On divise classiquement les interactions positives ou facilitatrices entre espèces en deux grandes catégories :

– celles où les deux partenaires impliqués tirent profit l’un et l’autre de la relation : ce sont les mutualismes (symbolisés par +/+)

– celles où un des deux partenaires tire un profit ou un avantage alors que l’autre n’en tire rien sans pour autant être affecté négativement : c’est le commensalisme symbolisé par +/0.

Cette chronique présente les modalités de ce dernier type d’interaction, sa diversité et discute les limites de cette notion. Deux autres chroniques sont consacrées à ce même sujet : une qui traite des nombreux exemples observables autour de nous et une autre centrée sur le groupe des « commensaux de l’Homme », un cas à part.

Histoire des mots

Cette notion scientifique a été théorisée dans les années 1860 par P.-J. van Beneden (1809-1894), médecin belge surtout connu comme zoologiste et qui publie en 1875 un ouvrage au succès retentissant à l’époque « Les commensaux et les parasites dans le règne animal » (1). Il y développe outre les notions plus classiques de mutualisme et de parasitisme ce « nouveau » concept de commensalisme en s’appuyant sur des dizaines d’exemples dont une grande partie pris dans le milieu marin. Ce terme a ensuite été largement repris par la microbiologie où il reste une notion très forte et toujours d’une grande actualité. Outre le contexte créationniste dans lequel il s’inscrit, il s’appuie fortement sur des analogies avec les sociétés humaines, ce qui reste un problème majeur pour une approche scientifique mais aussi éducative. C’est que le mot commensal a une histoire bien plus ancienne, qui ne manque pas de ressurgir !

Le Robert fait remonter le mot commensal au début du 15ème siècle (1418) avec le latin commensalis, compagnon de table. Il dérive de deux mots : com (pour cum, avec) et mensa, la table (qui a donné mesa en espagnol). Commensal signifie donc « qui mange à la même table » et désigne en tant que nom la ou les personnes qui mangent habituellement à la même table qu’une ou plusieurs autres, les hôtes (terme repris dans le langage scientifique aussi) ; on pourrait lui donner comme synonyme le mot invité. Il y a donc une forte connotation alimentaire et sociale dans ce mot. On l’emploie le plus souvent au pluriel comme dans la fable de J. de la Fontaine « Le Singe et le Chat » où le terme de commensaux  désignait les officiers du Roi qui étaient nourris à la cour :

Bertrand avec Raton,

L’un Singe, et l’autre Chat,

Commensaux d’un logis,

Avaient un commun Maître.

Le mot commensalisme fait son apparition toujours selon le Robert dans la Revue des Deux-Mondes sous la plume de J.E. Planchon (1823-1888), botaniste français devenu célèbre à cause de son travail sur le phylloxéra : « Y avait-il là simple cohabitation, simple commensalisme, pour employer le mot appliqué à certaines associations d’animaux, celle par exemple de l’huître et des petits crustacés déjà connus d’Aristote sous le nom de pinnothères ? ». Il y fait référence à Aristote qui avait effectivement déjà pressenti l’existence d’interactions positives entre espèces et en fait utilise le terme de commensalisme pour parler des espèces commensales de la vigne, dont le phylloxéra. Il l’emploie donc comme synonyme de … parasitisme ! Cette ambiguïté est intéressante car elle resurgit quand on examine de plus près le concept (voir le dernier paragraphe).

La diversité des commensalismes

La définition moderne reste inchangée : une espèce commensale obtient un ou des avantages de la part d’une autre espèce (l’hôte) sans que celle-ci n’en tire de son côté ni avantage ni inconvénient et sans que cette relation ne soit très étroite. La restriction finale vise à écarter les cas de symbiose, terme qui recouvre les interactions très « intimes » entre deux espèces qui ne font presque plus « qu’une » (mais attention pas forcément avec des bénéfices réciproques contrairement à une idée reçue). Il s’agit d’une interaction dite asymétrique puisqu’il n’y a qu’un bénéficiaire sur deux. Les avantages ou bénéfices qu’apporte la commensalité (l’état de commensal) concernent la nourriture (comme dans l’étymologie) mais aussi l’abri, le transport temporaire ou le transport des graines.

On peut distinguer deux grands types selon le degré de contact entre les deux espèces (les exemples précis seront développés dans les paragraphes suivants):

– le contact peut être permanent et il s’agit alors de « commensaux obligatoires » : c’est le cas des plantes dites épiphytes qui vivent « suspendues » sur d’autres plantes (mais sans les parasiter comme le gui par exemple) ou des animaux sessiles dits épibiontes qui vivent eux aussi accrochés sur d’autres êtres vivants, assez fréquents dans le milieu marin.

– le contact n’est pas permanent et on peut parler de commensaux facultatifs, cas le plus fréquent.

