Dans une forêt, on a tendance à considérer chaque arbre vivant comme un seul habitat avec tout au plus une distinction entre tronc, branches et écorce d’un côté et feuillage, les fruits et fleurs de l’autre ; on se doute bien que selon les espèces d’arbres et leur composition chimique, il va y avoir des différences. Mais, même ainsi, on est encore loin, très loin de la vraie diversité écologique. En effet, dès que l’on se met à l’échelle des êtres vivants qui peuplent les arbres (par exemple des insectes), la perception devient tout autre. En se cantonnant aux seules parties liées au bois, on pressent vite que la moindre irrégularité ou hétérogénéité peut devenir un nouveau milieu de vie spécialisé selon sa position, sa structure, son importance : une branche morte, une blessure, une fissure, … L’arbre vivant n’est plus un habitat mais des dizaines d’habitats réunis sur le même organisme, ce que les écologistes appellent des micro-habitats. Et chacun de ces micro-habitats héberge une communauté particulière d’animaux avec une bonne part des espèces très spécialisées. On touche ici à l’un des piliers de la biodiversité en milieu forestier. Ainsi est née en 1989, cette belle image de l’arbre vivant vu comme une mégalopole de micro-habitats : la réunion en un lieu (l’arbre vivant sur pied) d’une multitude de cités regroupant chacune une population différente avec des corps de métier différents ! Nous allons ici les explorer avec une attention toute particulière à ceux associés au bois mort (mais sur un arbre vivant), un compartiment essentiel pour comprendre la biodiversité forestière.

Arbre vivant/bois mort ?

Cette approche par le bois mort peut surprendre dès lors qu’on parle d’arbres vivants ! C’est oublier la spécificité de ces organismes extraordinaires dotés d’une structure modulaire et compartimentée qui se régénère en permanence (l’écorce notamment : voir la chronique sur ce thème) associée à une longévité souvent extraordinaire accompagnée néanmoins d’un processus de sénescence. Quand un arbre atteint sa taille adulte (qui dépend du milieu où il vit), ses branches finissent par atteindre une taille maximale au delà de laquelle l’eau prélevée par les racines ne pourra plus monter par le circuit de la sève brute ; elles atteignent aussi, pour les plus robustes et placées latéralement, un poids maximal pour être soutenues. Le tronc et les grosses branches continuent néanmoins de s’accroître en rayon ce qui augmente considérablement les dépenses énergétiques et la demande en substances nutritives. L’arbre commence alors à réduire son accroissement en réduisant l’épaisseur de ses cernes ou en se mettant plutôt à produire des nouvelles pousses sur des branches plus fines pour avoir plus de feuillage. Au fil du temps (très long pour certains arbres !), il va se « replier » vers le bas et abandonner en quelque sorte les plus grosses branches en commençant par leurs extrémités qui se dessèchent ; c’est le syndrome de la descente de cime ou « tête de cerf » propre aux vieux arbres, ceux qu’on appelle des vétérans. Le vieillissement avançant, les barrières naturelles (dont l’écorce) contre les attaques des pathogènes s’affaiblissent : des fissures apparaissent et les parasites (dont les champignons) commencent à s’installer. Ainsi, vont apparaître naturellement, au fil du temps, toute une série de traces de vieillesse et donc du bois mort. On dit qu’un chêne prend 300 ans pour pousser, 300 ans pour rester et 300 pour décliner ! A ce processus naturel de sénescence, viennent s’ajouter des aléas climatiques ou de voisinage (voir ci-dessous) mais aussi des attaques des animaux ou des parasites.

Très vieux hêtre en fin de vie, bardé de micro-habitats !

On aura donc compris que plus un arbre est vieux et grand et plus il aura de « chances » de porter sur lui des micro-habitats nombreux et diversifiés, tel un vieux seigneur de guerre bardé de cicatrices ! Nous allons parcourir cette galaxie des micro-habitats en suivant leur apparition (en moyenne !) au fil du temps.

