Papaver rhoeas

« Stop aux pesticides, nous voulons des coquelicots ! » : tel est le manifeste appelant à la signature d’une pétition nationale, initié par Fabrice Nicolino, journaliste à Charlie Hebdo et à La Croix, et de François Veillerette, militant écologiste du réseau européen Pesticide Action Network, contre l’utilisation des pesticides de synthèse. Nous soutenons complètement cet appel et cette initiative visant à contrer le puissant lobby des « négationnistes » des effets nocifs des pesticides tant sur la santé humaine que sur l’environnement et la biodiversité. Par contre, d’un point de vue naturaliste et scientifique, le choix du coquelicot comme emblème de cette revendication légitime contre l’usage des pesticides pose un certain nombre de problèmes voire de malentendus que nous allons tenter d’éclaircir mais toujours sans remettre nullement  en cause le fonds de cette action qui met en avant l’un des grands scandales écologiques de notre époque. Nous voulons simplement en profiter pour zoomer sur les coquelicots, espèces hyper familières mais en fait assez mal connues. 

Champ de céréales fleuri de coquelicots : juste une illusion ?

Quel coquelicot ? 

Rappelons en préambule que le mot coquelicot provient de la couleur de la fleur assimilée à celle de la crête d’un coq : apparu au 16èmesiècle, il dérive de coquericoqui désignait le coq (et qui a donné l’onomatopée cocorico). Cette couleur de feu lui vaut sans doute son grand succès populaire via cette flamboyance chargée de symboles. Pour le botaniste, les plantes nommées coquelicots en langage courant se classent dans le genre Papaver, auprès notamment de Papaver somniferum, le pavot somnifère célèbre pour ses substances chimiques ; en fait, pour le botaniste, les coquelicots sont donc des … pavots à fleurs rouges. 

Si l’on reste dans le champ scientifique, surgit un premier problème : les coquelicots mis en avant dans cette action correspondent en fait à uneespèce de coquelicot, la plus commune et la plus répandue, le grand coquelicot (Papaver rhoeas) ; en réalité, il existe trois autres espèces présentes en France (plus une localisée sur le pourtour méditerranéen) : le coquelicot hybride, le coquelicot argémone et le coquelicot douteux (voir les photos dans le dernier paragraphe). Nous reviendrons sur ces trois autres espèces plus loin pour comparer notamment leur écologie avec celle du grand coquelicot et voir s’ils feraient un « meilleur » emblème de la lutte contre les pesticides. Comme souvent avec la biodiversité sauvage, on tend en langage populaire à « globaliser » la diversité des espèces en un seul archétype de la même manière que l’on entend souvent parler de l’orchidée alors qu’il existe plus de 20 000 espèces dans le monde. Tout ceci traduit la difficulté populaire bien compréhensible à appréhender la biodiversité dans sa complexité : pour parler descoquelicots, il faut savoir les différencier.

Nous vous proposons donc un tableau comparatif simplifié des quatre espèces de coquelicots présentes sur l’ensemble de la France. 

Le coquelicot était effectivement devenu rare dans les plaines céréalières et confiné au bord des champs relativement moins aspergés de pesticides.

Voyons ce qui cloche avec le grand coquelicot en tant qu’emblème anti-pesticide : nous l’appellerons donc dans la suite « le » coquelicot. 

Coquelicot des champs ou des villes

Le choix du coquelicot, outre son charisme populaire et sa grande « visibilité », repose sur son association avec les champs de céréales où sont épandus (entre autres) les pesticides dont les herbicides sélectifs. On l’a donc retenu comme exemple de plante messicole (on dit aussi messicole tout court) ; les messicoles sont ces plantes sauvages annuelles qui habitent les champs de céréales et donc les moissons (latin messio pour moisson). Notre flore indigène compte ainsi des dizaines d’espèces inféodées étroitement à ce milieu, entièrement créé par l’homme, dont plusieurs sont en fort déclin, voire considérées comme virtuellement éteintes du fait notamment de l’usage généralisé des herbicides sélectifs : bleuet, nielle des blés, nigelle des champs, buplèvre à feuilles rondes, adonis, miroir-de-Vénus, peigne-de-Vénus (voir la chronique), pied d’alouette, … Chacune d’elles aurait pu faire un excellent étendard anti-pesticide mais avec un écueil majeur en termes de communication : ce sont des plantes quasi inconnues du grand public et ce d’autant plus depuis l’avènement de l’agriculture intensive qui les a éradiquées  ou confinées dans des rares secteurs d’agriculture encore extensive dans des zones aux sols pauvres avec des cultures peu productives. 

La majorité de ces espèces de plantes liées à l’homme se sont différenciées au moment de l’avènement des premières formes d’agriculture quelque part au Proche et Moyen-Orient et dans le bassin méditerranéen ; des espèces locales annuelles adaptées à la vie dans des milieux naturels ouverts par des perturbations naturelles épisodiques et ne supportant pas la compétition des vivaces ont progressivement colonisé ce nouvel environnement sans cesse perturbé à chaque saison par les labours et les récoltes ; elles s’y sont développées tout en se transformant en espèces nouvelles liées à ce nouveau milieu. 

Le grand coquelicot côtoie effectivement d’autres messicoles comme le bleuet des champs

Le grand coquelicot partage bien cette origine commune aux messicoles : on pense que son ancêtre serait une forme bisannuelle existant en Turquie ; de là il aurait suivi l’homme dans son expansion planétaire et sa sédentarisation associée à l’agriculture à base de céréales. Et actuellement, on trouve effectivement des coquelicots dans les champs de blé ou sur leurs bordures parfois même en grande abondance (voir ci-dessous) : il est devenu une « mauvaise herbe » indésirable susceptible de nuire aux rendements des cultures de céréales. Dans les textes des Grecs anciens, on le cite comme plante compagne du blé mais pas comme mauvaise herbe. Pourquoi ce changement de statut ? 

