Anthocaris cardamines

Scène typiquement printanière (début avril) : entre deux vols de prospection à la recherche des femelles, un mâle d’aurore se chauffe sur une lisière, sur le feuillage frais d’un arum tacheté

Les mâles de l’aurore symbolisent bien l’entrée dans le printemps qu’ils marquent de leurs deux belles taches orange vif ornant la pointe de leurs ailes antérieures. Dans une chronique précédente, nous avons présenté le cycle de vie de ce joli petit papillon encore assez répandu jusqu’aux abords des villes et villages. Ici, nous allons nous intéresser à un aspect de sa biologie (qui fait l’objet de nombreuses recherches par ailleurs) : le choix des plantes hôtes qui servent à nourrir ses chenilles et sur lesquelles les femelles déposent leurs œufs après l’accouplement et les conséquences de ces choix sur le devenir de cette espèce.

Une spécialité explosive

L’aurore fait partie de la famille des Piéridés qui inclut aussi donc les piérides (noires et blanches la plupart) ou les citrons bien connus. Comme la grande majorité des membres de cette vaste famille de papillons, les chenilles de l’aurore se nourrissent uniquement de plantes de la famille des Brassicacées ou Crucifères (voir la chronique sur cette famille de papillons) : en ce sens, elles sont donc relativement spécialisées sur une famille (qualifiées d’oligophages). Cette spécialisation n’a rien de fortuit car toutes les plantes de la famille des Crucifères se distinguent par un dispositif de défense chimique anti-herbivore très performant. Si un herbivore (une chenille par exemple) commence à grignoter une feuille ou une tige de ces plantes, il déchire forcément des cellules ce qui met en contact deux substances chimiques auparavant séparées à l’intérieur de celles-ci : elles entrent en réaction immédiate ce qui libère des substances toxiques répulsives ; c’est ce que nous avons surnommé la bombe M dans une autre chronique consacrée à ces plantes. Elles bénéficient donc d’une certaine immunité envers une majorité d’insectes herbivores et constituent de ce fait une ressource alimentaire fort intéressante en l’absence de compétiteurs pour ceux qui seraient capables de contourner cette défense. Certains papillons dont l’aurore ont donc au cours de l’évolution acquis la capacité de désamorcer cette bombe M et de se nourrir donc tranquillement sur ces plantes (voir la chronique sur ce sujet).

Super généraliste

Cependant, contrairement à de nombreuses autres espèces de sa propre famille, l’aurore se distingue par son éclectisme très étendu dans ses choix d’espèces de crucifères : théoriquement et potentiellement, on peut trouver ses chenilles sur pratiquement toutes les espèces de crucifères de la flore européenne. Ainsi en Suède où une étude de grande ampleur a été conduite sur ce papillon (1), il utilise 17 espèces de crucifères locales réparties dans quatorze genres différents. En ce sens, notre aurore répond bien aux critères de grand généraliste écologique.

En 1979, à propos de cette opposition spécialiste/généraliste, D. Futuyma, un des grands noms de la biologie évolutionniste (ce qui est un pléonasme !), avait émis un principe pérennisé sous son nom (principe de Futuyma) : « La spécialisation envers une ressource a des chances d’être favorisée chez des espèces confrontées à des ressources constantes ou abondantes ; des génotypes plus généralistes sont probablement sélectionnés quand les ressources sont inconstantes ou imprédictibles ou quand elles sont rares. » Ce principe peut-il s’appliquer au cas d’école de notre aurore : c’est ce que l’étude suédoise a exploré (1). Mais avant d’entrer dans l’analyse des faits, il reste une autre dimension spécialisée dans les choix des aurores des plantes hôtes de leurs larves.

Spécialiste temporel

Chez l’aurore, la ponte des œufs suit un protocole assez strict : les femelles ne pondent en principe qu’un œuf par plante choisie (une crucifère donc) et spécifiquement sur une jeune inflorescence puisque les jeunes chenilles se nourrissent d’abord des fleurs en boutons puis en grandissant (et en muant) elles consomment les jeunes fruits en formation (siliques ou silicules des Crucifères).

Elle dépose sur l’œuf pondu une phéromone répulsive qui détourne les autres femelles et les incite à ne pas pondre sur la même inflorescence ce qui limite la compétition potentielle entre chenilles. Donc, par nature, le choix reste assez restreint.

