Anthriscus sylvestris

18/04/2021 En quelques décennies, l’anthrisque sauvage, une grande ombellifère, s’est largement imposée dans une majorité de paysages dominés par les activités humaines. Chaque printemps, à partir de la fin avril, elle déferle notamment le long de chemins en peuplements massifs tout blancs qui vont durer jusqu’en juin. Ce spectacle ne manque pas d’un certain esthétisme au milieu d’une nature verdoyante en pleine ébullition printanière. Ne se cache-t-il pas pourtant un problème écologique derrière une telle déferlante ?

Anthrisques 

Un grand nombre d’ombellifères partage ce type de découpure de feuilles

L’anthrisque sauvage en tant qu’ombellifère à fleurs blanches pose au novice de sérieux problèmes d’identification. En effet, dans notre flore, la famille des ombellifères ou Apiacées (voir la chronique sur la famille) se caractérise par un grand nombre d’espèces, dont une bonne proportion se trouve être en plus assez commune, partageant peu ou prou les mêmes caractères : des plantes moyennes à grandes, à grandes feuilles composées très découpées, à inflorescences en ombelles composées faites d’une multitude de petites fleurs blanches. De loin, et même de près, il y a vraiment de quoi s’y perdre. Le botaniste, dans sa grande rigueur, souvent vécue comme austère par les non-initiés mais nécessaire pour y voir clair, répartit toutes ces espèces en apparence « identiques » dans des genres différents sur la base de critères scientifiques permettant de regrouper entre elles les espèces les plus proches parentes. Ainsi, l’espèce dont nous parlons ici se place dans le genre Anthrisque (Anthriscus) qui compte quatre espèces en France. Étymologiquement, ce nom vient d’un mot grec qui désignait le cerfeuil cultivé ; pour le botaniste, ce dernier est une anthrisque : Anthriscus cerefolium. On ne risque pas de le confondre avec l’anthrisque sauvage car il est bien plus petit avec de petites ombelles sur des pédoncules très courts ; dans la nature, on le trouve soit dans les Alpes à moyenne altitude, soit échappé de jardin ailleurs dans la nature. 

Cerfeuil cultivé ; noter les petites ombelles très près des tiges

Une autre espèce sauvage proche du cerfeuil cultivé, l’anthrisque commune, est assez répandue en plaine. Cette plante très velue, d’un beau vert jaunâtre, aux tiges grêles ne dépassant pas 1m de haut (souvent bien moins haut) fleurit elle aussi avec des ombelles sur des pédoncules très courts et avec un petit nombre de rayons. De plus, elle a des petits fruits couverts de crochets. On la trouve dans les dunes fréquentées, près des habitations, dans les friches et sur les bords des champs cultivés où elle recherche la présence en abondance de nitrates dans le sol. 

Ça se complique …

Touffe d’anthrisque sauvage

Jusque-là, tout reste à peu près simple … mais dès que l’on intègre les noms populaires, tout se complique brutalement. Parmi les nombreux noms vernaculaires ou populaires accolés à l’anthrisque sauvage, plusieurs sont construits autour du nom cerfeuil : cerfeuil sauvage, cerfeuil des prés, cerfeuil d’âne. Or, le botaniste reconnait un genre cerfeuil à part, Chaerophyllum, dans lequel on trouve notamment le cerfeuil enivrant, une espèce facile à confondre avec l’anthrisque sauvage et qui fréquente les mêmes milieux (voir ci-dessous pour les critères) ! Chaerophyllum, tant chez les grecs que les latins, signifiait « plante d’un vert gai » et était alors utilisé pour désigner … le cerfeuil cultivé, une anthrisque !! Ainsi cette confusion générale s’enracine loin dans le passé et allait bien plus loin : chez les Grecs, le nom de la ciguë désignait le cerfeuil ! Pas étonnant que parmi les autres noms populaires de l’anthrisque sauvage, on trouve entre autres ceux de ciguë blanche (même si les fleurs des ciguës sont blanches elles aussi !) ou fausse ciguë ; idem avec le persil (Petroselinum pour les botanistes) : persil d’âne ou persil des bois. En fait, la confusion concerne presque toutes les ombellifères grandes à moyennes, difficiles à différencier, comme en témoigne le mot occitan jauvertas qui désigne aussi bien la grande ciguë, l’angélique sauvage (voir la chronique) ou notre anthrisque ! Même nos voisins anglo-saxons, souvent plus naturalistes que nous, utilisent pour une majorité de ces espèces le terme de parsley ou chervil que l’on peut traduire par cerfeuil. 

Donc, si vous voulez adopter une attitude botanique rigoureuse, il vaut mieux nommer notre plante anthrisque ce qui impose de désigner le cerfeuil cultivé par le nom d’anthrisque cerfeuil ! 

