Difficile de faire plus chaotique : un bel embâcle !

09/02/2021 Si le bois mort en forêt a souvent mauvaise presse et reste souvent déconsidéré en dépit de son importance capitale pour la biodiversité (voir la chronique), le bois mort en rivière connaît une situation encore pire : « c’est pas propre », « c’est pas beau », « c’est dangereux car ça provoque des inondations », « ça gêne »,  disent en cœur élus, décideurs, administrations et grand public. Immanquablement, sa présence débouche sur la mise en place d’opérations de nettoyage : c’est le bon sens disent d’un commun accord tous ses ennemis. Et pourtant, dans certains pays, on commence à mettre en place des programmes de conservation du bois mort en rivière et même des opérations d’ajout de bois mort destinées notamment à améliorer la qualité piscicole des cours d’eau concernés. Autrement dit, les données scientifiques convergent largement vers un avis diamétralement opposé à cette perception populaire très négative : le bois mort en rivière est un élément clé pour la biodiversité et la vie des rivières. Pour expliquer cette représentation si profondément enracinée, il faut d’une part s’intéresser à l’histoire passée et présente de la gestion des rivières et d’autre part comprendre d’où vient ce bois mort et son devenir en rivière. 

Charge négative 

Derrière la couronne racinaire de cet arbre tombé s’est créé un abri providentiel pour les poissons ; le tronc commence à intercepter d’autres débris flottants

Il existe des mots différents pour désigner ce bois mort en rivière et presque tous portent en eux des stigmates de cette vision négative évoquée en introduction. Les scientifiques anglo-saxons ont longtemps utilisé la locution de « gros débris ligneux » (large woody debris) avant de l’abandonner au seuil du 21ème siècle : débris traduit bien la dépréciation implicite de cet élément même de la part de scientifiques censés avoir un regard éclairé et partial. En France, on trouve une série de termes diversement utilisés : « déchets flottants », « encombres » et, la plus fréquente, embâcles. Le Robert nous dit que ce dernier nom masculin remonte au milieu du 18ème siècle dans l’Encyclopédie : on a combiné embarras (utilisé auparavant pour désigner ces amas) avec débâcle pour lui servir de contraire sachant que ce mot désigne aussi l’obstruction du lit d’une rivière par des amas de glaçons (en des temps révolus où les rivières gelaient assez souvent !). On voit donc que ce mot embâcle appliqué aux amas de  bois mort conserve cette idée de gêne ; on lui attribue automatiquement un certain nombre de risques : obstacle à l’écoulement « normal » de la rivière ; hausse du niveau de la rivière ; dépôts de matériaux (sable, graviers, déchets) ; déstabilisation des piles des ponts ; obstruction de certains ouvrages hydrauliques (canaux, biefs, prises d’eau, …). A tout cela, il faut ajouter la charge tout aussi négative associée au bois mort : il symbolise la mort, la décomposition, la déchéance, la fragmentation, la putréfaction, la dérive dans le courant, le dernier voyage, … bref, autant d’images fortes qui renvoient immanquablement à la condition humaine finale ! De ce point de vue, le bois mort fait peur et l’inconscient (individuel et collectif) le considère comme repoussant. 

Pour toutes ces raisons, nous avons retenu ici la dénomination la plus neutre possible, sans a priori, de bois mort en rivière ; nous sommes bien obligés de conserver bois mort car c’est bien de cela dont il s’agit ! 

Recrutement 

L’alimentation en bois mort du lit des rivières se fait essentiellement à partir des forêts riveraines ou ripisylves qui les longent sur une partie de leur cours. L’approvisionnement se fait via un ensemble de processus aux intensités très variables selon les contextes. 

Cet arbre (mort) sera emporté par la prochaine crue de l’Allier

Une source importante relève de la mortalité des arbres dans la forêt adjacente, sur les berges mais aussi sur l’ensemble du lit majeur à la faveur de grandes crues décennales ou centennales qui déplacent des arbres morts parfois loin des berges. Les causes de mortalité sont multiples : le vieillissement naturel et assez rapide des essences dites « de bois blanc et tendre » comme les saules et les peupliers, qui conservent une longévité limitée ; les attaques d’insectes ou de pathogènes ; les coups de vent qui cassent ou arrachent des arbres avec les grandes tempêtes qui se multiplient et fournissent une quantité considérable d’arbres tombés ;  la mortalité liée à la compétition entre jeunes arbres dans les stades initiaux des recolonisations ; il y a aussi, et on tend à l’oublier, les effets souvent dévastateurs des inondations prolongées qui asphyxient les systèmes racinaires de nombreux arbres même chez des essences habituées à vivre dans le lit majeur.

