ouvrages

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