Découpure 

Pour s’y retrouver au milieu de toutes ces grandes ombellifères, il faut s’appuyer sur certains critères comme la ramification et l’architecture des ombelles (voir la chronique générale) ou la forme précise des fruits secs doubles … mais fleurs et fruits ne sont observables qu’une partie de la saison de développement ; les feuilles et les tiges, présentes dès l’émergence de la plante, constituent l’autre critère majeur à condition de se familiariser avec la terminologie qui décrit la découpure de ces feuilles composées complexes. L’anthrisque sauvage va donc nous servir d’exemple sans entrer dans le vocabulaire ultra-spécifique qui s’y attache. Les feuilles sortent dès l’entrée de l’hiver et forment une rosette basale qui va persister tout l’hiver avant de se développer dès le début du printemps (avril) et de fleurir de mi-avril à mai. 

Partons d’une feuille scannée à plat ce qui permet de bien apprécier la complexité de la découpure. Rappelons au préalable qu’on « délimite » une feuille en partant de son point d’insertion avec la tige via le pétiole : ainsi, on observe d’emblée qu’il s’agit ici d’une feuille profondément découpée en lobes eux-mêmes redécoupés. Notons avant d’entrer dans les détails la forme du contour : ovale triangulaire. En partant du pétiole (le « tronc commun »), on tombe sur une première trifurcation : une division de premier ordre avec une division centrale (dans l’axe du pétiole) et deux latérales. Un rapide coup d’œil aux proportions : la centrale est nettement plus grande que les deux latérales et forme un triangle presque équilatéral. Entrons maintenant dans la division centrale par exemple : elle se redivise à nouveau en segments de second ordre. Chacun d’eux est redécoupé en folioles elles-mêmes incisées dentées, chaque dent marquée d’une petite pointe (mucron). Effectivement, on retrouve ici la découpure du persil plat mais aussi de nombreuses autres ombellifères ! 

Il faut donc compléter par d’autres critères demandant un examen plus attentif. Le dessus est finement cilié (notamment les axes) mais globalement on parle de feuilles presque glabres. Il faut penser à comparer les deux faces : le dessous (ici, sur le scan) est d’un vert mat qui contraste avec le dessus d’un beau vert foncé luisant. Notons qu’en fin de saison de développement (été), le feuillage vire souvent vers une teinte violacée pourpre avant de sécher et de disparaître. Enfin, chaque feuille se rattache à la tige via une gaine étroite qui se prolonge sur la tige, un caractère constant chez les ombellifères.

Dès le début d l’été on voit ici et là des feuilles virer au pourpre foncé

Cette description correspond à la variété la plus courante en plaine mais les spécialistes distinguent deux sous-espèces (dont une montagnarde) avec plusieurs variétés sur la base des proportions des lobes des segments !  

Tige et souche 

Les tiges apportent leur lot de critères décisifs. Dressées, pouvant atteindre 1,20 mètres de hauteur, elles portent de profondes cannelures en long : on parle de tiges sillonnées, un caractère très répandu chez les ombellifères. Cette plante a un potentiel de croissance très rapide puisqu’elle peut grandir d’un mètre en deux semaines ! Contrairement aux feuilles, les tiges sont nettement velues, couvertes de poils courts leur donnant un aspect hérissé, sensible au toucher presque piquant. Aux points d’insertion des feuilles (les nœuds), la tige se renfle à peine et elle ne porte pas de taches foncées, deux caractères discriminants par rapport à d’autres espèces proches (voir ci-dessous). Le plus souvent les tiges sont d’un vert clair presque blanchâtre mais on trouve des colonies où les tiges naissantes sont entièrement violacées : sans doute une conséquence de l’exposition au froid ou à une forte lumière ? elles se ramifient dans le haut avec la floraison. Ces tiges, d’apparence robuste, vont pourtant se dessécher rapidement dans l’été et devenir entièrement brunes ; on découvre alors qu’elles sont creuses ce qui limite leur rigidité. Ces squelettes fragiles réussissent quand même à se maintenir jusqu’à l’entrée de l’hiver avant de disparaître. 

NB Suite à la parution de la chronique, une lectrice, E. Godding, me signale qu’en néerlandais, l’Anthrisque sauvage s’appelle « Fluitenkruid« , c’est à dire « l’herbe à flûtes », en raison de sa tige creuse. A tester donc pour les bricoleurs !

