Viburnum lantana

La viorne lantane est un arbuste assez répandu mais rarement abondant dans ses stations et relativement discret sauf peut-être au moment de la mise à fruit avec ses drupes rouges et noires inhabituelles. Elle reste donc plutôt méconnue ou ignorée du grand public ; pourtant, la longue liste de noms populaires qui lui sont attachés laisse entrevoir un passé chargé d’histoire et des liens très forts avec l’homme ; les quatorze flèches retrouvées avec la momie d’Ötzi, « l’Homme des glaces » dans les Alpes italiennes n’étaient-elles pas en bois de viorne lantane ! Redécouvrons donc ce non-humain qui a tant de choses à nous dire, … comme tous les autres d’ailleurs ! Et elle est « bavarde » la viorne lantane : elle a beaucoup à raconter !

Vrai arbuste ? 

Plusieurs noms populaires de la viorne lantane la qualifient d’arbre ;  en anglais wayfaring tree (arbre voyageur) ou pliant tree (arbre flexible) et en français « arbre blanc ». Et pourtant, elle a tout d’un arbuste : ne dépassant pas 5m de hauteur, très ramifiée dès la base, elle produit au niveau de sa souche de nombreuses pousses qui deviennent autant de mini-troncs. Comme en plus, ses racines émettent des drageons, ceux-ci viennent s’ajouter à la base et donnent le plus souvent un aspect très fouillis à notre viorne ; les branches les plus basses qui touchent le sol peuvent de leur côté marcotter et s’enraciner et venir s’ajouter. En fait, il est très rare de trouver des individus avec un seul tronc mais peut-être qu’autrefois à la campagne on taillait certains individus en arbre comme marqueurs de paysage ? 

Même en hiver, alors qu’elle a perdu son feuillage caduque, la lantane reste très facile à identifier grâce à l’aspect de l’écorce des jeunes rameaux de l’année : brun-grise à ocrée, parsemée de lenticelles, elle possède un revêtement de poils étoilés très denses formant un feutrage gris, doux au toucher. Ce feutrage disparaît sur les rameaux plus anciens et l’écorce lisse devient fissurée. Ainsi s’expliquent plusieurs de ses noms populaires : arbre blanc ; bois moisi (en Berry) ; en anglais cottoner ou mealy tree (arbre farineux). D’après le Robert, le nom de mancienne qui lui est souvent attribué, daté du 18ème, dériverait d’une variante du 16èmemaussane, issue du latin populaire par croisement de mattea, dérivé de matteus, pour « humide et froid » avec lantana : donc, une autre référence à ce feutrage au toucher particulier. On trouve d’autres variantes : mantianemancine, cormancienne ou mansèvre

Ces mêmes jeunes rameaux possèdent une autre propriété : leur grande flexibilité qui s’explique par la richesse en fibres de l’écorce qui résiste même si le bois intérieur casse … d’où son usage passé répandu en vannerie et « bricolage campagnard ». On s’en servait comme lien ou hart (nom féminin), terme ancien pour désigner un lien flexible, pour faire des cordages, attacher des fagots ou des gerbes, … De là viennent plusieurs autres noms populaires : twistwood (bois qui se tord) ; pliant tree (voir ci-dessus) ; viorne flexible et … lantane. En effet, ce nom commun, qui sert aussi d’épithète du nom scientifique (lantana) dériverait du latin lantare (plier) : elle apparaît sous ce nom en 1583 dans l’ouvrage de référence de A. Cesalpino (dit Césalpin) : De Plantis

Le bois est réputé pour sa densité, son grain très fin et sa coloration contrastée avec du jaune et du rougeâtre. 

Bourgeons nus 

Tomentum dense et bourgeons nus en été

Autre particularité singulière de la lantane en hiver : ses bourgeons qualifiés de nus puisque dépourvus d’écailles protectrices, un trait rare dans notre flore chez les arbustes. Au moment de leur formation en été, des écailles apparaissent mais elles tombent très vite. On peut observer et distinguer très facilement deux types de bourgeons. 

Les bourgeons foliaires, à l’aisselle des feuilles ou au bout des rameaux latéraux, se reconnaissent facilement aux deux premières feuilles crénelées, de un centimètre de long environ : dressées come deux mains jointes, elles encerclent le reste du bourgeon ; elles portent le revêtement feutré laineux des rameaux et élaborent une sorte d’enduit jaunâtre poisseux qui renforce la protection contre le froid pour l’hiver. 