On distingue aussi des variantes plus spécifiques :

– deux d’entre elles concernent presque uniquement le monde des microorganismes : le commensalisme dit chimique qui concerne les bactéries où une espèce se nourrit de substances chimiques ou de déchets produits par une autre alors que ces produits ne sont pas utilisés par d’autres bactéries ; la métabiose ou succession de microorganismes sur un substrat dans laquelle les premiers installés « préparent » en quelque sorte le terrain des suivants qui leur succèdent comme dans les biofilms

l’inquilinisme (mot dérivé de inquilinus, locataire) : une espèce vit à l’intérieur (dans le corps ou une cavité du corps) d’une autre sans que celle-ci ne soit affectée en positif ou en négatif ; attention, là encore, ce cas n’inclut pas les endosymbioses où un organisme est entièrement inclus dans les cellules d’un autre

– la phorésie (du grec ancien phoresis pour portage) : une espèce s’attache temporairement à une autre ce qui lui permet d’être transporté à distance et d’assurer ainsi indirectement la dispersion de l’espèce. Le transport des graines à « la surface des animaux » ou épizoochorie en est un cas très connu.

Aux limites du parasitisme

Une des grandes difficultés devant l’observation d’une interaction entre deux espèces que l’on suppose de type commensalisme, c’est de le prouver et notamment de démontrer que l’effet sur l’hôte supposé est nul. Le plus souvent, on s’appuie sur deux critères « indirects » : l’hôte supporte la présence de nombreux commensaux ce qui démontrerait leur innocuité ; il y a un coût très limité du côté de l’hôte. Or, si on compare avec le parasitisme, on constate que très souvent un hôte peut supporter une forte charge parasitaire sans que cela ne lui nuise vraiment à cause de la tolérance acquise au cours de l’évolution sans laquelle le parasite aurait disparu puisque son hôte aurait été éliminé. Ainsi en Pologne, 86% des renards roux examinés contiennent de 1 à 100 ténias (Echinococcus multilocularis) dans leur corps (et 4% en ont même plus de 1000 !) tout en étant en apparence en bonne santé et en continuant à se reproduire. Donc, le premier argument ci-dessus ne tient pas et ne constitue pas une preuve en soi de commensalisme ! Pour le second argument, tout est affaire de quantité de parasites : jusqu’à un certain seuil, le coût reste limité pour l’hôte et semble neutre comme dans le commensalisme !

Autrement dit, la frontière entre commensalisme et parasitisme reste biologiquement très perméable et il existe un continuum d’intermédiaires entre les deux. A plusieurs reprises dans la chronique traitant des exemples de commensalismes, il est mentionné que, pour une même espèce, on pouvait selon les circonstances passer d’une relation à une autre (voir par exemple l’exemple du crabe petit-pois et des moules).

De la même manière, l’exemple de la facilitation entre végétaux (voir dans la chronique des exemples) montre qu’il y a aussi des intermédiaires vers la compétition dans le temps de la relation. Enfin, dans la chronique sur les commensaux de l’Homme, nous montrons que ce terme est en fait très inapproprié car, en devenant nombreux, les dits commensaux génèrent rapidement des impacts négatifs même si c’est sous une forme indirecte (par exemple, propager des maladies mortelles).

commens-goelport

Les goélands tendent de plus en plus à fréquenter les ports où ils trouvent des restes de nourriture à partir des bateaux de pêche ; leur prolifération engendre des nuisances comme les risques de propagation de maladies.

Au sens large ou au sens restreint ?

Les paléontologistes sont particulièrement confrontés à ce problème : comment identifier sur des fossiles associés s’ils étaient en interaction commensale ? C’est l’objet de réflexion d’un article polonais très instructif sur ce sujet (2). L’ambiguïté tient souvent au fait qu’on peut définir le commensalisme de deux manières sans forcément l’expliciter. Au sens large, c’est une action positive d’un côté et négative de l’autre mais faible ou nulle, avec la difficulté de définir les limites du faible. Au sens étroit, la relation doit être strictement neutre pour l’hôte : mais comment démontrer la neutralité d’une relation ? « Absence de preuve n’est pas preuve d’absence » dit l’auteur de cet article !

Bilan: le commensalisme serait comme une coquille vide, une notion indémontrable dans les faits ! L’auteur propose un nouveau terme qui efface l’effet unilatéral et souligne plutôt la proximité relative : la paroécie (« vivre ensemble ») pour désigner les relations supposées jusque là de type commensalisme.

Une attitude intermédiaire serait effectivement de parler de ces exemples avec précautions, en mentionnant à chaque fois leurs limites, et de garder à l’esprit que selon le contexte et les populations, la relation peut très bien évoluer vers autre chose. On rejoint la notion de mosaïque géographique de la coévolution. En tout cas, une fois de plus, cela attire notre attention sur notre propension naturelle, nous humains, à dogmatiser, à enjoliver ou noircir ce que nous observons, bref à pratiquer à notre insu de l’anthropomorphisme larvé qui nous empêche de percevoir le caractère mouvant, instable et chaotique de toutes ces relations, … loin, très loin de l’image d’Epinal de « la belle Nature en équilibre » !!

BIBLIOGRAPHIE

  1. Biologie et complexité : histoire et modèles du commensalisme. Brice Poreau. Ecologie, Environnement. Université Claude Bernard – Lyon I, 2014.
  2. Is absence of proof a proof of absence? Comments on commensalism. Mikołaj K. Zapalski. Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology 302 (2011) 484–488