La durée de la période ponte se concentre sur un mois au plus et commence tôt au printemps car les papillons adultes de cette espèce émergent tôt en saison (ils ont passé l’hiver sous forme de chrysalide) dès avril sous notre climat ; souvent même cette période se concentre comme cela a pu être observé dans l’étude suédoise ou lors d’une année de suivi sur un site, 90% des œufs ont été pondus en une semaine ! Donc au final, pour l’aurore, le choix se restreint en termes de temporalité : seules les espèces de plantes qui commencent juste à fleurir durant cette courte fenêtre de « ponte » peuvent servir de plantes hôtes. En ce dernier sens, l’aurore peut donc être qualifié de spécialiste phénologique (la phénologie des êtres vivants étant l’étude de l’apparition d’événements périodiques déterminée par les variations saisonnières du climat tels que la floraison, la fructification, les premiers vols, , ….). Le profil complexe de l’aurore étant défini, nous pouvons maintenant chercher à comprendre quelles pressions de sélection ont conduit à une telle stratégie de reproduction assez inédite de généraliste doublement spécialisé.

Recherche Crucifère désespérément ?

Les prairies humides à cardamine des prés sont un des milieux d’élection de l’aurore avec sa plante hôte en abondance

Une des raisons invoquées pour expliquer cette évolution généraliste touche donc à la rareté de la ressource. Pour en avoir le cœur net, les chercheurs ont inventorié sur leur territoire d’étude (comprenant divers milieux : prés humides, prés secs, bords de routes, zones rocheuses) les espèces de crucifères présentes et leur abondance en nombre de pieds. Ils ont ainsi recensé 18 espèces de crucifères dont certaines comme l’arabette des dames sont très présentes. A priori il y a donc une offre conséquente.

Par ailleurs, ils ont suivi six femelles d’aurore pendant une dizaine d’heures pour noter les plantes qu’elles approchent de très près pour y pondre ou pas ce qui permet de mesurer un taux de rencontre : les femelles suivies ont pondu 45 œufs dont 15 sur des arabettes des dames, 12 sur des bourses-à-pasteur et 11 sur des cardamines des prés ; cela représente un taux de rencontre efficace moyen de 1 plante toutes les 10 minutes. Onze des espèces de crucifères présentes n’ont jamais été abordées au cours de ce suivi ! Le taux de rencontre du tabouret des champs est de 1 toutes les 80min pour une population globale estimée à 10 000 pieds alors qu’il atteint 1 pour 40 minutes pour l’arabette des dames avec plus d’un million de pieds présents. Il y a donc bien une rareté relative en termes de possibilité de rencontre en dépit de l’abondance apparente ; elle est renforcée par les périodes de floraison respectives des différentes espèces : une espèce peut être présente mais déjà passée ou trop avancée ou au contraire sans amorce d’inflorescence et donc inapte à recevoir un œuf !

Variations

Colonie très dense de bourse-à-pasteur le long d’un chemin ; sa présence est conditionnée par la terre remuée ; l’année prochaine, rien ne permet de dire qu’elle sera toujours là notamment si des plantes vivaces investissent ce milieu temporaire.

Une majorité des crucifères présentes sont des annuelles à croissance très rapide et à cycle court : si la femelle aurore pond sur une de ces plantes un peu trop avancée, ses chenilles risquent de se retrouver vite en manque de nourriture car dès la floraison achevée, les fruits murissent vite et libèrent les graines, source de nourriture essentielle. Les chercheurs ont à plusieurs reprises trouvé des chenilles mourant de faim sur des crucifères annuelles en fin de cycle.

Les crucifères qui fleurissent très tôt comme la drave printanière, une des plantes les plus précoces, seront souvent évitées car trop avancées au moment de la ponte ; tout dépend des conditions climatiques qui règnent au début du printemps. A l’inverse, la moutarde des champs à floraison tardive mais très présente n’est jamais choisie en pratique.

L’autre difficulté pour les aurores, c’est la variation d’une année sur l’autre pour une espèce donnée, et tout particulièrement les annuelles, qui peut apparaître en masse une année sur un site fraîchement remué et disparaître l’année suivante si la végétation s’est développée. Justement, il se trouve que parmi les quatre plantes les plus retenues comme site de pontes (d’après des recherches intensives sur 5 ans) figurent trois espèces vivaces : la julienne des dames, le raifort et l’arabette hérissée. D’autre part, les femelles semblent sensibles à la hauteur de la plante au moment de pondre ce qui biaise en faveur des vivaces.