Quant aux bourgeons floraux, ils se repèrent de loin à leur taille et leur forme de boule au bout d’un pédoncule feutré ; quelques bractées rabattues les enveloppent sommairement. Souvent, le bourgeon foliaire juste en dessous rajoute une protection supplémentaire avec ses deux feuilles dressées. Aucun autre arbuste de notre flore sauvage ne possède de tels bourgeons floraux aussi visibles et « lisibles » ! 

Comme le bourgeon floral se trouve toujours en position terminale sur une pousse de l’année, sa mise en fleur anéantit le bourgeon terminal si bien que l’allongement de la pousse fleurie va cesser. Ceci libère les deux bourgeons latéraux, à la base de la paire de feuilles opposées immédiatement en dessous, qui vont se développer et donner ainsi naissance à une structure en fourche typique. Ce mode de développement « dichotome » contribue à renforcer le port touffu et l’aspect fouillis du buisson au fil des ans. La position terminale des bourgeons floraux sur les pousses de l’année place ainsi les futures inflorescences à la « surface » extérieure du buisson touffu, bien en vue et accessibles aux pollinisateurs. 

Ridées veloutées

Outre leur disposition opposée, les feuilles attirent l’attention par leur forte dissymétrie de toucher dessus/dessous. De forme ovale un peu en cœur à la base sur un court pétiole, elles frappent par leur coloration vert sombre avec des nervures saillantes qui donnent un aspect très ridé ; l’absence de pilosité dessus et ce réseau de nervures les rendent rugueuses au toucher dessus. Par contre, le dessous porte un revêtement feutré blanc-grisâtre de poils denses étoilés (comme les tiges) qui les rend très veloutées au toucher. Cette description vaut pour la majorité des individus car il existe un mutant naturel rare aux feuilles non tomenteuses en dessous, les poils étoilés étant restreints aux nervures : le dessous des feuilles est alors vert franc. Au toucher, on notera aussi l’épaisseur de ces feuilles et le bord découpé en crans réguliers et peu marqués. 

L’espèce perd normalement ses feuilles en automne mais les jeunes individus tendent à se comporter en sempervirents, gardant leur feuillage tout l’hiver. Dès septembre, le feuillage vire au rougeâtre, très discret, mais pourtant très élégant. Le nouveau feuillage, vert tendre à l’éclosion, apparaît à partir d’avril. En sous-bois, le virage coloré se fait très progressivement donnant ainsi des camaïeux de rougeâtre, de jaunâtre et de vert. 

Fausses ombelles 

La floraison a lieu de fin avril à mai et concerne les arbustes d’au moins 5 ans. Les inflorescences opulentes de 6 à 10cm de diamètre ressemblent fortement à des ombelles en dôme avec toutes les innombrables fleurs blanches placées au même niveau ; mais si l’on regarde par en dessous, on constate que les paquets de fleurs sont portés sur des axes ramifiés de longueur inégale et correspondent à des corymbes de cymes composées. Chaque fleur élémentaire est petite (6-8mm de diamètre) et elles sont toutes identiques depuis le bord jusqu’au centre contrairement à ce qui se passe chez sa cousine, la viorne obier (la boule-de-neige) où les fleurs extérieures stériles ont une corolle bien plus grande et très voyante.

Corymbes de viorne obier avec les fleurs externes très différentes

Un calice vert à cinq dents, très réduit, sous-tend la corolle blanc sale, en entonnoir, elle aussi à cinq lobes. Cinq étamines aux filets blancs qui contrastent avec les anthères jaunes et un stigmate à trois lobes émergeant de l’ovaire complètent ces fleurs toutes fertiles. 

Ces fleurs produisent peu de nectar et ne semblent attirer que les pollinisateurs qui recherchent le pollen tels que de petits coléoptères ou des abeilles domestiques ; on n’y observe que rarement des abeilles solitaires telles que l’andrène fauve. elles dégagent une odeur assez forte peu agréable pour l’odorat humain. Apparemment, ces fleurs pratiquent souvent l’autopollinisation mais cela pourrait varier selon les régions et le contexte climatique. La position du stigmate à peine au-dessus des anthères chargées de pollen qui s’ouvrent de plus vers l’intérieur favorise en tout cas cette autopollinisation. 

