Cirsium acaulon

02/08/2021 Pour les botanistes, le terme populaire de chardon englobe de nombreux genres différents dans la famille des Composées ou Astéracées ; ce sont, entre autres, les chardons au sens strict (genre Carduus), les Onopordes ou chardons aux ânes (Onopordon ; voir la chronique), les Carlines (Carlina), le chardon Marie (Silybum ; voir la chronique), les cirses (Cirsium) dont le cirse à capitules laineux (voir la chronique) … Les cirses diffèrent des « vrais » chardons par les soies des aigrettes blanches de leurs fruits : leurs soies possèdent des barbes transversales à la manière du duvet des oiseaux (voir la chronique sur les plumes) alors que celles des vrais chardons sont simples ; il faut se munir d’une loupe pour apprécier ce critère ou avoir de bons yeux et observer à contre-jour. La flore de France ne compte pas moins de 27 espèces de cirses qui sont toutes des plantes de stature moyenne à grande sauf une espèce dispersée un peu partout mais peu commune : le cirse acaule ou cirse nain des anglo-saxons. Une plante facile à identifier, à découvrir en été au pic de sa floraison … même si sa présence peut causer quelques désagréments mineurs !

Chardon ? 

En langage populaire, chardon signifie « plante herbacée épineuse » et dérive du latin carduus. De ce point de vue, notre cirse acaule trompe bien son monde car vu de manière superficielle il ne semble pas épineux du tout. Cela tient avant tout à son port très particulier qui le « cache » en grande partie dans les milieux herbacés où il se complaît : il forme des touffes de rosettes de feuilles plaquées au sol, même dans des herbes assez hautes où elles réussissent peu ou prou à s’imposer et à coucher en partie l’herbe, un peu à la manière des touffes d’astragale à feuilles de réglisse (voir la chronique). Chaque touffe se compose souvent de plusieurs rosettes, issues chacune de la multiplication végétative de l’appareil souterrain : celui-ci est une tige souterraine ramifiée horizontale (rhizome) épaisse qui chaque année se redresse à son extrémité et émet une nouvelle rosette à côté de la précédente, tout en produisant des racines blanches fortes qui participent à la nutrition de la nouvelle rosette. Chacune d’elles comporte de douze à vingt feuilles disposées en spirale. Ainsi d’année en année, la « touffe » s’étale et s’enrichit de nouvelles rosettes presque imbriquées les unes sur les autres ; certaines de ces touffes peuvent atteindre jusqu’à deux mètres de diamètre et on estime alors que leur âge doit être de l’ordre de 60 à 80 ans ! 

Grosse touffe composée de nombreuses rosettes différentes, peut-être toutes de même origine

Par contre, dès que l’on touche ces feuilles ou qu’on se penche pour les observer de près, on comprend très vite que notre cirse a bien tout d’un vrai « chardon ». Grossièrement ondulées, vert sombre et presque glabres dessus, elles sont découpées en lobes anguleux à bords chargés d’épines assez fortes, raides et jaune clair, orientées en tous sens : de quoi se faire respecter ! De là vient son surnom anglais de picnic thistle, chardon des pique-niques ; en Angleterre, il affectionne les pelouses naturelles sur substrat crayeux et souvent sur des collines pentues avec de beaux points de vue et une végétation rase : un milieu apprécié des promeneurs comme site de pique-nique ; ceux-ci déchantent très vite quand ils veulent s’allonger dans l’herbe et que les rosettes de ce chardon malicieux se rappellent à eux ! 

Acaule ?

Jeunes capitules émergeant à peine des rosettes sur une très courte tige

Voilà un adjectif qui n’a rien de transparent pour le profane à part la présence du privatif en tête du mot ; acaule (repris dans le nom latin sous la forme acaulon) signifie donc littéralement « sans caule », i.e. sans tige car caulis désigne la tige en latin ; on retrouve cette racine dans l’adjectif caulinaire qui signifie « sur la tige » utilisé à propos des feuilles ; en anglais par exemple, chou-fleur se dit cauliflower, soit fleur-tige puisque ce que nous mangeons dans cette plante n’est autre qu’une inflorescence compacte charnue. Donc, pour être accessible à tous, il vaudrait mieux le nommer cirse sans tige (stemless thistle en anglais). 