Fiabilité

Femelle d’aurore sur une jeune inflorescence de capselle, une des nombreuses crucifères-hôtes

Le suivi des chenilles après l’éclosion montre que leur survie sur une espèce de plante hôte donnée varie beaucoup d’une année sur l’autre de manière assez imprévisible. Ainsi, certaines années, les pontes sur des annuelles situées en milieu rocheux ont échoué massivement par leur dessèchement prématuré du fait d’un printemps sec ; à l’inverse, une autre année, des chenilles sur des cardamines des prés ont été noyées suite à des pluies intenses ! Plus de cent œufs ont été pondus sur des barbarées vulgaires qui se sont avérées inaptes au développement complet des chenilles.

La principale cause de mortalité vient des attaques de guêpes parasites (pondent un œuf dans le corps des chenilles, mangées vivantes ensuite par la larve) ; mais là encore, il y a de fortes disparités sur l’intensité du parasitisme pour une plante donnée d’une année à l’autre. Ainsi, certaines années, telle plante sur laquelle normalement il y a un taux de parasitisme élevé voit ce taux tomber à zéro sans que l’on sache trop pourquoi. Tout ceci ne permet pas à une pression de sélection unidirectionnelle (vers la spécialisation totale sur une espèce) de s’exprimer.

Globalement, les femelles d’aurores se trouvent donc dans un contexte de rareté relative de la ressource dont la qualité varie dans le temps et d’une année à l’autre et pour laquelle on ne peut prédire de manière fiable si elle sera favorable ou pas ; un monde d’incertitudes ajoutées qui a du donc favorisé cette évolution vers le généralisme faute de pouvoir se spécialiser.

Changement climatique

Toujours en Suède (mais c’est valable ailleurs), on a pu mettre en évidence sur les vingt dernières années, du fait de réchauffement climatique, un effet important sur le cycle de vie de l’aurore (2). Elle fait partie des espèces de papillons dont la date de première émergence des adultes a le plus avancé : plus de 1 jour/an sur 20 ans contre 0,36 en moyenne pour 66 espèces de papillons diurnes. Ceci est d’autant plus surprenant que l’aurore n’a qu’une génération par an : cet avancement de la date d’émergence touche surtout les espèces à deux générations par an qui ont besoin de temps pour boucler les deux cycles. Cette émergence précoce tient sans doute à l’exploitation des crucifères annuelles très abondantes mais à émergence précoce. L’effet se retrouve même en montant vers le nord où, normalement, il devrait être atténué par le gradient thermique : dans le cas de l’aurore, l’émergence reste relativement précoce même en allant vers le nord, bien plus que pour la majorité des espèces.

Alors, on pourrait penser que l’aurore risque de se retrouver décalée par rapport à ses plantes hôtes vu la précision requise pour la ponte. D’une part, on se rend compte que certaines des espèces très utilisées telles que l’alliaire commencent elles aussi à fleurir plus tôt, réduisant ainsi le risque de décalage. Mais surtout la polyvalence constatée quant au choix des plantes hôtes permet à l’aurore de choisir parmi les nombreuses possibilités qui s’offrent : être généraliste devient alors un vrai avantage. Cependant, il se peut que le glissement vers des espèces moins utilisées auparavant lui soit néfaste si par exemple la plante choisie favorise le parasitisme ou n’a pas une qualité nutritive suffisante. Rien n’est simple !

Pour terminer sur une note pratique : si vous avez un jardin, pensez à planter dans vos plates-bandes des crucifères à floraison précoce favorables aux aurores qui sauront les trouver au cours de leur vagabondage : juliennes, monnaies du pape, giroflées, raifort, pastel des teinturiers ; ou bien laissez pousser les « mauvaises herbes » annuelles telles que arabettes des dames, tabourets des champs ou bourse-à-pasteur !

BIBLIOGRAPHIE

  1. The evolutionary ecology of generalization: among-year variation in host plant use and offspring survival in a butterfly. CHRISTER WIKLUND AND MAGNE FRIBERG. Ecology, 90(12), 2009, pp. 3406–3417
 ; 2009
  2. Climate change, phenology, and butterfly host plant utilization. Jose A. Navarro-Cano et al. AMBIO 2015, 44(Suppl. 1):S78–S88

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouver les Crucifères cultivées au jardin
Page(s) : 269-283 Guide des Fleurs du Jardin