Ce chablis de peupliers ménage un abri sur la berge ; il finira tôt ou tard par être déplacé par une crue

Le second facteur majeur concerne l’érosion naturelle des berges notamment dans la partie concave  méandres soumise à l’essentiel du courant ; l’affouillement des berges met progressivement à nu l’appareil racinaire des arbres installés sur les berges ; ils résistent souvent de longues périodes car leur système racinaire s’est développé vers l’intérieur et latéralement ce qui leur assure un ancrage robuste ; mais, à un certain stade, si la berge s’écroule notamment, l’arbre déséquilibré s’écroule. Soit une partie de ses racines reste encore ancrée et il pourra peut-être repartir en émettant des pousses verticales sur son tronc plus ou moins penché selon le principe des réitérations (voir la chronique) ; soit il est complètement déraciné et va mourir : il peut rester en travers du cours sur de petits cours d’eau ou être emporté à courte distance le plus souvent et se bloquer sur le premier obstacle venu : ainsi se forme un embâcle qui va retenir les autres bois morts à la dérive. Les glissements de terrains sur les pentes fortes surplombant les rivières sont aussi des sources majeures de bois mort.

Cet arbre sérieusement penché reste vivant tout en commençant, par sa base immergée, à intercepter des débris

Selon la puissance de la rivière et de ses crues, les troncs vont connaître une dérive plus ou moins importante avec souvent des re-déplacements à la faveur de crues majeures qui font éclater les embâcles. Dans la partie supérieure des bassins versants, compte tenu de l’étroitesse du lit et des pentes souvent fortes des versants, les troncs obstruent souvent le lit, créant des « marches d’escalier » avec de mini-cascades en aval ; plus bas, avec l’élargissement du chenal, le bois mort s’amasse souvent contre les berges ; l’échouage de troncs sur un haut-fond ou un banc de sable peut générer un gros embâcle et susciter le renforcement des dépôts et la formation d’îlots ensuite satbilisés par le développement de la végétation (voir la chronique).

Ce gros arbre échoué va amplifier le dépôt de graviers et favoriser le rehaussement de cette île (rivière Allier)

Si les troncs représentent l’essentiel du bois mort en rivière, il ne faut pas oublier, notamment le long des petites rivières dans les secteurs boisés, les apports de branches et brindilles qui tombent directement des arbres surplombant le cours d’eau ; une partie pourra être interceptée par les troncs déjà déposés en travers. Enfin, une petite partie peut aussi provenir des activités humaines via l’exploitation du bois des berges : on laisse souvent les souches tronçonnées que l’on retrouve ensuite dans le lit de la rivière. 

Souche probablement issue de l’exploitation d’un arbre tombé ; au lieu de la brûler, il vaut mieux la remettre dans la rivière

En hausse 

Si le bois mort en rivière est devenu un sujet sensible au cours des dernières décennies, c’est aussi à cause de son augmentation relative dans de nombreux cours d’eau ; et il ne s’agit pas là d’une impression subjective liée aux représentations négatives qu’il suscite. Plusieurs raisons historiques expliquent l’augmentation de la présence du bois mort dans le lit des rivières et ruisseaux. 

Les gros troncs échoués sur les bancs de sable étaient autrefois systématiquement exploités

Pendant très longtemps, ce bois mort a été une ressource majeure pour les communautés villageoises le log des cours d’eau : des usages anciens réglementaient le ramassage du « mort-bois » utilisé alors surtout comme bois de chauffage mais aussi ponctuellement comme bois de charpente ou pour faire des outils pour les belles pièces. Les riverains ne se faisaient donc pas prier pour le récolter en ces temps où l’on ne pouvait compter que sur les ressources locales pour une population rurale dense. 

D’autre part, l’eau des rivières et ruisseaux était aussi une ressource majeure via les innombrables moulins et leurs biefs d’alimentation : éliminer ces amas de débris s’imposait donc faute de voir l’alimentation en eau de ces ouvrages perturbée. Enfin, les bords des cours d’eau en général connaissaient un forte activité pastorale du fait de la qualité des herbages notamment en été ; on y entretenait les arbres des berges en les taillant souvent en têtards pour récolter du bois de chauffage ou fournir du fourrage « aérien » au bétail (le feuillage des émondes). 

