Rubia peregrina

29/01/2022 Nous avons consacré une chronique à « la » garance, i.e. la garance tinctoriale très cultivée autrefois comme plante tinctoriale pour en tirer le célèbre rouge garance qui a marqué l’histoire de la France à travers notamment son usage pour teindre les costumes militaires. Mais, il s’agit d’une espèce cultivée, certes capable de se naturaliser autour des anciens sites de culture. Or, nous avons dans notre flore une autre espèce, indigène et entièrement sauvage d’origine, la garance voyageuse. Méconnue par rapport à sa proche cousine, on l’a dès le Moyen-âge qualifiée de « petite » garance par opposition à la grande, sous-entendu la garance tinctoriale. Et pourtant, en matière de taille elle n’a pas à pâlir devant la grande mais les propriétés tinctoriales de ses racines sont bien moindres que celles de la garance tinctoriale. Qu’importe pour le naturaliste : la garance voyageuse a autant d’intérêt que la grande garance ! Partons à sa rencontre dans ses milieux de vie.

Liane

Garance voyageuse escaladant un grillage en forêt

La garance voyageuse se comporte en plante vivace presque sempervirente, i.e. qui conserve son feuillage toute l’année. Ses longues tiges peuvent atteindre 1,50m de long et s’étalent en tous sens depuis la souche (voir ci-dessous) ; elles tendent à s’emmêler entre elles formant des fouillis inextricables qui soit s’étalent par terre ou, plus souvent, escaladent la végétation environnante : on peut donc la considérer comme une semi-liane.

Leur base ligneuse explique leur longévité mais les extrémités tendent à sécher en hiver et à se fragmenter. Ainsi, en hiver, les tiges se réduisent mais au printemps, elles émettent de longues pousses vigoureuses à croissance très rapide.

Ces tiges ont quatre angles bien prononcés et sont armées d’aiguillons crochus sur ces angles : ainsi, les tiges s’accrochent entre elles et à la végétation. D’ailleurs, il faut faire attention quand on les saisit ou que l’on passe contre une touffe de garance, ça gratte fort ! Les tiges se ramifient en tous sens ce qui donne à une touffe donnée un air diffus où on a bien du mal à s’y retrouver.

Les « feuilles » ont elles aussi un aspect et une consistance coriace et persistent en hiver. D’un vert clair au printemps à l’émergence pour les nouvelles, elles virent au vert sombre, vaguement luisant, en cours d’été en durcissant. Sur leurs bords cartilagineux, on trouve de nouveaux des aiguillons crochus comme chez le cousin gaillet gratteron (voir la chronique) : autant dire que la garance accroche de partout ce qui la rend très performante pour grimper dans les buissons aux tiges ramifiées et nombreuses. Chaque « feuille », ovale et longue de 2 à 6 cm, se termine par un mucron vaguement épineux et possède une seule nervure centrale bien saillante.

En vieillissant, elles deviennent de plus en plus sombres allant vers le presque noir ; en hiver, tiges et feuilles prennent souvent une belle teinte rougeâtre, voire lie-de-vin, très décorative.

Rubiacée

Mais le caractère le plus frappant de ces « feuilles » tient à leur disposition sur les tiges : elles sont groupées par étages de quatre à six en moyenne (parfois seulement 3 ou jusqu’à 8 exceptionnellement), des verticilles. Ces verticilles sont régulièrement espacés et séparés par de longs entre-nœuds. On distingue d’ailleurs plusieurs sous-espèces de garance voyageuse avec comme critère distinctif le nombre moyen de « feuilles » par verticille sur les tiges végétatives : la sous-espèce type présente en France continentale en a en moyenne 4 sur la majorité des tiges alors que deux autres sous-espèces signalées de Corse en ont six.

Nous parlons de « feuilles » avec des guillemets car, effectivement, pour les botanistes, ces organes ont une histoire complexe quant à leur formation : en fait, pour chaque verticille, il y a des vraies feuilles et des stipules en forme de feuilles ; nous avons détaillé ces aspects dans la chronique sur les stipules, ces « feuilles qui accompagnent les feuilles ». Cette particularité se retrouve chez la majorité des plantes de sa famille vivant dans nos pays tempérés : les gaillets (voir la chronique sur le gaillet gratteron), la rubéole des champs (voir la chronique), les croisettes, les crucianelles ou les aspérules. Cette famille, les Rubiacées, a été nommée justement en référence au genre Rubia, i.e. celui des garances. Il s’agit là d’un bel exemple d’hégémonie impérialiste de la botanique ancienne occidentale qui a pris comme type pour nommer cette famille un genre européen. En effet, cette famille regroupe plus de 13000 espèces réparties dans 611 genres dont une écrasante majorité de plantes tropicales avec de nombreux arbres et arbustes (dont les caféiers, les gardénias, le quinquina, l’ipéca, …) ; on est loin de notre petite centaine d’espèces toutes herbacées et somme toutes très peu représentatives de cette foisonnante famille.

