Cnidaria

L’idée de cette chronique m’est venue en lisant l’introduction au chapitre sur les cnidaires dans Classification Phylogénétique du vivant (Tome 2) (1) et rédigée par Guillaume Lecointre ; je vous en livre le début en préambule car elle va donner le ton général de cette chronique :

Les cnidaires … Quel bel embranchement pour un zoologiste, un écologue, un évolutionniste ! Il y a encore quelque temps, tout cours de zoologie commençait par eux –après les spongiaires- et, bien souvent, en émergeait la fausse idée d’organismes « simples », à la base de l’échelle des êtres des métazoaires : il faut définitivement arrêter de ne considérer ces animaux que come le premier paragraphe de l’ancien sujet – classique mais désormais caduque- d’agrégation de sciences naturelles : « L’Evolution de la complexité chez les métazoaires. »

Nous allons donc emboîter le pas de G. Lecointre pour abonder dans ce sens et en finir avec cette discrimination sans fondement scientifique mais aussi développer l’idée qu’il s’agit effectivement d’un « bel » embranchement ! Nous commencerons par découvrir (un peu !) ce groupe et sa richesse avant de nous attarder longuement sur une de leurs caractéristiques uniques, une … arme fatale !

Remarque : la plupart des photos ont été prises en aquarium et aucune identification même au rang des groupes n’a été possible.

Cnidaires ?

Certains d’entre vous ont peut-être commencé par buter sur ce mot nouveau pour eux ; effectivement, il ne s’agit pas là vraiment d’un mot du langage courant même si c’est un nom commun. L’indispensable Robert nous dit à leur propos : nom masculin pluriel (mais on peut aussi dire un cnidaire ?) avéré depuis 1884 et emprunté au latin Cnidarius, formé sur le grec knidê, ortie. Autrement dit, ce sont les « animaux-ortie », des animaux urticants. Ah, çà commence à évoquer des choses. Et le dictionnaire de nous renvoyer vers le synonyme plus « répandu » (tout est relatif) de Cœlentérés ; la définition de ces derniers est éloquente par rapport à l’introduction ci-dessus : embranchement des métazoaires constitué par des animaux aquatiques très primitifs à symétrie radiaire, à cavité digestive en cul-de-sac (de koilos, « creux » et enteron, intestin). Tout est dit avec le « très primitifs » : pensez donc, ils ont un tube digestif même pas ouvert au bout ; quel manque d’imagination !

Tentacules urticants des anémones de mer

Bien, pour y voir plus clair et faire plus connaissance, disons qu’il s’agit pour faire simple ( !) des coraux, des gorgones, des anémones de mer et des méduses, des animaux dotés de tentacules urticants.

Portrait de groupe

Les cnidaires ne sont pas une famille au sens de la classification mais un embranchement ou phylum ; mais là aussi ces mots n’ont plus beaucoup de sens dans la classification phylogénétique (ils renvoient à des notions de rang subjectives) et nous nous contenterons de parler de groupe. Comme pour tout groupe de la classification évolutive, on le définit à partir de caractères dérivés propres partagés par tous les membres du groupe (espèces) issus d’un même ancêtre commun. Ils se distinguent la présence de cellules très spécialisées qu’on ne trouve que chez eux : des cnidocytes (« cellules urticantes » mot-à-mot) (voir ci-dessous), tristement connus indirectement chez les méduses. Ils possèdent des cellules musculaires striées issues des deux feuillets embryonnaires, l’ectoderme et l’endoderme alors qu’elles proviennent du mésoderme chez les autres métazoaires (i.e. les animaux). Enfin, leur cycle de vie se caractérise par un stade larvaire particulier à épiderme cilié, une larve dite planula.

En dehors de ces caractères « uniques », ils en possèdent d’autres plus ou moins partagés avec d’autres groupes : une symétrie souvent radiaire (mais en fait avec de nombreuses exceptions) ; un développement embryonnaire à partir de deux tissus, l’endoderme et l’ectoderme ce qui leur vaut le « titre » de diploblastiques comme les éponges ou les cténaires ; il n’y a pas de mésoderme. Entre ces deux couches se trouve une gelée amorphe, la mésoglée, bien connue chez les méduses avec leur consistance gélatineuse. La cavité digestive n’a qu’une ouverture (le cul-de-sac !) mais ce caractère se retrouve chez divers animaux non apparentés menant une vie fixée (sessiles). Le système nerveux est un réseau non centralisé.