La base de ce hêtre fourchu était creuse ; un riche terreau recherché par certains insectes s’est formé avec des racines secondaires qui se sont développées ; finalement, l’arbre s’est ouvert en deux mais une moitié reste debout

Blessures

Du fait de leur origine traumatique, les blessures peuvent intervenir dès le jeune âge de l’arbre avec de nombreuses causes possibles. Les aléas climatiques occupent une place prépondérante: coups de vent et tempêtes ; froid intense ; poids de la neige ou, pire encore, celui du givre ou du verglas ; foudre et incendie courant (sinon l’arbre brûle entièrement !). Tout ceci peut casser des branches voire des troncs avec des blessures béantes plus ou moins étendues. Il faut ajouter aussi les accidents de voisinage : la chute d’un voisin (chablis ou volis) ou d’une branche, au passage, peut occasionner de vilaines blessures.

Etrange figure sur un noisetier : une branche (aujourd’hui disparue) frottait en travers sur celle-ci et a généré cette cavité

Plus insidieux sont les frottements qui perdurent entre branches ou troncs avec parfois des soudures qui génèrent de nouveaux espaces cachés soit autant d’abris potentiels pour la faune.

Des bactéries, des virus ou des champignons peuvent attaquer des branches ou des troncs encore jeunes et provoquer des nécroses locales mais profondes accompagnées de malformations ou de difformités induites : chancres, balais de sorcière, chaudrons, .. qui deviennent des points de faiblesse.

Il faudrait aussi ajouter, dans les peuplements exploités, les innombrables blessures occasionnées par l’homme lors des chantiers d’exploitation ! Une partie de ces blessures, si elles ne sont pas trop profondes, peuvent cicatriser : du bois secondaire se forme et recouvre la blessure (callus) donnant ainsi naissance même dans ce cas à un nouveau micro-habitat !

L’écorce, en vieillissant se transforme et souvent se crevasse, se fendille tout en se couvrant (parfois) d’épiphytes comme des lichens, des mousses (voir la chronique Au pays de l’écorce) ce qui créé là encore une série de micro-habitats très importants (mais non liés au bois mort).

Catalogue de blessures

Trace d’ancienne branche tombée et bien cicatrisée mais l’ouverture subsiste

La diversité des blessures s’accompagne d’une diversité des communautés d’exploitants de celles-ci dans la mesure où elles « ouvrent » une porte dans la forteresse arbre, autrement imprenable. Certaines espèces saproxyliques (associées à la décomposition du bois) choisissent préférentiellement pour pondre leurs œufs des blessures ou les zones de cicatrices les entourant que ce soit au niveau du bois ou de l’écorce : des vrillettes, des petits capricornes (leptures), des sésies (papillons à ailes transparentes) ; des larves de taupins ou de buprestes profitent des zones de bois exposées pour y creuser des galeries. Surtout, ces zones mises à nu constituent des portes d’entrée formidables pour les « prédateurs » principaux du bois, surtout sur des arbres affaiblis par la sénescence (voir ci-dessus) : les champignons lignivores qui décomposent le bois et vont envoyer leur mycélium (le réseau de filaments nourriciers) qui va commencer à ronger lentement mais sûrement le bois.

On peut dresser un catalogue (une typologie dirait les scientifiques) des grands types de blessures avec pour chacune des degrés d’extension plus ou moins importants. La cime cassée (la branche principale centrale) peut s’accompagner d’une reprise de pousse d’une branche latérale si bien que l’arbre ne meurt pas même s’il porte une formidable plaie en son sommet. Chez les conifères cela s’accompagne souvent d’une reprise à angle droit donnant une silhouette de baïonnette.

Sur les arbres aux troncs naturellement fourchus, les coups de vent peuvent provoquer un écartèlement allant jusqu’à la séparation d’une moitié de l’arbre. Ensuite vient toute la gamme des fissures, crevasses, morceaux d’écorce enlevés et branches cassées plus ou moins près du tronc. Une variante rare mais spectaculaire est celle des grosses branches éclatées en lamelles allongées mais restant solidaires et toujours en vie ! Ces milieux combinent bois mort en décomposition et bois vivant chargé en substances nutritives ce qui en fait un environnement différent du bois mort sensu stricto !