A partir du milieu du 19ème siècle, la déprise agricole a conduit à l’abandon de ces terres inondables qui ont été très rapidement recolonisées par des friches, puis des landes boisées et des bois riverains ; le processus a connu une seconde accélération après la seconde Guerre Mondiale avec la transformation de l’agriculture. Donc, pour nombre de cours d’eau, au moins sur une part de leur cours, la ripisylve est redevenue dominante et les possibilités de recrutement de bois mort ont considérablement augmenté. Par dessus tous ces processus sociaux, il faut désormais ajouter le changement climatique : l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des évènements météorologiques extrêmes comme les orages cévenols ou méditerranéens ou les grosses tempêtes de vent mobilisent régulièrement d’énormes quantités de bois mort avec une majorité d’arbres entiers abattus ou déracinés. 

Embâcle : mode d’emploi

Banc de sable en partie généré par cet arbre mort en travers du lit

Voyons donc maintenant l’impact réel de ces amas de bois mort sur le fonctionnement hydraulique de la rivière. L’embâcle, une fois formé de manière consistante, devient un barrage relatif qui constitue un frein à l’écoulement. Il filtre les débris flottants plus petits mais souvent nombreux comme les feuilles mortes, les brindilles et les branches (sans oublier les innombrables déchets humains !) ce qui colmate progressivement le barrage. En amont de l’obstacle, le niveau de l’eau se trouve rehaussé et la vitesse du courant réduite : une « mouille » se créé et le dépôt (sédimentation) des particules fines en suspension dans l’eau est favorisé ; en aval, par effet de laminage, le débit diminue au droit du barrage mais s’accélère aux angles. Dans le cas d’une rivière ou d’un ruisseau de taille réduite, l’embâcle n’occupe le plus souvent qu’une partie du lit mineur : l’écoulement de l’eau se retrouve concentré sur les « côtés » avec une augmentation des vitesses et des forces exercées sur les berges contre lesquelles l’essentiel du courant est renvoyé ; l’enlèvement des particules fines y sera privilégié avec le dépôt d’éléments grossiers (graviers, galets, cailloux). Ainsi, la structure du fond du lit évolue et  se différencie de manière hétérogène. Dans les rivières modestes (moins de 7m de large), près de 40 % du bois mort accumulé est associé à des dépôts de sables et graviers ; on passe à 30% pour les rivières entre 7 et 10m de large et à moins de 20% quand la largeur dépasse 10m : plus le lit est étroit, plus l’effet du barrage induit se renforce. 

Un micro-banc de sable s’est formé juste en amont de ce petit embâcle, diversifiant ainsi le lit de la rivière

Lors des crues, si l’embâcle est important, il se transforme en déversoir ce qui entraîne juste en aval un creusement d’une fosse ou d’une cuvette associée souvent à la formation de remous tourbillonnants. L’embâcle peut aussi céder brutalement en cas de crue très forte ou s’il est mal ancré : brusquement, la dynamique de l’eau s’inverse avec une libération de l’eau en amont et une augmentation du débit en aval et donc une redistribution des sédiments qui s’étaient accumulés de part et d’autre. Le bois mort participe donc directement à la diversification physique et morphologique de la rivière, créant autant de niches différentes favorables à la biodiversité.

L’automne apporte son lot considérable de feuilles mortes

Ces embâcles piègent aussi de fortes quantités de matière organique en suspension (terre et feuilles mortes) qui se déposent sous forme d’une vase fine essentielle pour le fonctionnement de l’écosystème ; ainsi, en reprenant les trois catégories mentionnées ci-dessus, on observe que 75% d la matière organique est ainsi capturée par la présence du bois mort pour les premières (moins de 7m), 58% pour les secondes et 20% pour les troisièmes. La matière organique est donc retenue surtout en amont des cours d’eau là où ils sont plus étroits et elle a ainsi le temps d’y subir une lente transformation. On voit donc que globalement l’impact des embâcles prend une importance majeure dans les rivières et ruisseaux de petite taille, ceux qui malheureusement les plus faciles à « entretenir ».

Accumulation de petits débris derrière les troncs

Risque d’inondation ? 

Au-delà de du seul argument esthétique (difficile à justifier !), les interventions sur le bois mort en rivière sont le plus souvent légitimées en invoquant deux risques potentiels qui seraient aggravés par les embâcles :  les inondations et l’érosion. Qu’en est-il vraiment ? 