Feuilles de caféier : loin du modèle garance !

La plupart d’entre elles ont les feuilles opposées avec des stipules entre les pétioles mais pas forcément développées comme des feuilles. Les rubiacées de notre flore tempérée partagent aussi le caractère « tige à quatre angles » mentionné ci-dessus pour la garance ; mais là encore, ceci ne vaut pas pour la majorité des autres espèces !

Tiges à 4 angles

Rouge aussi

Sur ce talus sec, toutes ces tiges (en hiver) correspondent sans doute à un seul pied

Répandue dans la zone méditerranéenne, la garance voyageuse y est connue pour sa tolérance remarquable aux épisodes de sécheresse et aux températures extrêmes. Une étude a démontré que cette résilience aux stress hydrique et thermiques s’appuyait avant tout sur son puissant appareil « racinaire » formé d’un réseau très ramifié de tiges souterraines ; leur structure anatomique (absence d’endoderme épaissi) indique clairement qu’il s’agit de stolons (voir la chronique) et non pas de rhizomes. Très longues et très étalées, ces tiges émettent une multitude de tiges aériennes donnant naissance à de vastes clones. Ces segments de tiges présentent soit une teinte jaune vif, soit une teinte rouge vif dues à la présence de substances chimiques colorées du groupe des alizarines. Ce sont les pigments que l’on retrouve dans les parties souterraines de la garance tinctoriale (voir la chronique) mais ici en moindre concentration et avec des stolons bien moins gros. Autrement dit, la garance voyageuse est elle aussi tinctoriale mais non ou peu utilisée du fait de son faible rendement. Ceci a valu le nom de Rubia à ce genre : ruber signifiant rouge. Garance (qui s’écrivait autrefois garence) dérive du mot warance du 12ème siècle qui désignait la couleur rouge obtenue à partir de la garance.

L’analyse rapproché de ces stolons colorés a montré que les stolons jaunes sont riches en amidon stocké ainsi que des caroténoïdes et sont riches en eau, avec une forte activité métabolique. Les rouges par contre sont dépourvus d’amidon. Le secret de la résistance de la garance tient donc à cette capacité de stocker dans ses nombreux stolons de l’eau et de l’amidon, mobilisables pendant les périodes de sécheresse. A cela s’ajoutent une transpiration basse du feuillage coriace et une bonne capacité photosynthétique des parties aériennes ; le port grimpant lui permet d’autre part d’accéder à la lumière tout en en ayant souvent les pieds à l’ombre en sous-bois. Les alizarines colorées protègent les stolons contre les attaques des parasites et des herbivores qui pourraient être tentés par leur richesse en amidon.

Double tactique

Comme la majorité des plantes clonales, i.e. les plantes qui produisent de nombreux pieds (ramets) par ramification d’une tige initiale issue de la germination d’une graine, la garance voyageuse peut adopter deux formes de croissance. La forme dite « phalange » (du nom des groupes de combat de l’armée grecque antique ou des sinistres groupes paramilitaires d’extrême-droite) a des stolons peu nombreux avec de courts entre-nœuds ce qui donne un port en touffes denses. Inversement, la forme dite « guérilla », a des stolons allongés avec de longs entre-nœuds ce qui étale la plante dans l’espace et lui donne un port diffus.

Sur ce pare-feu sableux dans une forêt littorale, la garance adopte un port de type « guérilla » très étalé

Une étude a comparé les formes adoptées selon que la garance pousse dans un vignoble en milieu ouvert, dans une friche basse ensoleillée ou dans le sous-bois ombragé d’une forêt de chênes verts. Dans le vignoble, la garance devient vite envahissante et voit la taille de ses colonies doubler presque en deux ans alors que dans les deux autres milieux non cultivés, elle n’évolue guère en surface conquise. La production de nouvelles tiges a lieu surtout au printemps et en automne dans les trois milieux et s’arrête en été sauf dans le vignoble où la garance réussit à maintenir une croissance ralentie. Dans le vignoble, elle opte pour une croissance en phalange avec une forte densité de tiges rapprochées formant des massifs denses : ceci est possible du fait qu’elle pousse dans un milieu riche et relativement homogène, sans trop de perturbation (pas de labour du sol) ; elle monopolise les ressources à son profit. Inversement, sous les chênes verts (au feuillage persistant en hiver), elle adopte le mode guérilla très étalé qui lui permet d’échapper rapidement aux microsites mal éclairés pour aller en conquérir d’autres plus favorables ; dans la friche ouverte, elle grandit de manière intermédiaire entre ces deux modes. Dans le vignoble, les tiges aériennes produisent des entre-nœuds courts ce qui donne un feuillage très dense avec des verticilles très proches. Ces modes de croissance adaptent donc l’architecture de la plante à l’ensoleillement et à la capacité de la plante à réaliser la photosynthèse.

Guérilla en train de se déployer dans un sous-bois !

