On sait depuis longtemps que la pratique de l’agriculture biologique reste globalement plus favorable au développement et au maintien de la biodiversité animale et végétale dans les agrosystèmes (voir les autres chroniques concernant l’agriculture bio et voir un exemple local dans une ferme bio). Mais cette influence se manifeste sous de multiples facettes dont on ne retient souvent que l’aspect quantitatif : plus d’espèces, plus d’individus de ces espèces, … L’aspect qualitatif, i.e. par exemple les transformations de la structure et de la composition des communautés végétales et animales habitant les terres cultivées reste quant à lui bien moins étudié et encore moins appréhendé par le grand public. Une étude allemande a exploré ces deux aspects par rapport aux communautés de plantes adventices (les « mauvaises herbes » comme on dit) dans deux types de cultures, des champs de blé et des prairies gérés en bio ou en conventionnel. Et les résultats vont bien au delà de ce à quoi on pouvait s’attendre a priori : l’effet bio s’avère décidément bien plus puissant qu’on ne l’imaginait … et c’est tant mieux ! 

Entomophile ou pas ? 

Concernant la flore adventice des cultures, i.e. ces plantes sauvages qui accompagnent les plantes cultivées, leur dépendance par rapport au recours à des insectes pour assurer leur pollinisation et donc leur reproduction (production de graines) constitue un trait d’histoire de vie majeur, notamment quant aux effets sur la facilitation des échanges génétiques entre plantes et entre populations plus ou moins éloignées. Ainsi, on distingue classiquement les espèces dites entomophiles, essentiellement pollinisées par des insectes butineurs (les pollinisateurs) et les espèces non-entomophiles qui regroupent deux catégories : celles pollinisées par la biais du vent qui transport le pollen (plantes anémophiles) et celles qui s’autopollinisent. On saisit d’emblée l’importance de ce trait au sein des agrosystèmes car il implique des interactions étroites entre biodiversité animale (les insectes pollinisateurs) et biodiversité végétale (les adventices entomophiles), interactions vitales pour les deux protagonistes puisque les pollinisateurs tirent une part plus ou moins importante de leurs ressources alimentaires des plantes visitées (nectar et/ou pollen).

Or, depuis plusieurs décennies, on a déjà mis en évidence des liens entre type de pollinisation chez les adventices et mode de gestion agricole : on sait que les environnements très perturbés générés par l’agriculture intensive (notamment via l’usage des pesticides et des engrais) hébergent en moyenne une proportion d’espèces non entomophiles plus élevée (essentiellement des anémophiles) du fait des effets négatifs sur les communautés d’insectes pollinisateurs entre autres. inversement, une étude conduite par la même équipe allemande que ci-dessus en 2007 a démontré que la gestion biologique favorise une flore adventice dominée par des espèces entomophiles. D’autres études pointent aussi le déclin couplé entre abeilles sauvages et plantes adventices entomophiles. Il y a donc là une piste sérieuse à explorer !  

Couplage 

Pour s’assurer de la généralisation des résultats, les chercheurs allemands ont mis sur pied un protocole très exhaustif à plusieurs niveaux. Ils ont d’abord choisi dans un rayon de 35 km autour de la ville de Göttingen, neuf paysages agricoles différents représentant divers degrés quant à la place occupée par l’agriculture intensive afin de tester l’influence éventuelle des paysages englobant les cultures sur les résultats obtenus ; ainsi, ces neuf sites représentent une gamme de paysages comprenant une part de cultures et de prairies conventionnelles allant de 48 à 98% de la surface totale. Ensuite, dans chacun de ces neuf paysages, ils ont sélectionné un ou deux « couples » de parcelles exploitées, très proches, l’une gérée en bio et l’autre en conventionnel. Ainsi, 36 parcelles différentes ont été inventoriées, pour une moitié des champs de blé d’hiver et pour l’autre des prairies. Le paysage de fond où se situent ces parcelles renferme une mosaïque de terres cultivées et de prairies avec quelques restes forestiers et de petits fragments d’habitats semi-naturels (pelouses calcaires, jachères naturelles, bordures herbeuses, haies).

Les champs de blé, en bio comme en conventionnel, reçoivent deux fois plus de fertilisants azotés que les prairies ; les parcelles conventionnelles se voient appliquer quatre fois d’engrais que les parcelles équivalentes en bio ce qui se reflète dans les rendements des champs de blés deux fois plus élevés en conventionnel. Dans les parcelles bio, gérées ainsi depuis au moins dix ans, on n’utilise ni pesticides ni engrais de synthèse. La plupart des prairies sont fauchées mais deux fois plus souvent par an en conventionnel avec la première coupe mi-mai ; quelques prairies des deux types sont pâturées en automne en plus. 

