Jeune céréale : une rude concurrence pour les adventices vu la densité !

26 /12 /2020 On les connaît généralement sous leur surnom populaire de mauvaises herbes des cultures, une appellation négative qui ne prend en compte que la gène qu’elles peuvent occasionner en entrant en compétition avec les pantes cultivées ; mais on oublie qu’elle rendent par ailleurs divers services bénéfiques et qu’elles font partie intégrante de la biodiversité, notre patrimoine naturel commun. Pour le botaniste, elles sont les adventices des cultures, ces 1200 espèces de notre flore actuelle qui peuvent pousser de manière spontanée sur les terres cultivées. Pour moi, ce sont les plantes compagnes des cultures : ni bonnes, ni mauvaises, elles sont là auprès de nous et nous devons d’abord les considérer avant d’agir. 

Le travail sol : un traumatisme brutal et violent pour la flore adventice !

On les juge souvent comme ultra-banales et profitant sans vergogne et trop facilement de cet environnement créé par et pour l’Homme. Et pourtant, on devrait plutôt les considérer comme  des super-héroïnes aux superpouvoirs car survivre et prospérer au milieu d’une culture relève d’un parcours du combattant semé d’embûches. Celles-ci résultent des nombreuses interventions humaines dans ces milieux visant à favoriser le développement de la plante cultivée et la récolter et qui constituent autant de perturbations majeures, brutales, intenses et imprévisibles capables à tout moment d’anéantir une population entière installée ou en cours d’installation. Avec l’intensification de l’agriculture productiviste et les technologies nouvelles, ces perturbations ont connu un renouvellement majeur et une amplification inégalée quant à leur impact sur la biodiversité dont celle des adventices. 

Le champ cultivé : un monde très uniforme ultra-dominé par une espèce

Agroécosystème 

Pour l’écologiste scientifique, les terres cultivées, pour artificielles qu’elles soient, n’en constituent pas moins un écosystème certes particulier, des agroécosystèmes. Ils diffèrent des écosystèmes « naturels » (non directement gérés par l’homme) par trois traits majeurs qui imposent leurs contraintes vis-à-vis de la flore adventice. 

Les pesticides ont plus que bouleversé la flore adventice en un demi-siècle

Peu d’écosystèmes sur terre subissent autant de perturbations intenses et répétées que les terres cultivées : labour, hersage, griffage, broyage, roulage, traitements chimiques, récolte (arrachage ou moisson ou cueillette), … Chacune de ces opération qui touche toute une parcelle d’un coup modifie brutalement l’environnement physique et ses ressources et bouleverse toutes les communautés vivantes installées (comme la faune du sol ou les insectes se nourrissant des plantes) qui interagissent entre elles. Il n’y a guère que les bords des grandes rivières soumis aux crues régulières (voir la chronique) ou les régions sujettes à des incendies répétés qui connaissent de tels bouleversements. De plus, pour les terres cultivées, la fréquence et l’intensité de ces perturbations violentes ne dépendent que des décisions humaines et varient d’une année à l’autre dès que l’on change de culture pour une parcelle donnée : autrement dit, les plantes adventices doivent en plus composer avec l’imprévisible sans indicateur environnemental de l’imminence de tel ou tel événement traumatisant. Comme chaque culture impose un filtrage différent et sélectionne un cortège plus ou moins spécifique d’espèces, tout changement de culture sur une parcelle bouleverse la communauté d’adventices présente l’année d’avant.

Le second aspect très excessif des terres cultivées concerne leur enrichissement en nutriments (via la fertilisation par les engrais) et souvent en eau (irrigation) ; il s’agit donc d’un environnement très productif, un avantage a priori sauf qu’il y a la culture elle-même qui en monopolise une bonne partie pour se développer très vite et imposer son tempo en projetant un ombrage conséquent sur le sol vu la densité des semis. Mais, il reste quand même des éléments en excès exploitables pour qui saura y accéder. Enfin, ces écosystèmes sont dominés par une seule espèce cultivée le plus souvent qui s’impose par sa biomasse et son nombre d’individus ; dans la nature, les écosystèmes aussi fortement monospécifiques sont rares ! 

L’an prochain, cette mosaïque de cultures sera différente : peut-être du maïs ou du tournesol à la place du blé ; une rotation imprévisible pour les adventices de chacune de ces cultures !

Tout ceci fait donc des agroécosystèmes conventionnels des milieux très originaux qui vont imposer de ce fait un très fort filtrage de la flore sauvage capable de s’y installer. Voyons dans le détail ces grandes perturbations et leurs conséquences générales sur la flore adventice. 