Les espaces vides sous l’écorce, entre elle et le bois, sont des micro-habitats très importants car ils offrent des abris sûrs tout en permettant un accès vers l’aubier, le bois le plus nutritif juste en dessous (voir la chronique sur la structure de l’écorce) ; de la litière de feuilles mortes mélangée aux restes des occupants peut s’y accumuler et donner une sorte de terreau. Un petit coléoptère brun roux (famille des ténébrions) aux antennes pectinées Pseudocistela ceramboides est un spécialiste de ce type de micro-milieu ! Ces écorces décollées (mais restant accrochées) attirent aussi les grimpereaux qui y bâtissent leurs nids ou servent de gîte à des chauves-souris telles que les barbastelles.

Suintements

Tout écoulement de sève s’accompagne d’une prolifération de bactéries et de levures qui la font fermenter et se transformer en un film gluant et noirâtre. Or, nombre de blessures laissent entrer des bactéries qui provoquent de tels écoulements auto-entretenus par les bactéries qu’ils hébergent. Des champignons ou des chancres viraux peuvent aussi provoquer des écoulements. A l’intérieur de l’aubier, l’attaque des bactéries fait fermenter la sève en anaéorobie (absence d’oxygène) ce qui libère des gaz (méthane, dioxyde de carbone) dont la pression pousse l’écoulement à l’extérieur. On peut ainsi aboutir à des écoulements chroniques colonisés par des bactéries spécifiques que l’on ne connaît pas ailleurs.

Ces écoulements suintants ne manquent pas d’attirer de nombreux insectes, essentiellement des adultes opportunistes qui trouvent là une source de nourriture énergétique. Sur un chêne au Japon, on a recensé plus de Cent espèces ainsi attirées avec en tête des drosophiles (les « mouches des fruits ») et des fourmis mais aussi des coléoptères saproxyliques adultes comme des lucanes, des capricornes ou des frelons et des guêpes. Mais il existe aussi toute une faune très spécialisée dans l’exploitation de ces suintements dont des syrphes (mouches) et des coléoptères de la famille des Nosodendridés surnommés en anglais les « tree-wound beetles » (scarabées des blessures d’arbres) ! Leurs larves peuvent survivre dans ce film gluant grâce à des tubes respiratoires et le filtrent pour brouter les bactéries et levures à l’aide de soies des pièces buccales ! Ce petit monde attire sa cohorte de prédateurs dont, là encore, une petite famille spécialisée de coléoptères, les Sphéritidés ! On se trouve là au cœur de la complexité incroyable de la biodiversité et des ramifications infinies !

Branches mortes

Tout arbre qui grandit au cœur d’une forêt pratique l’auto-élagage en grandissant, laissant mourir les branches basses dont le feuillage ne peut plus capter de lumière. Ces branches, de taille très variable, peuvent rester ainsi accrochées très longtemps ou se casser plus ou moins près du tronc, offrant alors une porte d’entrée vers celui-ci. On les trouve aussi bien dans la cime où elles sont exposées au soleil, au vent et à la sécheresse que vers la base où elles sont moins exposées. Ces branches mortes sont des proies très recherchées d’une foule de champignons, plus de cent espèces plus ou moins spécialisées dans cette source de nourriture ! La fonge (l’ensemble des espèces de champignons) des branches de la canopée diffère nettement de celle des branches inférieures avec des espèces à brève durée de vie (qui fructifient par temps humide) et d’autres qui persistent longtemps à l’état sec et coriace.

Les arthropodes ne sont pas en reste avec une horde de collemboles et d’acariens (à l’image de ce que l’on trouve dans le bois mort au sol, au milieu des feuilles mortes). Des coléoptères s’attaquent aux branches en déclin ou fraîchement mortes : des scolytes, des buprestes, des capricornes ; d’autres exploitent la fonge comme certains charançons spécialisés. La majorité d’entre eux restent très durs à observer car très petits, dans les tons de brun et de gris et ils se dissimulent dans la « jungle » des lichens épiphytes !