Ces parcelles vont donc faire l’objet d’un suivi régulier sur une saison entière avec des transects recoupant les bords et le centre des parcelles et des points réguliers tout le long pour effectuer diverses mesures : inventaire des espèces adventices présentes, leur couverture au sol par espèce, la proportion de sol nu, la couverture de l’herbe ou du blé. Parmi les adventices, les graminées n’ont pas été retenues. 

Enrichissement 

Le tableau ci-dessus résume les résultats obtenus en termes de richesse en espèces, i.e. le nombre d’espèces rencontrées lors des comptages. Notez que les sous-totaux ne sont pas la somme des richesses mentionnées au dessus car il y a plus ou moins d’espèces en commun dans les deux situations ; certaines espèces peuvent être présentes dans les parcelles bio et absentes en conventionnel et vice versa. On voit donc à la simple lecture, l’effet positif (significatif après analyse statistique) de la gestion en bio sur la richesse en espèces de la flore adventice avec un effet encore plus prononcé sur les espèces entomophiles dans les deux types de cultures (prairies et blé). Il y a donc bien une interaction entre le mode de gestion agricole et le mode de pollinisation des adventices. Ces données confirment les résultats obtenus dans d’autres études précédentes : les adventices entomophiles bénéficient plus de la gestion bio que les non entomophiles, que ce soit pour des prairies ou des champs de céréales.

Pour expliquer cette sensibilité à la gestion agricole des adventices entomophiles plus particulièrement, on peut invoquer l’absence de l’usage de pesticides (sans doute aussi de l’excès d’engrais) favorise aussi bien les insectes dont les pollinisateurs (pas d’insecticides) que les plantes dont les adventices (pas d’herbicides) ; les insectes pollinisateurs favorisent en retour les adventices entomophiles en améliorant l’efficacité de leur reproduction

Autres effets

L’analyse statistique indique que cet effet ne dépend pas de la structure du paysage environnant : les parcelles avaient été sélectionnées dans un gamme de paysages selon un gradient allant de la dominance totale de l’agriculture intensive à l’occupation de la moitié de la surface totale du paysage local et il n’y a pas de différence significative sur l’ampleur de l’effet « enrichissement » quelque soit la proportion du paysage occupée par l’agriculture intensive. La gestion locale des parcelles reste bien le déterminant majeur. Dans d’autres études portant sur la biodiversité animale, on a pu détecter des effets significatifs du paysage environnant (notamment les éléments semi-naturels encore présents) à différentes échelles ; une méta-analyse récente montre que le paysage modère fortement la réponse des insectes pollinisateurs à l’intensité de la gestion agricole. Mais les insectes, dont les pollinisateurs, sont mobiles à l’échelle du paysage dans la recherche de leurs ressources alimentaires alors que ce n’est pas le cas pour les plantes adventices qui gèrent ce problème via la dispersion et/ou les banques de graines dans le sol.

Au delà des espèces présentes ou pas, leur abondance est tout aussi importante et ici on l’a évaluée via le degré de couverture du sol pour chaque espèce. On constate que dans les champs de blé la couverture du sol par les adventices entomophiles ou pas est nettement plus forte en gestion bio qu’en conventionnel alors que pour les prairies, cet effet positif sur la couverture touche surtout les plantes entomophiles et très peu les non-entomophiles. 

L’étude a aussi exploré la possibilité d’un effet différentiel sur les bords des parcelles cultivées par rapport au centre de celles-ci. On sait que classiquement elles reçoivent moins de pesticides et d’engrais, elles peuvent bénéficier d’une colonisation depuis l’extérieur et elles se trouvent mieux éclairées. Ici, il a été démontré effectivement une richesse floristique plus forte sur les bords qu’au centre pour les champs de blé que ce soit pour les adventices entomophiles ou pas ; par ailleurs, au sein des entomophiles, celles pollinisées par les bourdons versus celles non pollinisées par les bourdons ont une diversité plus forte sur les bords ce qui traduit sans doute la forte sensibilité des bourdons aux pesticides. parmi les plantes visitées apr les bourdons figurent les coquelicots très appréciés pour leur abondant pollen (voir la chronique sur les bourdons et les coquelicots)