Polype/méduse

Une autre originalité des cnidaires concerne l’existence de deux formes de vie très différentes : une forme fixée dite polype, un organisme en forme de sac avec une bouche s’ouvrant sur une cavité interne et encadrée par des rangées de tentacules et une forme dite méduse, libre nageuse (pélagique) en forme d’ombrelle ou de cloche avec une bouche centrale par en-dessous et des tentacules répartis sur le pourtour du corps. Selon les groupes de cnidaires, le cycle de vie ne comporte que la phase polype, ou que la phase méduse ou voit l’alternance des deux formes. La forme méduse assure la reproduction sexuée tandis que les polypes se multiplient essentiellement par bourgeonnement, un peu comme des plantes.

Classiquement, on considérait que le cycle «équilibré » avec alternance des deux formes était le stade ancestral (à la base à l’origine des cnidaires) et que au cours de l’évolution, l’une des deux phases avait régressé jusqu’à disparaître. Or, au vu des données récentes, tout porte à croire que le stade ancestral était le cycle avec uniquement la forme polype (comme chez les anémones de mer et les coraux) ; la forme méduse n’est apparue que secondairement ce qui a donné naissance à une seconde lignée, celle des « cnidaires-méduses » (voir ci-dessous) : au sein de cette lignée, l’évolution a pu aller jusqu’à la disparition complète de la forme polype initiale.

Deux lignées

Arbre phylogénétique des Cnidaires (extrait de : Le buisson du vivant ; Laetoli productions)

Le groupe des cnidaires compte a minima plus de 11 000 espèces connues, soit une belle diversité digne de celle des oiseaux par exemple. Les données moléculaires convergent désormais avec les données morphologiques et de cycle de vie pour distinguer deux grands groupes divergents au sein des cnidaires :

– les anthozoaires (littéralement « animaux-fleurs ») avec les coraux et les anémones de mer, les gorgones, les pennatules ou plumes de mer et les cérianthaires (7300 espèces) avec uniquement la forme polype

La lignée des anthozoaires (extrait de : Le buisson du vivant ; Laetoli productions)

– les médusozoaires (les « cnidaires-méduses » ci-dessus) (3700 espèces) avec la forme méduse prédominante (mais avec des exceptions notoires comme les hydres d’eau douce).

La lignée des Médusozoaires ( voir les détail des six groupes terminaux ci-dessous)(extrait de : Le buisson du vivant ; Laetoli productions)

Mais dès que l’on se penche sur ces deux groupes internes, on découvre que derrière les mots communs comme coraux, anémones de mer, gorgones, ou méduses, se cache une incroyable diversité avec des animaux très différents. Prenons ainsi les méduses : pour les scientifiques ce terme ultra-vague recoupe six groupes très différents (voir l’arbre des cnidaires) avec autant de différences qu’il peut y en avoir entre les manchots (Natatores) et les rapaces diurnes et nocturnes (Raptores) chez les oiseaux par exemple ! Idem pour les coraux ! Ces animaux n’ont donc qu’une apparente uniformité (les résumer en 4 ou 5 noms communs comme ci-dessus) qui ne tient qu’à notre méconnaissance à leur égard et de leur vie marine, ce qui n’arrange rien pour nous, terriens terrestres.

Méduse rhizostome (discoméduses) échouée sur une plage atlantique

Pour mieux vous en convaincre, vous pouvez découvrir tous ces groupes sur l’application « Le Buisson du vivant » produit par Laetoli productions (2) où ils sont réunis sur l’immense arbre du vivant que l’on peut visiter dans ses moindres recoins. Les illustrations des 6 groupes de méduses sont ainsi extraites de cette superbe application.