Le rouge et le noir 

Les fleurs fécondées laissent place à des fruits charnus aplatis d’abord vert jaunâtre : ils renferment très peu de chair et un seul noyau plat, coriace avec des côtes marquées (quatre d’un côté et trois de l’autre) : on parle donc de drupes. Longues de 5 à 9mm, épaisses de 4 à 7mm, elles virent en mûrissant au rouge vif puis au noir luisant. Mais, dans une même infrutescence, elles ne mûrissent pas au même rythme ce qui donne un mélange de fruits jaunes, rouges et noirs unique en son genre. Le noyau représente un quart de la masse du fruit avec une chair poisseuse, assez sèche ; elle renferme un peu de protéines et de lipides mais en quantité relativement faibles par rapport à la majorité des fruits charnus de notre flore. Par contre, elle renferme beaucoup de fibres (26% de la masse) par rapport à la moyenne de 16% pour les autres arbustes à fruits charnus. Il en ressort une image de fruits assez peu appétents a priori pour les frugivores susceptibles de les consommer.

La maturité des fruits s’étale de mi-juillet à septembre (avec un pic en août) avec de fortes variations entre individus proches. Elle fait donc partie des espèces à fructification estivale comme le sureau noir ou les ronces et les framboises. Une fois noirs, ces fruits se dessèchent rapidement sur l’arbuste. Le plus souvent au delà de mi-septembre, ils ont tous disparu, la majorité étant récoltés par des oiseaux frugivores.

En effet, la viorne lantane dispose de trois atouts attractifs en dépit de la piètre qualité de ses fruits : une production au cœur de l’été quand souvent les oiseaux manquent d’eau ; le contraste coloré bigarré produit par les fruits à des degrés de maturité différents (voir ci-dessus) ; la composition des fruits qui renferment des lipides nutritifs. Néanmoins, face par exemple aux ronces et au sureau, elle s’avère moins recherchée. Ainsi, ses graines se trouvent dispersées par endozoochorie (voir la chronique générale sur ce processus), i.e. rejetées avec les excréments des oiseaux. Ceux-ci les déposent le plus souvent au pied d’un arbuste ou d’un arbre sur lequel ils se reposent après un repas de fruits. Mais comme l’espèce est souvent très éparse dans ses milieux et produit assez peu de fruits, la dispersion reste très diffuse à l’échelle du paysage. En Angleterre, par ordre décroissant de fidélité, les oiseaux qui consomment ces fruits sont le merle noir, le rouge-gorge familier, la fauvette à tête noire, la fauvette babillarde, la grive musicienne et la fauvette des jardins. La forme aplatie des fruits les rend ainsi accessibles à des passereaux au gosier modeste comme les fauvettes. Au delà de septembre, l’arrivée sur le « marché » de nombreux autres fruits charnus bien plus appétents (comme les cenelles des aubépines ou les sorbes et alises) relèguent la lantane au second plan et ses fruits cessent d’être consommés. Il semble que l’exposition de l’arbuste influe aussi : ceux en pleine lumière seraient plutôt évités à cause du risque d’exposition aux prédateurs tels que les éperviers ; inversement, les arbustes sous ombrage mûrissent plus tard et donc n’attirent plus grand monde ! 

Notons pour terminer avec les fruits que les bouvreuils détruisent quelques graines en hiver, notamment sur les fruits tardifs desséchés qui persistent et où les noyaux se trouvent mis à nu.

Mammifères 

Par contre, curieusement, à l’occasion d’une vaste étude sur 25 mammifères frugivores et 64 espèces de plantes à fruits charnus dans le sud de la France, seulement trois espèces ont été notées comme disperseurs de la viorne lantane : la fouine, le renard et le blaireau. Sans doute que ce type de fruits ne convient pas bien aux mammifères ? Parmi ses surnoms, figure celui de crève-chien, habituellement attribué à des espèces très toxiques ! 

Justement, qu’en est-il pour les hommes ? Les avis divergent quant à la toxicité relative de ces fruits : faible, très faible ou nulle ? Ils ne deviennent consommables qu’après avoir subi un début de fermentation (au stade blet à la manière des cormes ou des nèfles) et leur goût initial âpre et astringent devient alors plus douceâtre. Consommés au stade encore rouge en quantités importantes, ils pourraient provoquer des diarrhées et des vomissements. En tout cas, autrefois, on les utilisait comme laxatifs du fait de leur astringence et l’infusion de fruits séchés était conseillée en cas de problèmes intestinaux. P. Lieutaghi rapporte qu’en Haute-Provence, on faisait fermenter les fruits en les laissant macérer ou en les mettant dans du foin pour accélérer la fermentation (virage du rouge au noir) ; il ajoute que cette pratique était peut-être en mémoire du temps où les coupeurs de lavande suçotaient cette baie douce amère pour tromper la soif (elle arrive à maturité en juillet sur les plateaux). Le jus des fruits noirs était par ailleurs utilisé comme encre noire. Dans l’Est de la France, on les surnomme meurons

On a aussi des indices de consommation de ces fruits par les hommes du Néolithique comme en attestent la présence de noyaux dans les couches archéologiques des campements. En tout cas, nous invitons à la plus grande prudence notamment avec les enfants faute de connaître la sensibilité individuelle. 