Avantage aux annuelles 

Travail du sol labouré

Le labour mécanique ou le déchaumage après la moisson avec des tracteurs de plus en plus puissants bouleverse les conditions de vie des adventices des cultures par rapport au travail manuel (pioche, houe, binette) ou animal (araire) pratiqué autrefois. Son impact va dépendre de son importance (la profondeur de labour), sa sévérité (retournement et inversion des couches) et sa fréquence (intervalles de temps entre deux labours) mais aussi de la nature du sol labouré selon sa compacité, son humidité, …

Pour les plantes annuelles, les individus déjà en place vont être quasiment tous détruits mais par contre les graines déposées les années précédentes (la banque de graines du sol, une notion clé) vont se retrouver en grande partie ramenées en surface ; l’exposition à la lumière va lever la dormance de nombre d’entre elles, l’état de vie ralentie dans lequel elles étaient plongées et qui leur permet de survivre des dizaines d’années dans le sol. Ainsi, une nouvelle génération va se trouver mobilisée avec même un temps d’avance sur le semis à venir … sauf si d’autres interventions les anéantissent (comme un traitement herbicide ou un binage mécanique…). Les espèces à cycle de vie très court, capables de germer, pousser et fructifier en quelques semaines, se trouvent favorisées comme le mouron des oiseaux, le séneçon commun, ou le pâturin annuel, notamment dans les cultures maraîchères où les rangs cultivés sont fréquemment renouvelés.

De la même manière, les espèces ayant un cycle estival dominant, période où il n’y a plus de travail du sol, sont sélectionnées favorablement comme les amarantes ou les sétaires, ces graminées aux épis accrochants. Inversement, la pratique croissante du déchaumage aussitôt après la moisson tend à éliminer les annuelles à cycle tardif qui, autrefois, prospéraient dans les chaumes après la moisson comme le bugle petit-pin ou l’épiaire annuelle. 

Ce n’est pas par hasard si une majorité d’adventices annuelles produisent justement des graines fortement dormantes : c’est le résultat de cette forte pression de sélection exercée entre autres par le travail du sol. On peut exploiter cette particularité comme moyen de lutte par la technique du faux-semis, très utilisée en maraichage biologique notamment : on travaille superficiellement (5cm de profondeur) et finement le sol afin de favoriser la germination des graines d’adventices puis de les détruire avant de faire le vrai semis de la plante cultivée. 

Vivaces à la peine

Pour les vivaces, la situation est très différente. Les espèces formant des souches basales se trouvent éliminées comme les grandes oseilles (voir la chronique sur la patience sauvage). Pour les espèces à rhizomes et stolons superficiels, le labour qui enfouit s’avère destructeur : ils ne se maintiennent plus que sur les bordures avec la possibilité de maintenir leurs appareils souterrains du côté non labouré.

Ces rosettes de bardanes dotées d’une puissante souche ne se maintiennent que sur le bord

C’est le cas du chiendent rampant : autrefois redoutable pour sa capacité à envahir les terres via ses longs rhizomes ramifiés, il a été progressivement relégué sur les bordures ; il y a 30 ans, il faisait partie du top25 des adventices les plus communes en cultures et désormais, il n’atteint plus que la … 80ème position !

C’est le cas aussi de la gesse tubéreuse avec ses tubercules chargés de réserves qui se maintient bien sur les bordures mais ne pénètre plus au cœur des cultures. Par contre, certaines d’entre elles aux rhizomes très développés et surtout très profonds supportent très bien cette perturbation et forment souvent des colonies en taches au cœur des cultures en s’étendant de manière clonale. Ainsi trois espèces sont devenues très problématiques : le cirse des champs, le liseron des champs et les prêles. Ils bénéficient même de ce travail qui fragmente leurs réseaux de rhizomes chargés de réserves et donc résilients et les transporte entre parcelles via des fragments restés accrochés aux engins. 

Depuis les années 1970-80, une nouvelle tendance s’est développée : le non-labour avant semis couplé avec du désherbage chimique. Il favorise désormais au contraire les vivaces à appareil souterrain puissant et capables de résister aux herbicides et même des espèces ligneuses comme dans les vignobles. Les bannies d’hier sont les conquérantes d’aujourd’hui avec de nouvelles figures venues des bordures comme la mauve sylvestre, peu sensible aux herbicides. 

Les plantes à bulbes ont très fortement régressé voire disparu des cultures annuelles victimes de ce travail profond du sol. Elles ne subsistent guère que dans les cultures pérennes comme les vignobles ou les vergers où on ne peut travailler le sol qu’en surface pour ne pas endommager les racines des arbres ou de la vigne. Ils constituent les derniers refuges des muscaris, des gagées des champs, des tulipes sauvages, … quand ils ne sont pas trop traités ! 