L’anthrisque se comporte le plus souvent en plante vivace grâce une profonde racine pivotante chargée de réserves qui régénère chaque hiver une nouvelle rosette de feuilles. Même si la base émergente est broutée ou coupée par un instrument, elle repousse ce qui rend son extirpation très difficile : un fragment resté en terre suffira à redonner une nouvelle plante. Ainsi la fauche répétée favorise les rejets latéraux et l’expansion végétative de cette plante. 

Souche d’anthrisque ; noter les racines qui s’ajoutent au fil des ans au niveau du collet

Neige de mai 

Pare-feu dans une forêt dunaire en Vendée : un océan d’anthrisques !

L’anthrisque sauvage est la première grande ombellifère commune à fleurir à partir de la mi-avril ; certaines années avec des hivers doux, elle peut même exceptionnellement fleurir ponctuellement en plein hiver. Toutes les ombelles de fleurs blanches sont portées au sommet des tiges qui se ramifient dans le haut ; portées par de longs pédoncules, elles se retrouvent ainsi groupées au sommet des touffes. Comme elle forme souvent de vastes colonies soit en nappes soit en rubans le long de voies de communication, c’est un tapis de neige qui se déploie ainsi dès les beaux jours du printemps un peu avancé. Elle impose ainsi son tempo aux paysages qu’elle occupe. 

Les ombelles se composent de 8 à 15 rayons glabres presque égaux portant chacun une ombellule à leur sommet. S’il n’y a pas de collerette de bractées (involucre) à la base des rayons primaires des ombelles, il y en a une à la base des rayons secondaires des ombellules (involucelle). : 5 à 8 petites feuilles (bractées) ciliées souvent teintées de violacé. A noter que les ombelles en boutons sont penchées puis se redressent au moment de la pleine floraison, caractère propre à plusieurs espèces. 

Les fleurs blanches, de taille moyenne (pour une ombellifère) ont 5 pétales dont deux nettement plus grands vers l’extérieur ; chaque pétale « neigeux » porte juste une petite échancrure centrale. Sur un même pied, on peut trouver selon les ombelles des fleurs hermaphrodites avec pistils et étamines et des fleurs uniquement mâles (avec étamines et aux pistils non fonctionnels). On parle d’espèce andromonoïque (voir l’exemple du laurier des bois gynodioïque) ! Les pédoncules des ombelles de fleurs mâles s’allongent et dominent ainsi celles avec des fleurs hermaphrodites ce qui augmente les chances du transfert de leur pollen vers celles-ci.

Un tel déluge de fleurs aussi voyantes, faciles d’accès, bien ouvertes à tous, attire toutes sortes d’insectes pollinisateurs non spécialisés notamment ceux équipés de pièces buccales courtes comme des abeilles solitaires, des petits coléoptères, des mouches, …

Double  

Comme la majorité des ombellifères (voir la chronique) les fleurs fécondées donnent des fruits secs doubles à une seule graine : des diakènes, qui se séparent en deux à maturité (schizocarpe). L’examen rapproché des fruits s’avère important pour différencier les genres et les espèces de manière précise. Les akènes de l’anthrisque sauvage sont très allongés (6-10mm), très lisses et glabres (sans aucun poil ou crochet) ; d’abord vert luisant, ils virent au noir à maturité quand la plante commence à sécher. Contrairement à de nombreuses autres ombellifères, ces fruits ne portent pas de côtes vraiment visibles ; ils se terminent par un bec très court à peine visible. Ils sont coiffés au sommet par les deux styles écartés courts faisant penser à de petites antennes d’insectes. Vu le nombre d’ombelles et d’ombellules par plante, on atteint vite des productions de fruits considérables : jusqu’à 800 fruits simples (soit 800 graines) par pied ! Un potentiel de multiplication considérable ! 

Ces fruits secs ne semblent disposer d’aucun dispositif particulier de dispersion ; dans une expérience conduite sur des bords de champs cultivés, 87% des graines marquées ont été retrouvées dans un rayon de … 1m du pied mère : une dispersion pas très efficace a priori ! Les autres réussissent à atteindre le record de … 3,5m ! Ces graines se trouvent dans un état de dormance profonde au moment de leur libération : les embryons sous-développés sont incapables de germer à ce moment-là ; le froid hivernal lève la vie ralentie et la germination a lieu au printemps suivant. 