Curieuses cellules

La caractéristique propre à tous les cnidaires (synapomorphie) est donc leurs cellules épidermiques urticantes ou cnidocytes, d’une taille d’une centaine de micromètres. Dit comme çà, bof ! Mais attendez un peu de voir la suite ! Ces cellules ultra-spécialisées servent à la défense envers les prédateurs, à la capture de proies et même à la locomotion. On en connaît en fait trois types assez différents mais un seul est présent dans toutes les lignées internes, le nématocyte (nemato = en forme de fil) et représente sans doute la forme ancestrale apparue au début de la lignée des Cnidaires il y a près de 740 millions d’années.

Chaque nématocyte comprend un opercule (un couvercle) en surface et à l’intérieur du cytoplasme une capsule interne en forme d’ampoule nommé nématocyste (un s en plus !) prolongée par un tubule creux invaginé en forme de fil et couvert de micro-épines ou crochets ; l’ampoule contient un venin qui agit sur le système nerveux via des neurotoxines provoquant des paralysies et des crampes au niveau cardiaque (d’où le danger des « piqûres » de méduses chez les nageurs ou des coraux chez les plongeurs) ; il y a aussi parfois des enzymes qui « pré-digèrent » la proie.

Au repos, le long fil de l’ampoule interne est enroulé étroitement en spirale. A la base de l’opercule, un cil sensible qui dépasse (cnidocil) et sert de signal d’alarme au moindre contact (il est raccordé à des cellules nerveuses) ; les cellules de soutien autour du nématocyte possèdent par ailleurs des récepteurs sensibles aux produits chimiques libérés par l’épiderme des proies ou attaquants.

Une bombe sous pression

En cas de contact ou de présence proche donc, en quelques millisecondes, avec une accélération incroyable supérieure à 40 000 g (pour info, dans une montagne russe, vous subissez une accélération de 1 g !), l’opercule se soulève, le fil enroulé se déplie et expose son armure de crochets tandis que la capsule (le nématocyste) expulse son contenu venimeux. Il s’agit là de l’un des évènements les plus rapides connus de cellule expulsant une partie de son contenu (exocytose) ; pas mal pour un être simple et très primitif ! Les crochets harponnent la proie ou l’assaillant et leur forme recourbée assure leur accrochage ; le venin expulsé peut ainsi pénétrer dans la proie qui est paralysée rapidement !

Comment fonctionnent ces mini-bombes chimiques ? La cellule fabrique une grande quantité d’une substance carbonée, le poly-gamma-glutamate qui fixe des ions calcium ; ainsi se créé à l’intérieur de la capsule une pression interne considérable de 150 bar : quand elle est libérée, elle provoque le déploiement du fil creux et la projection du venin.

Mais il existe une autre botte secrète : la paroi de la capsule et du fil creux (tubule) aux propriétés élastiques remarquables. Elle contient de molécules proches du collagène bien connu dans le monde animal (et dans les produits cosmétiques !) : cette protéine fibreuse, la plus abondante du monde animal, constitue la base des tissus et est constituée de chaînes d’acides aminés enroulées entre elles en une triple hélice. Dans le nématocyste des cnidaires, ce sont des molécules de même structure mais de petite taille et surnommées mini-collagènes (MCOL) : leurs chaînes en triple hélice sont très fortement liées entre elles par des ponts chimiques soufrés. Une partie de la force mécanique investie lors de la décharge se trouve « stockée » dans ces molécules formant des paquets de fibrilles qui fonctionnent comme des ressorts moléculaires comprimés de 15% dans la cellule fermée. Plutôt complexe tout çà non ?

Pistolet à un coup

Ces cellules urticantes sont à usage unique : une fois déchargées, elles disparaissent, remplacées par de nouvelles cellules. La fabrication de la capsule à l’intérieur de ces cellules suit un processus hautement complexe qui n’a été élucidé que récemment. Dans la vacuole de la cellule (le cnidocyte), les éléments fabriqués par le réticulum endoplasmique s’associent en une capsule et le tubule qui la coiffe est assemblé dans un second temps ; tout en se fabriquant, ce tubule s’enroule et les épines se forment à sa surface. Enfin, la paroi de la capsule se durcit et se compacte de moitié de son épaisseur initiale ; elle se remplit en même temps de glutamate (voir ci-dessus). C’est dans cette paroi que les molécules de mini-collagènes vont s’assembler selon un mode qualifié par les scientifiques de « hautement intéressant » (car il permet aussi de comprendre ce qui se passe pour le collagène classique, une molécule très étudiée et convoitée commercialement). On a ou mettre en évidence lors de cette phase un basculement des ponts chimiques internes aux molécules de mini-collagène vers une position inter-molécules qui les lient entre elles (par trois) et procurent ainsi cette faleuse tension élastique.