On voit ainsi se dégager la sélectivité très relative des travaux du sol selon les espèces et leurs traits de vie avec de grands perdants et des gagnants en pleine expansion ! 

La déferlante chimique 

Culture intermédiaire traité au glyphosate : un blitz implacable qui remet tout à zéro !

L’avènement des herbicides chimiques à partir des années 1960 va chambouler complètement l’évolution des populations d’adventices des cultures et la composition de leurs communautés. Là encore, on va avoir de grands perdants et de grands gagnants, de plus en plus gênants. Les espèces très sensibles vont disparaître très vite comme toutes les belles messicoles emportant avec elles leur charge culturelle considérable : finies les moissons fleuries du bleu des pieds d’alouette, du rouge des nielles ou des adonis, du jaune des renoncules des champs, du violet des miroirs de Vénus, … Leurs stocks de graines dans le sol (épargnés par les herbicides) ont fini par s’épuiser, anéantissant les espoirs de retour. Même dans les exemples de conversion en agriculture biologique bannissant l’emploi des herbicides chimiques, on voit certes le retour d’une certaine diversité mais sans jamais revenir aux niveaux d’avant les années 50 pour les messicoles rares. 

D’autres, par contre, du fait d’une prédisposition ou de leur cycle de vie, s’en accommodent très bien comme le gaillet gratteron ou la pensée des champs. Les grandes gagnantes sont surtout les graminées annuelles, proches parentes des céréales cultivées, comme le vulpin des champs, le brome stérile, le ray-grass, la folle avoine, … Les vagues successives de nouvelles catégories d’herbicides en réponse aux changements engendrés modifient décennie après décennie le paysage des cultures avec seulement quelques espèces communes qui occupent de plus en plus de place. Globalement, l’intensification de ce recours aux herbicides a fait baisser le nombre moyen d’espèces d’adventices par parcelle de 44% et leur densité par m2 de 66%. 

Céréales rouges de coquelicots : une image trompeuse !

Et puis, à partir des années 80-90 commence à émerger le processus d’acquisition de résistance de certaines espèces aux herbicides comme chez les coquelicots (voir la chronique) ou le vulpin des champs (voir la chronique). Le nombre d’espèces concernées ne cesse d’augmenter tout comme la gamme des herbicides auxquels elles deviennent insensibles. On revoit ainsi des champs tout rouges de coquelicots mais qui témoignent de l’intensité de la sélection imposée par ces herbicides, favorisant à outrance les espèces devenues résistantes. 

Engraissement 

L’azote, un des trois composants nutritifs clés des engrais chimiques

Avec les apports réguliers d’engrais ou d’amendements, on entre dans les interventions à impact indirect ; ces ajouts de nutriments ont un double effet contradictoire pour les adventices : enrichir le milieu et donc disposer de plus de ressources mais en même temps accroître la compétition avec la plante cultivée et les autres adventices. Depuis le début du 20ème siècle, progressivement, on est passé des engrais organiques (fumiers) à décomposition lente aux engrais minéraux chimiques à action directe. La part des engrais minéraux a été multipliée par 16 entre 1950 et 1990 ce qui a eu des effets radicaux sur la composition de la flore adventice : cet enrichissement a mis en concurrence deux groupes d’adventices avec des stratégies d’accès aux ressources nutritives du sol bien différentes. 

Dans le camp des perdantes se trouvent les « frugales », des adventices naturellement liées aux sols pauvres en nutriments ; elles produisent des grosses graines leur permettant de produire rapidement des racines développées et  leurs plantules croissent relativement lentement, deux adaptations à une exploitation efficace d’un faible niveau de ressources nutritives. Face à elles, le camp des grandes gagnantes, les « voraces » qui au contraire recherchent des sols enrichis en nutriments et qualifiées de nitrophiles (« qui aiment l’azote »). Elles produisent de nombreuses petites graines et ont une croissance rapide leur permettant d’exploiter rapidement les ressources. 