En fait, la plupart des rosettes produisent bien une courte tige

Effectivement, le port de ce « chardon » en fleurs attire l’attention par son originalité : les capitules (groupes de fleurs serrées) purpurins assez gros et bien visibles semblent sortir directement des rosettes de feuilles épineuses. Si l’herbe est rase, on note néanmoins que le plus souvent il y a en fait une tige très courte, émergeant du centre d’une rosette et portant un capitule. Au grand maximum, et rarement, elle peut atteindre 25-30cm mais le plus souvent elle n’est que de quelques centimètres au plus. 

Chaque capitule se compose de 50 à 150 fleurs élémentaires très serrées (fleurons) et enchâssées dans une coupe verte (involucre) formé de nombreuses écailles (bractées) terminées par une pointe (mais à peine épineuses) formant un cylindre resserré au sommet ; le tout fait penser à un blaireau à raser ! Leur diamètre au moment de la floraison peut atteindre deux centimètres ce qui, en sus de la couleur vive, les rend très visibles. Chaque fleur élémentaire comprend un long tube blanc enfoncé dans l’involucre et se termine par cinq lobes rouge purpurin, dont un est un peu plus long que les quatre autres. Comme une majorité de ses congénères, le cirse sans tige produit des capitules assez gros composés de fleurs hermaphrodites (« normaux » !) mais aussi des pieds avec des capitules uniquement de fleurs femelles (où seul le pistil fonctionne), plus petits ; on parle de plante gynodioïque. 

Exceptionnellement, on trouve des pieds albinos comme chez les autres cirses

La floraison s’étale de fin juin jusqu’en octobre parfois avec un pic en juillet-août. Ces beaux capitules attirent bourdons et abeilles qui assurent la pollinisation mais on peut y observer toute une foule de visiteurs moins nombreux et sans doute peu efficaces quant à la capacité de transférer le pollen : des papillons de jour, des mouches, des coléoptères floricoles comme de petits capricornes.

Une abeille et un papillon de jour (hespéride) visitent ces cirses acaules

Menacé ?  

Touffe dans une pelouse calcaire très ouverte avec l’hélianthème nummulaire, la prunelle vulgaire, l’hippocrépide fer-à-cheval, …

Ce cirse recherche des sols secs de composition calcaire ou marneuse dans des sites chauds bien ensoleillés, le plus souvent en exposition sud. Son habitat favori se situe dans les formations herbacées basses, assez sèches, à végétation maigre (donc sur des sols pauvres en éléments nutritifs) qu’on qualifie de pelouses semi-naturelles. Ses populations sont maximales tant que la végétation herbacée se maintient entre 2 et 15cm de haut ce qui est très bas ; si cette végétation se densifie et monte en hauteur (notamment par enrichissement du sol), il régresse rapidement car il a absolument besoin d’espaces vides ouverts pour que ses graines puissent germer et que ses plantules développent au moins une première rosette. C’est pourquoi il se trouve très souvent associé à des sites connaissant un pâturage ovin mais sans être intensif car sinon il sera aussi éliminé. Or, on sait que la pratique du pâturage extensif se raréfie considérablement et a complètement disparu même de régions entières. Le piétinement des promeneurs lui est tout aussi défavorable.