Mauvais augure 

L’anthrisque sauvage suit l’homme à la trace

L’anthrisque sauvage est très répandue en France jusqu’à plus de 2000m d’altitude dans l’étage subalpin. Elle recherche des sols profonds, pas trop acides, frais à humides et fortement enrichis en azote. Cette dernière condition se trouve remplie naturellement dans un certain nombre de groupements forestiers (dont les éboulis ou les bois humides montagnards) mais surtout dans tous les environnements perturbés par les activités humaines synonymes d’apports d’éléments nutritifs. Sa présence en nappes étendues signe donc le plus souvent un enrichissement excessif des milieux ou eutrophisation liée à des interventions humaines directes ou indirectes : bords de chemins et routes et talus associés ; pieds des haies ; sous les arbres fruitiers dans les vergers ; dans les prairies amendées avec du purin ; dans les bois frais à la périphérie des villes (ormaies) ; sur les lisières forestières au contact de cultures ; dans les hautes friches sur d’anciennes décharges ou décombres ; près des sites reposoirs du bétail en altitude ; …

Dès le 19ème siècle, on commençait à la signaler en expansion en région parisienne, tendance qui s’est depuis largement amplifiée. Dans le pays nordiques (Scandinavie, Pays-Bas, …), on tend désormais à la considérer comme problématique car sa dominance élimine les autres plantes indigènes ; d’autre part, comme ses peuplements sèchent en été, ils laissent de vastes espaces dénudés livrés à l’érosion notamment sur les berges pentues aménagées des cours d’eau ou canaux où elle prospère. Elle peut aussi envahir les prairies et là aussi éliminer une part de la flore riche de ces milieux. Même dans des environnements non directement perturbés, elle gagne du terrain ce qui peut s’expliquer par le dépôt d’azote par voie atmosphérique. A cela vient s’ajouter un autre facteur majeur : la gestion des espaces semi-naturels notamment les bords de chemins et routes ou les berges des rivières. La fauche répétée semble la favoriser via sa souche profonde qui rejette (voir ci-dessus). Autrement dit, la relative beauté sympathique des peuplements neigeux d’anthrisque est un leurre, témoin de l’emprise humaine généralisée sur tous les espaces même non directement exploités. A sa décharge, on peut lui reconnaître d’être une super source de nourriture pour nombre d’herbivores (dont escargots et limaces qui la consomment avidement ; fourragère apprécié des porcs et des lapins) et une provende pour les pollinisateurs généralistes et leur cohorte de prédateurs (comme les araignées crabes ou thomises en embuscade sur les ombelles). 

Fin mars/début avril, elle est déjà bien prête grâce à sa souche souterraine chargée de réserves ; dans quelques semaines, tout sera blanc ici !

Chargée d’histoire 

Nous avons évoqué au début certains de ses noms populaires ; une plante aussi voyante et aussi commune, même si autrefois elle devait être moins abondante, n’a pas manqué d’attirer l’attention des hommes. Parmi les noms français, nous avons vu à plusieurs reprises le qualificatif « d’âne » qui signifie a priori « de moindre qualité » ou destiné aux animaux, par opposition au « noble » cerfeuil ou noble persil, cultivés comme aromatiques. 

Des fleurs fines comme de la dentelle ….

Chez nos voisins anglais, l’anthrisque sauvage est encore plus commune, sans doute favorisée par le climat plus humide et doux et elle a encore plus inspiré le folklore local avec une avalanche de noms populaires des plus insolites ou des plus baroques. Pour eux, l’anthrisque est rabaissée par le qualificatif de cerfeuil de … vache (cow parsley). Une série de noms des plus inquiétants renvoie clairement une vision négative de cette plante : deadman’s flesh (chair de l’homme mort) ; devil’s porridge (le porridge du diable) ; badman’s oatmeal (porridge de l’homme mauvais) ; … dans la culture anglo-saxonne, l’anthrisque était synonyme d’inhospitalité : les serpents le suivent dans la maison où on en apporte un bouquet ! Deux autres noms « terribles », mother-die ou break your mother’s heart renvoient peut-être à son association avec le mois de mai auquel se rattache la superstition de la mort. A moins que ce ne soit un truc pour inciter les enfants à ne pas cueillir une plante que l’on peut facilement confondre avec d’autres très toxiques comme les ciguës. 

Restent plusieurs noms avec une référence à la dentelle (lace) dont un énigmatique Queen Anne’s lace pour lequel trois explications au moins existent : la reine Anne qui souffrait d’asthme se réfugia à la campagne et avec ses dames de compagnie se mit à faire de la dentelle : leurs dessins de dentelle rappelaient les fleurs finement découpées de l’anthrisque ; autre hypothèse : en souvenir de la fin tragique de ses enfants  ou bien ce serait un nom simplement importé d’Amérique du nord où l’espèce introduite par les colons est devenue invasive ! On trouve aussi un My Lady’s lace, allusion à la vierge Marie associée à la blancheur de la fleur. 

NB A noter que le nom populaire de Queen Anne’s lace s’applique aussi au moins à une autre ombellifère très commune, la carotte sauvage (voir la chronique)

Bref, l’anthrisque sauvage semble bien ancrée tant dans nos paysages que dans notre histoire !