Pour de nombreuses espèces frugales, au début de ce processus historique, l’augmentation de la quantité de nutriments disponibles s’est d’abord avérée favorable mais dès que l’on a atteint des niveaux intermédiaires, elles ont rapidement régressé (avec en plus en parallèle l’introduction généralisée des herbicides), victimes de la compétition accrue des nitrophiles. De plus, en même temps, les plantes cultivées qui reçoivent plus d’engrais sont semées en densités plus fortes et poussent plus vie ce qui exacerbe la compétition pour la lumière. Ces frugales ont de fait été reléguées dans de rares endroits, souvent en altitude, où l’on poursuit une agriculture vivrière avec peu d’intrants, y compris au niveau des herbicides. Le caucale fausse-carotte est un bon exemple de telles plantes devenues rares ; d’autres ont quasiment disparu comme la nigelle des champs. Il y a dans leurs rangs des super-perdantes, les spécialistes des milieux très pauvres (oligotrophes), qui ne supportent pas l’azote dans le sol dès qu’il dépasse un seuil minimal : elles sont littéralement intoxiquées par les apports de nitrates. C’est le cas de la chicorée de mouton désormais reléguée sur des pelouses rocheuses ou sableuses et qui était autrefois commune dans les champs de céréales. De même, la pratique des amendements calcaires (chaulage) a éliminé les espèces demandant des sols acides comme le chrysanthème des moissons. 

Pour les voraces, au contraire, les champs enrichis deviennent des eldorados qu’elles conquièrent sans vergogne comme le mouron des oiseaux, le chénopode blanc, la mercuriale annuelle, … De plus, leur capacité à produire de nombreuses graines dormantes stockées massivement dans la banque du sol leur permet de contourner les herbicides ! 

Mercuriales annuelles : une espèce prospère très nitrophile

Ressource en eau

L’eau représente le second facteur clé pour le développement des plantes vertes. Deux pratiques diamétralement opposées se sont répandues depuis le début du 20ème siècle : le drainage et l’irrigation.

Fossé de drainage ayant permis la mise en culture d’un ancien marais (Limagne)

Dans les années 60-70, de grands programmes de drainage souvent couplés avec les remembrements et leur cortège de destructions de haies et autres éléments semi-naturels ont visé à « assainir » (terme on ne peut plus ambigu) les terres humides ; de cette époque datent les immenses fossés anti-char qui quadrillent les grandes plaines fertiles humides. Ceci a conduit à un abaissement des nappes phréatiques et un asséchement relatif des sols en surface. Ceci a affecté directement un cortège de petites herbacées hôtes des zones humides et qui avaient adopté les cultures humides comme habitat secondaire : la gypsophile des murs, le jonc des crapauds, la ratoncule queue-de-souris, la salicaire à feuilles d’hysope, …

Plus récemment, avec la montée en puissance de la crise climatique et la généralisation de cultures estivales très gourmandes en eau comme le maïs, l’irrigation s’est généralisée avec son cortège de retenues et barrages.

Ambiance tropicale humide pour une culture elle-même née sous un tel environnement !

L’arrosage régulier en été, couplé avec l’augmentation des épisodes de canicules, créé un microclimat se rapprochant d’une ambiance tropicale humide à l’échelle des parcelles. elle favorise l’installation et l’expansion parfois exponentielle de nouvelles espèces introduites accidentellement avec les semences ou venues des espaces urbains ou péri-urbains, originaires des régions subtropicales et qui retrouvent là des conditions favorables. Ce sont notamment des espèces de graminées comme le panic millet ou des amarantacées comme les amarantes et certains chénopodes. Ces espèces partagent par ailleurs une physiologie particulière : la photosynthèse en C4 qui augmente leur avantage compétitif. Quelques espèces indigènes ont su aussi profiter de cette ambiance humide estivale comme le liseron des haies dans les cultures de maïs, capable de résister aux herbicides via ses puissants rhizomes souterrains. 

A toutes ces perturbations massives et sans cesse fluctuantes, il faudrait ajouter pour finir le choc violent de la récolte de la culture : en quelques heures, le champ couvert de végétation se transforme en un champ de bataille rasé. Pour les adventices, c’est d’un côté le retour de la lumière à volonté mais d’un autre l’éventuel labour de déchaumage ou bien l’installation d’une culture intermédiaire ou bien l’étalage des résidus sur le sol , … Bref, la lutte n’est pas finie ! Notons aussi que la moisson et les récoltes sont l’occasion de promouvoir la dispersion des adventices via les engins agricoles ou le transport des récoltes. On voit donc que les adventices se trouvent au cœur d’un réseau incroyable de perturbations les plus diverses dont la fréquence, l’intensité et la nature changent sans cesse au gré des rotations des cultures, de l’introduction de nouvelles cultures, des politiques économiques, des mesures agro-environnementales (encore bien, bien maigres !). La flore adventice de demain, c’est sûr, sera différente de celle d’aujourd’hui ! 

Bibliographie

Gestion durable de la flore adventice des cultures. B. Chauvel et al. Ed Quae. 2018

Agroecological weed control using a functional approach: a review of cropping systems diversity. Sabrina Gaba et al. Agronomy for Sustainable Development, INRA, 2014, 34 (1), pp.103-119.