Ces branches mortes sont un des terrains de chasse favoris de nombre de pics ; le petit pic épeichette par exemple exploite les brindilles et petites branches mortes (voir la chronique sur la guerre des cavités).

Champignons

Carpophores de polypores ; l’hyménium est bien visible sous la console tandis que le mycélium est entièrement dans le tronc

Nous les avons déjà évoqués comme « prédateurs ou vautours» des arbres (voir la chronique sur le vautour des bouleaux). Ce sont des ingénieurs de l’écosystème forestier dans le sens où leur intervention transforme le bois et accélère considérablement la décomposition tout en créant donc de nouveaux micro-habitats comme les champignons aux fructifications (carpophores) volumineuses et dures (groupe informel des polypores). En effet, ces structures imposantes deviennent à leur tout des habitats sur l’habitat ! Ils hébergent des communautés d’arthropodes (insectes essentiellement mais aussi acariens, cloportes et araignées) très spécialisées qui, de plus, évoluent au fil du temps selon le degré de maturité et de décomposition de ces carpophores qui finissent par mourir à leur tour (voir la chronique sur l’exemple d’un polypore) ! Les tissus plus riches en nutriments représentent une nourriture appréciée de tout un peuple minuscule quasi invisible et accessible seulement aux scientifiques spécialistes. Les uns se nourrissent de la couche reproductrice du champignon qui produit les spores (l’hyménium) et d’autres mangent la « chair » ou le les filaments du mycélium qui pénètrent dans l’arbre et par dessus tout ce monde de consommateurs, il y a des prédateurs et des parasites. Ce sont des centaines d’espèces ultra-spécialisées qui vivent ainsi dans ce monde à part avec, en plus, des espèces différentes pour les champignons à carpophores non ligneux mais mous (comme les pleurotes ou les armillaires).

Cavités

« Nid » de cavités sur ce vieux hêtre !

Tous les trous ou cavités qui pénètrent dans l’arbre constituent une nouvelle gamme de micro-habitats de la plus haute importance pour les insectes saproxyliques car, là, nous touchons au cœur du bois ! Nous traiterons dans une autre chronique de la diversité extraordinaire de ces cavités, de leur évolution dans le temps et la de la faune associée ; nous allons juste ici évoquer rapidement leur formation.

Les champignons qui pénètrent par les blessures attaquent le bois avec leur mycélium, finissent par le décomposer et, progressivement, une cavité de bois pourri effrité se forme et se creuse (voir l’exemple des trognes taillées en bocage). Mais il y a aussi des « bûcherons naturels » au premier rang desquels figurent les pics qui creusent des cavités de deux types : soit des loges profondes avec une entrée étroite pour y nicher, soit des cavités largement ouvertes et moins profondes pour chercher les larves d’insectes xylophages dont ils se nourrissent. Ils se comportent eux aussi en ingénieurs de l’écosystème forestier en fournissant ainsi à toute une guilde d’oiseaux, de mammifères et d’insectes des cavités naturelles de bonne qualité pour se reproduire ou s’abriter (voir la chronique sur les réseaux de cavités). Nous excluons ici le bûcheron extrême qu’est le castor (voir la chronique) car, du coup, l’arbre disparaît complètement (mais cela ne concerne que les arbres jeunes). Certaines grosses larves d’insectes (comme celles des capricornes) réussissent à creuser des galeries dans le bois vivant.

Ainsi, ce panorama fourni (mais pourtant incomplet) ouvre une fenêtre sur cette part de la biodiversité forestière associée à la formation de ces micro-habitats qui naissent souvent d’accidents ou d’aléas. Bel exemple pour montrer l’importance capitale des perturbations pour la biodiversité. En tout cas, ces micro-habitats sont de formidables sujets photogéniques surtout quand ils se trouvent concentrés sur de vénérables vétérans, véritables cathédrales vivantes de biodiversité.

Un hêtre vétéran, belle mégalopole à micro-habitats !

BIBLIOGRAPHIE

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