Blé versus prairie

On note d’autres différences entre les deux types de cultures étudiées ici. La proportion des adventices entomophiles baisse de 28% entre la gestion bio et conventionnelle pour les blés contre seulement 15% de baisse dans les prairies. Ceci peut s’expliquer par les perturbations induites en général par la gestion agricole : la culture du blé impose des perturbations brutales au moment du labour et de la moisson ce qui entraîne une plus grande perte de graines et plus grande probabilité d’extinction locale d’espèces sensibles. Dans les prairies, les adventices, une fois qu’elles ont réussi à s’implanter, peuvent rester sur de longues périodes même en conventionnel tant que l’on n’utilise pas d’herbicides. Ceci peut donc induire des différences « naturelles » de richesse en espèces selon leur type de pollinisation. Enfin, la part de lumière qui atteint le sol est moindre dans un champ de blé que dans une prairie ce qui pourrait augmenter la sensibilité des adventices aux effets négatifs des apports d’engrais et de pesticides. 

Changement radical

Cette étude pointe en plus vers une modification profonde de la composition en espèces des communautés d’adventices selon le mode de gestion. Les champs gérés en bio peuvent être caractérisés par quelques espèces entomophiles typiques comme le trèfle des prés pour les prairies ou le cirse des champs pour les blés qui fournissent des ressources en nectar majeures pour les pollinisateurs dont les bourdons. Les prairies gérées en bio sont dominées par quelques espèces dont la grande crépide bisannuelle et divers trèfles alors que dans les prairies conventionnelles (juste à côté rappelons le dans cette étude) domine la porcelle enracinée. Dans les champs de blé, entre autres espèces typiques on rencontre ici outre le cirse, les coquelicots ou la matricaire camomille, toutes des espèces entomophiles. Pour les exemples d’espèces typiques, voir les illustrations associées sélectionnées d’après les listes de plantes fournies par cette étude. 

Inversement, dans les prairies ou les champs de blé conventionnels, on trouve juste un mélange hétéroclite d’espèces présentes souvent accidentellement : ils sont appauvris aussi bien en adventices entomophiles que non-entomophiles et de ce fait même l’occurrence d’espèces communes devient faible. 

Au delà des adventices 

Plusieurs études antérieures associent le déclin des adventices entomophiles avec celui des insectes pollinisateurs. Une analyse des besoins en pollen des abeilles européennes (abeilles solitaires et bourdons) conclue que le déclin récent de leurs populations est lié à la baisse de la diversité florale et de la quantité de fleurs disponible sur l’ensemble de la saison (au delà du boom floral limité dans le temps apporté par les cultures entomophiles comme tournesol ou colza) dans les paysages agricoles intensifs. Au Royaume-Uni, on a mis en évidence un déclin de la disponibilité en ressources florales (nectar et pollen) pour les bourdons au cours du vingtième siècle mais surtout des changements dans l’abondance des plantes butinées plus importants que ceux concernant les plantes non visitées. Tout ceci reflète donc un déclin général de la quantité et de la qualité des ressources florales pour les insectes pollinisateurs. 

La gestion biologique agit en plus selon une boucle rétroactive : elle améliore les ressources en plantes adventices disponibles pendant que l’augmentation de la survie des pollinisateurs communs leur bénéficie pour reproduction. Cette étude confirme bien que la gestion bio induit des changements plus forts sur les espèces entomophiles ce qui doit avoir des effets positifs à une échelle plus grande : si la proportion des champs cultivés en bio, que ce soit des céréales ou des prairies, il y aura plus de ressources florales et une plus grande diversité d’abeilles en dehors des champs cultivés. Autrement dit les agrosystèmes biologiques peuvent devenir de vrais fournisseurs de biodiversité capable de diffuser dans les écosystèmes semi-naturels préservés dans l’environnement immédiat. 

J’ai rédigé cette chronique juste après avoir publié celle, désespérante, sur les nénicotinoïdes et le miellat : celle-ci m’a redonné le moral et de l’espoir et m’a renforcé dans la volonté et la nécessité de soutenir le plus possible cette agriculture biologique au lieu de celle dont on nous dit que « l’on ne peut pas faire autrement » ! 

Bibliographie 

Organic Farming Favours Insect-Pollinated over Non-Insect Pollinated Forbs in Meadows and Wheat Fields. Batary P, Sutcliffe L, Dormann CF, Tscharntke T (2013) PLoS ONE 8(1): e54818.