Longue évolution

Cette structure pose des problèmes conceptuels pour l’évolutionniste : comment de telles assemblages moléculaires aussi complexes ont-ils pu se former et fonctionner ainsi et comment cette famille de molécules de mini-collagènes a t’elle pu se diversifier (on en connaît de nombreuses variantes) ? Un événement spontané semble peu probable. Cependant, plusieurs exemples récemment élucidés fournissent des réponses avec par exemple du flagelle des bactéries, une structure cellulaire très sophistiquée elle aussi. Or, il a été démontré à son propos que la fabrication des différents composants de ce flagelle est contrôlée par seulement quelques gènes (peut-être même un seul !) issus de duplications dans le génome suivies de mutations à l’intérieur de ces duplications. Or, au sein des cnidaires, on note que des anthozoaires aux médusozoaires (voir ci-dessus) il y a une complexification des nématocystes (les ampoules) et que, en parallèle, le nombre et la complexité des mini-collagènes augmentent. Cette diversité porte sur les parties terminales de ces molécules et pourrait donc s’expliquer par le même processus de duplications de gènes suivies de mutations.

Fâchons nous

Nous allons arrêter là notre enquête sur l’arme fatale 5 (sous réserve qu’une nouvelle version ne paraisse bientôt ?) qui, vous l’aurez compris, n’avait qu’un but : démontrer que la notion d’êtres simples ne signifie rien et que derrière une apparente simplicité d’aspect général se cache une formidable complexité. Nous n’avons ici développé qu’un seul exemple, le cnidocyte mais nous aurions pu tout autant exposer d’autres aspects très complexes de ces animaux. Pour paraphraser certains hommes politiques, je dirais : vous en connaissez beaucoup, vous, des êtres simples capables de fabriquer des récifs minéraux visibles depuis les capsules spatiales, des êtres qui alternent au cours de leur vie une forme polype et une forme méduse, des êtres capables de se reproduire aussi bien par voie sexuée que asexuée, des êtres dont les polypes se partagent les tâches en se spécialisant au sein des colonies, ….

Bref, pour relayer G. Lecointre (voir introduction), disons le haut et fort une bonne fois pour toutes : il n’y a pas d’êtres inférieurs ou supérieurs ni d’êtres simples ; ils sont tous complexes, … tout simplement ! Tout ceci n’est qu’une distorsion héritée d’une vieille vision d’échelle des êtres vivants avec tout en haut devinez qui. Alors s’il y a simplicité ou simplisme quelque part dans le vivant, il se situerait plutôt chez celui-là, Homo sapiens, dans sa condescendance envers ces « êtres inférieurs simples » : nous ferions mieux de nous l’appliquer pour nous réveiller enfin (par rapport notamment à notre survie en tant qu’espèce) et apprendre à rester … médusés devant la complexité globale du vivant et la beauté magique des cnidaires !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Classification phylogénétique du vivant. Tome 2. G. Lecointre ; H. Le Guyader. Ed. Belin. 2013
  2. LAETOLI PRODUCTIONS https://laetoli-production.fr/fr pour accéder à l’application Le buisson du vivant
  3. Estimation of divergence times in cnidarian evolution based on mitochondrial protein-coding genes and the fossil record. Eunji Park et al. Molecular Phylogenetics and Evolution 62 (2012) 329–345
  4. Evolution of complex structures: minicollagens shape the cnidarian nematocyst. Charles N. David et al. Trends in Genetics Vol.24 No.9
  5. A switch in disulfide linkage during minicollagen assembly in Hydra nematocysts. U. Engel et al. The EMBO journal. Vol. 20 ; n° 12 ; pp 3063-3073, 2001.

A retrouver dans nos ouvrages

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Page(s) : 58-85 Classification phylogénétique du vivant. Tome II. 4ème édition revue et augmentée