Baies

La floraison a lieu de juin à juillet et les sommets des tiges fleuries se couvrent de nombreuses petites fleurs jaune verdâtre étoilées (5mm de diamètre !) et disposées en inflorescences feuillées très ramifiées et diffuses. Chaque fleur comporte une corolle à 4 ou 5 lobes réunis en un tube très court et terminés en pointe, un cercle d’étamines et un pistil coiffé d’un style fourchu. Elles rappellent fortement celles des gaillets ou des aspérules et sont visitées par des insectes très généralistes : des petites mouches et des coléoptères.

Par contre, contrairement à toutes les autres rubiacées de notre flore, à maturité, les fleurs donnent non pas un fruit sec du type diakène comme chez les gaillets (voir le gratteron ou la rubéole) mais une baie de la taille d’un pois (4-6mm de diamètre), d’abord verte puis virant au noir pourpré (riches en anthocyanes) et un peu charnue. Elles renferment en général une seule graine.

Si on élargit la perspective à l’ensemble des rubiacées, ceci n’a par contre rien d’étonnant car nombre de genres exotiques ont aussi des fruits charnus : la « cerise » du caféier est une drupe avec deux noyaux appelés parches ; les Psychotrias arbres et arbustes tropicaux, (genre qui à lui seul compte plus de 1500 espèces !) produisent aussi des drupes très colorées.

Fruits charnus de Psychotria

Ces fruits charnus sont appréciés des oiseaux frugivores dont les merles et grives ou les rouges-gorges. L’ingestion des fruits et leur transit dans le tube digestif influent sur les graines : la germination se trouve repoussée et le taux de germination est moindre ; mais, par contre, elles ont l’avantage décisif d’être transportées à distance (voir la chronique), notamment en région méditerranéenne, traversé à l’automne et au printemps par de nombreux passereaux migrateurs. La garance colonise notamment les vignes grâce à ce mode de dispersion : les oiseaux frugivores y viennent volontiers pour grappiller des raisins.

Exigeante

Au pied d’une haie en Vendée

La garance voyageuse possède une aire de répartition qui couvre les trois-quarts de la France : elle est absente du Nord et d’une bonne partie de l’Est, en gros au-delà d’une ligne Rouen-Langres. Mais au sein de cette aire, sa présence est loin d’être continue même si, dans ses stations, elle est souvent très abondante voire omniprésente. Ainsi elle est présente dans tout le grand Ouest mais par exemple en Bretagne, elle se cantonne exclusivement sur la frange littorale.  Ceci résulte des exigences écologiques très précises de cette espèce.

Dans le Marais Vendéen, sur une levée au bord d’un canal

Au niveau des sols, il lui faut des sols secs à très secs quand on va vers l’Est mais dans l’Ouest elle s’accommode aussi de sols frais. Elle affectionne les sols caillouteux riches en éléments nutritifs et non acides. Mais c’est au niveau climatique qu’elle se montre la plus exigeante. Il lui faut beaucoup de chaleur (thermophile) et elle craint les hivers rigoureux dans les stations trop fraîches même si son appareil souterrain lui permet de se maintenir. Elle a besoin de lumière mais tolère les situations de demi-ombre comme nous avons vu à propos de ses modes de croissance. En dehors de la région méditerranéenne et du grand Ouest, on la trouve presque toujours sur des coteaux orientés plein sud, souvent en compagnie de la vigne qui a un peu les mêmes exigences.

Ses habitats peuvent être de type forestier : les chênaies sèches à base de chêne pubescent ou chêne noir, les chênaies vertes méditerranéennes et atlantiques, les lisières forestières. Dans l’ouest, via un processus de compensation climatique, elle colonise même les chênaies acides. Sinon, elle s’installe aussi beaucoup dans les haies y compris jusqu’au cœur des marais côtiers pourtant très humides à la faveur des digues et levées ; dans les vallées continentales, elle tend à se réfugier dans des sites rocheux bien exposés ou d’anciennes carrières.

Dans un sous-bois de chênaie verte avec le petit Houx

En Vendée, sur la côté, elle envahit les haies et bordures aménagées des lotissements qui fleurissent un peu partout et surgit au milieu des rideaux de thuyas ou de berbéris pourpres comme un pied-de-nez  de la biodiversité locale aux plantations exotiques !

Avant de quitter la garance voyageuse, il reste un point non éclairci : son qualificatif de voyageuse ? En fait, cet adjectif traduit en latin sous la forme peregrina (qui se retrouve dans pèlerin) qui, chez les Romains, désignait une personne non romaine (esclave ou étranger libre). Linné a utilisé cet épithète soit au sens de plante non indigène (ce qui n’est pas son cas contrairement à la garance tinctoriale) ou soit de plante non cultivée, ce qui l’opposait ainsi à la garance tinctoriale. Décidément, cette pauvre garance voyageuse n’existait pour les Anciens qu’à l’aune de sa cousine cultivée !

Bibliographie

The guts of seed dispersal Peter D. Moore NATURE ; VOL 414 ;2001

La garance voyageuse, une garance qui se balade ? M. Philippe ; P. Luccioni ; 2021