Effectivement, comme indiqué ci-dessus, le barrage généré par un embâcle important fait monter le niveau de la rivière en amont d’où un risque d’inondation potentiel. Mais cette situation ne devient réellement grave que dans des cas très particuliers comme les accumulations de gros débris ligneux au pied des piles des ponts ou l’obstruction de chenaux latéraux : ceci ne vaut que pour de grosses rivières capables de charrier de grandes quantités de troncs de taille conséquente. L’effet induit se limite le plus souvent à une hausse de quelques décimètres du niveau et comme la majorité des embâcles se trouvent au niveau de zones boisées, les conséquences restent très limitées. En plus, des reconstitutions en laboratoire montrent que l’effet ne devient significatif qu’avec de grosses accumulations de bois fortement colmatées. A l’inverse, le freinage et le stockage d’eau induits (laminage) diminue en aval de l’embâcle le risque d’inondation : il abaisse le débit maximum atteint lors de crues et la vitesse de montée des eaux : ainsi l’onde de crue se voit atténuée, un effet capital au regard des inondations. 

Beaucoup des embâcles sur les petites rivières sont en fait très filtrants et ont un impact très limité sur le niveau de l’eau

Le risque majeur qui subsiste concerne les ruptures d’embâcles très brutales qui libèrent l’eau stockée en amont ; mais là encore, d’une part ceci ne vaut que pour de très gros volumes de bois mort accumulés, situation rare en France (sauf pour certaines rivières alpines et affluents du Rhône) et l’onde de crue engendrée ne se manifeste que sur une courte distance et s’évacue très vite.

Globalement, donc, on peut dire que la présence de séries d’embâcles au long d’un cours d’eau réduit les débits maximaux et augmente le temps de propagation de l’onde de crue au moins pour les rivières petites à moyennes. 

Risque d’érosion ? 

Là encore, on tend volontiers à pointer les embâcles comme facteur aggravant de l’érosion des berges dans la mesure où ils concentrent et reportent l’essentiel du courant vers une berge (voir ci-dessus) et provoquent des « encoches » d’érosion. Les spécialistes disent que ce risque diffère fortement d’une rivière à l’autre selon la taille des amas de bois et l’âge de la ripisylve. Pour autant, cette érosion s’inscrit dans un cadre global naturel propre à toutes les rivières : elle engendre des discontinuités, modifie le cours de la rivière et déplace les dépôts, entretenant ainsi l’hétérogénéité du chenal de la rivière, capitale pour la biodiversité (voir la chronique sur Bois mort et poissons). 

La chute de ces arbres « endommage » certes les berges mais les troncs tombés protègent la rive

Inversement, selon leur position, les embâcles peuvent stabiliser les berges : ceux qui se positionnent en parallèle des berges ou dans les concavités des méandres  assurent une fonction protectrice ; dans certaines rivières du Canada on installe même des « peignes » de troncs et de branches parallèlement au courant pour protéger les berges en cours d’érosion latérale ! Le recoupement des méandres se trouve ainsi ralenti. Sur les petits cours d’eau, notamment dans les parties amont au relief plus accentué, le bois mort entretient un certain équilibre de la forme du lit de la rivière en réduisant l’énergie de l’eau et en favorisant les dépôts de sables et graviers. L’enlèvement massif des embâcles dans ce cas entraîne une déstabilisation qui relance des processus d’érosion intense dévastateurs localement. 

On voit donc que là aussi, le risque invoqué d’érosion accrue ne tient pas la route et que l’enlèvement du bois mort peut s’avérer nettement négatif. Mais au-delà ce ces deux risques largement surreprésentés et surévalués, il reste un argument majeur en faveur du bois mort en rivière en des embâcles : ses fonctions écologiques considérables ; le bois mort est un élément-clé de l’écosystème fluvial qui intègre le bassin-versant, bel exemple de solidarité écologique entre des environnements contigus (la rivière et la ripisylve). Nous consacrons une autre chronique entière à cet argumentaire avec les grandes lignes de la gestion à adopter. 

N’est-il pas beau cet arbre mort en travers : pont de singe pour les martres et autres renards !

Bibliographie 

L’embâcle de bois en rivière: un bienfait écologique? un facteur de risques naturels ? par L. Maridet, H. Piégay, O. Gilard Cet A. Thévenet. La Houille blanche ; n° 5/1996

LE BOIS MORT DANS LES PAYSAGES FLUVIAUX FRANÇAIS : ÉLÉMENTS POUR UNE GESTION RENOUVELÉE. Yves-François Le Lay, Hervé Piégay Belin « L’Espace géographique » ; 2007/1 Tome 36 | pages 51 à 64