Germinations 

Comme chez une majorité d’arbustes à fruits charnus, la viorne lantane ne semble pas avoir de banque de graines persistante, i.e. des graines dormantes arrivées dans le sol et capables de rester en vie ralentie sur de longues périodes avant de germer quand des conditions favorables apparaissent. Ainsi en Allemagne, dans une pelouse calcaire abandonnée depuis dix ans et colonisée par la lantane entre autres, on n’a trouvé aucune graine. Dans une autre étude sur une friche buissonnante âgée de 50 ans, on n’a de même trouvé aucune graine dans le sol en dépit d’une production estimée à 6 graines/m2/an ! Inversement, d’autres arbustes tels que le sureau noir ou l’églantier avaient une banque de graines très dense dans le sol. On peut expliquer cette très faible persistance de deux manières. D’une part, ces graines germeraient dès l’année suivante et au delà de deux ans perdraient leur viabilité et se décomposeraient. Mais, surtout, elles subissent une très forte prédation au sol de la part de petits rongeurs. Dans une étude expérimentale sur douze espèces d’arbustes à fruits charnus, en Angleterre et en Allemagne, la lantane venait en troisième position en terme d’attractivité de ses graines pour les rongeurs avec trois espèces prédatrices principales : le mulot à collier roux, le mulot sylvestre et le campagnol roussâtre. Deux traits semblent expliquer cette appétence ; d’une part, pratiquement 100% es graines de lantane arrivées au sol sont viables, i.e. avec un embryon et donc nutritives alors que ce taux descend à 50% chez d’autres espèces ; d’autre part, la paroi du noyau, certes dure, s’avère peu épaisse et donc facile à ronger : elle représente environ 40% de la masse du noyau contre plus de 8% pour l’aubépine, 60% pour le sureau noir et 80% pour le cornouiller sanguin. 

Par contre, une fois germée, la plantule, puis la plante, bénéficient d’une certaine protection vis-à-vis de la dent des herbivores à cause du revêtement de poils étoilés (voir le premier paragraphe) ; ainsi aussi bien les lapins que les chevreuils semblent peu les brouter ou les ronger. 

Habitat

Commune jusqu’à 1500m d’altitude, rare en région méditerranéenne, la lantane est absente des grandes régions siliceuses comme la Bretagne ou le Limousin. Elle montre effectivement un net comportement calcicole mais se retrouve aussi volontiers sur les roches volcaniques ou certains granites riches en minéraux calciques. Elle craint les sols mal drainés et est associée à des stations sèches et chaudes, sans craindre pour autant les terrains frais mais non engorgés. Plus on monte vers le nord de l’Europe, plus elle se localise sur les pentes bien exposées au sud. 

Elle recherche les milieux semi-ouverts dont les lisières ou les clairières dans les bois clairs : chênaies, hêtraies, pinèdes ; on la retrouve dispersée au long des haies (d’où son nom anglais de wayfaring) , dans les fourrés ensoleillés, sur les pelouses calcaires en voie de recolonisation. Elle fait partie des arbustes typiques des manteaux forestiers comme le cornouiller sanguin ou le troène vulgaire. En Angleterre, elle envahit les zones où abondent les lapins (les « garennes ») sur les pentes exposées ; cette association avec les lapins s’explique de deux manières contradictoires : ils ne les rongent pas beaucoup (voir ci-dessus) ou, s’ils le font, elles rejettent très facilement en dessous de la coupure. 

A noter que très souvent dans les haies récemment plantées, on a introduit des cultivars ou des hybrides de la viorne lantane (avec la viorne à feuilles ridées) ce qui est bien dommage car ils constituent une forme de pollution génétique susceptible d’interférer avec les populations naturelles. 

Bibliographie 

Viburnum lantana L. and Viburnum opulus L. (V. lobatum Lam., Opulus vulgaris Borkh.) JOHANNES KOLLMANN and PETER J. GRUBB BIOLOGICAL FLORA OF THE BRITISH ISLES Journal of Ecology 2002 90, 1044–1070  

Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux. P. Lieutaghi. Actes Sud 2004