Néanmoins, grâce à sa remarquable longévité (voir ci-dessus) et sa capacité de multiplication végétative via ses rhizomes lui permettent de persister très longtemps même au sein d’un couvert herbacé haut et dense … mais sans pouvoir se reproduire ce qui condamne sa pérennité à moyen terme. Il peut ainsi se maintenir sur les lisières semi-boisées de ces milieux abandonnés où la reconquête des arbres et arbustes se fait pressante. En Île-de-France, on note aussi sa capacité à coloniser des milieux artificiels de substitution comme d’anciennes carrières ou des friches après abandon des cultures sur des sols marno-calcaires : des populations assez fournies y trouvent refuge. Mais ceci ne fonctionne que, si dans les environs, il existe des populations susceptibles de fournir des fruits capables d’atteindre ces nouveaux milieux et d’y germer. Ceci pose le problème de la dispersion. 

Limité ? 

Dans les hautes herbes, les rosettes réussissent à s’imposer et à persister mais la colonisation devient vite impossible

Les fleurs fécondées cèdent place aux fruits- graines (akènes) de 3 à 4mm de long, surmontées d’une aigrette de longues soies plumeuses (caractère de cirse) blanches, soudées à la base et qui se détachent assez facilement du fruit. La dispersion se fait essentiellement par le vent mais dépend fortement des conditions météorologiques ambiantes. Par temps chaud et sec, l’aigrette se déploie et les fruits se soulèvent de l’involucre qui s’ouvre : les turbulences d’air peuvent alors les emporter. A priori, compte tenu de leur légèreté et de la longueur des soies, les fruits ont donc le potentiel pour connaître des dispersions à longue distance si le temps est venté. Par contre, par temps humide, le capitule ne s’ouvre pas et les fruits ne peuvent être dispersés. Comme la maturité se trouve atteinte en début d’automne, souvent les conditions humides qui prévalent alors conduisent au pourrissement sur place des capitules fructifiés sans qu’il y ait eu de dispersion. D’autre part, un autre élément clé intervient : la hauteur de la végétation environnante : si les cirses se trouent entourés d’herbes hautes et denses, celles-ci vont constituer un redoutable écran qui interceptera les fruits envolés et réduira fortement le potentiel de dispersion. 

Tant que l’herbe n’est pas trop haute, les fruits peuvent se disperser à distance

Ces aléas se combinent avec la forte fragmentation des habitats semi-naturels du cirse sans tige : les pelouses sèches et maigres ont été soit transformées, soit abandonnées et les milieux favorables ne subsistent plus que sous forme d’ilots isolés au sein de vastes zones cultivées ou urbanisées. Une étude en Belgique sur seize populations ainsi isolées décortique les problèmes auxquels le cirse sans tige se trouve confronté. Les sites trop petits en surface ne permettent de survie à long terme de populations viables. 30% des populations étudiées portent dans leur génome les traces de « goulots d’étranglement génétique », i.e. qu’elles ont connu au moins une fois une période plus ou moins longue avec une quasi-disparition de l’espèce suite à des conditions devenues défavorables. D’autre part, contrairement à ce que laisse penser son mode dispersion par le vent, les migrations entre sites restent très limitées : il y a très peu d’échanges entre sites si bien que chaque population isolée vit en vase clos et tend à dégénérer progressivement par un processus équivalent à la consanguinité chez les animaux. Il est frappant de voir que sur plusieurs sites belges de pelouses sèches ayant fait l’objet d’opérations de restauration (via des interventions mécaniques ou en établissant un pâturage extensif), l’espèce n’est pas réapparue, faute de populations encore existantes suffisamment proches pour envoyer des fruits. Les pique-niqueurs n’ont pas à se réjouir de cette disparition car elle s’accompagne de celle de nombreuses autres espèces animales et végétales spécialistes de ces milieux. Ils vont être bien tristes les pique-niques sans le vol des argus bleus (papillons) ou les taches colorées des floraisons qui émaillent ces pelouses. 

Bibliographie 

Evidence for demographic bottlenecks and limited gene flow leading to low genetic diversity in a rare thistle. Hans Jacquemyn • Isabel Roldan-Ruiz • Olivier Honnay. Conserv Genet (2010) 11:1979–1987 

Seed production and population density decline approaching the range-edge of Cirsium species. Alistair S. Jump and F. Ian Woodward New Phytologist (2003) 160: 349–358