A la différence de la majorité des « vraies » messicoles, le grand coquelicot se montre en fait plus rudéral que messicole, i.e. qu’il recherche surtout des terres surtout riches en éléments nutritifs ; en tant qu’annuelle, il a de plus besoin impérativement de terres régulièrement retournées où il puisse germer vite et maintenir ses populations. Ainsi, on peut le trouver en abondance hors des moissons dans toutes sortes de sites à la terre fraîchement retournée : chantiers, tas de terre, déblais, talus de routes récemment créés, au pied des murs en ville, dans les terrains vagues, les friches industrielles très ouvertes, les bords des voies ferrées, .. Là, il peut apparaître en populations très fournies surtout dans l’année qui suit la perturbation. Autrement dit, le coquelicot se porte très bien en « ville » et n’est pas du tout un exclusif des moissons : il y recherche plutôt l’engraissement apporté par les engrais en excès. 

Banquier opportuniste 

Pour conquérir ainsi de tels milieux « imprévisibles » dans leur apparition autant dans le temps que dans l’espace, le coquelicot s’appuie sur ses graines. Les fleurs, dont la floraison ne dure qu’un jour, tombent très rapidement leurs pétales et étamines pour laisser la place au pistil central en forme de massue qui va se transformer en fruit sec si la pollinisation par les insectes (abeilles et bourdons essentiellement) a bien eu lieu. Ce fruit est une capsule surmontée d’une sorte de chapeau à 8 à 12 lobes qui correspondent aux stigmates aplatis et soudés au sommet de l’ovaire ; à maturité, ce chapeau se soulève et ménage des ouvertures régulières tout autour, des pores. A l’intérieur, des cloisons divisent la capsule en autant de compartiments remplis de milliers de graines minuscules qui ne pèsent chacune que 0,09mg ! La dispersion s’effectue à la faveur des coups de vent qui secouent les longues tiges qui portent les capsules sèches à leur sommet : les graines très légères se trouvent ainsi projetées par les pores comme les grains de sel d’une salière et tombent dans un rayon assez proche du pied mère. Un pied peut ainsi produire des dizaines de milliers de graines (jusqu’à 100 000/pied !) ce qui à l’échelle d’un champ bien peuplé donne des millions de graines qui s’accumulent à la surface du sol. 

Si l’année suivante, le terrain est de nouveau perturbé par un labour ou reste encore relativement ouvert, une grande partie d’entre elles va germer en automne et redonner une nouvelle génération l’année suivante. Par contre, dès que la perturbation cesse, comme par exemple après la fin d’un chantier, les graines privées de lumière par le développement de la végétation vivace, entrent en dormance et vont rester ainsi des dizaines d’années tout en conservant pour une part d’entre elles leur capacité de germer dès que le sol sera de nouveau « remué ». Ainsi s’expliquent les apparitions « magiques » de milliers de coquelicots sur des sites où il n’y en avait aucun auparavant mais qui avaient du être occupés il y a plusieurs décennies ; c’est d’ailleurs ainsi que le coquelicot est devenu par ailleurs l’emblème des poilus de la Première Guerre Mondiale : le long des tranchées et dans les sites ravagés par les bombes, les coquelicots fleurissaient en masse ! 

De la même manière s’explique leur disparition toute aussi brutale sur de tels sites dès lors que la perturbation à l’origine du retournement du sol cesse. Donc , la disparition des coquelicots sur un site ne signifie pas forcément qu’il y a eu une intervention chimique ! Par contre, dans les champs cultivés sans discontinuer, chaque nouvelle année de culture devrait a priori être favorable au maintien des coquelicots. 

Paradoxe 

Il est vrai que le coquelicot avait presque disparu des champs de céréales traités avec des herbicides sélectifs

C’est ici que les pesticides entrent en scène. Dans un premier temps, les coquelicots ont été éliminés radicalement des champs de blé par l’usage d’herbicides sélectifs qui éliminent les dicotylédones (dont fait partie le coquelicot) sans nuire aux céréales qui elles sont des monocotylédones insensibles à ces produits. Effectivement, toujours aujourd’hui, dans une majorité de champs, on ne voit aucun coquelicot même isolé qui dépasse des blés en mai-juin ; on peut en trouver quelques uns sur les bordures là où le tracteur traiteur fait demi tour et où les rampes déversent un peu moins de poison. Parfois, dans certaines parcelles de céréales, on observe quand même ponctuellement l’apparition de coquelicots quand l’agriculteur a mal appliqué l’herbicide notamment par rapport aux conditions météo. 

Mais depuis deux décennies environ, on a vu apparaître, d’abord très ponctuellement et localement, puis de plus en plus largement et à l’échelle de presque toute la France, des champs entiers couverts de coquelicots ; et pourtant, il s’agit de parcelles  copieusement arrosées de traitements massifs et bien appliqués : on les voit de loin ces champs rougeoyant au milieu des immensités cultivées à perte de vue. Que s’est-il passé ? Le coquelicot est devenu résistant à certains herbicides, ceux dits « au mode d’action ALS » (du nom de l’enzyme des plantes, Acéto-Lactase Synthétase, inhibée normalement par ces herbicides) ; du coup, il se trouve même favorisé par les traitements qui lui laissent le champ libre complet : le coquelicot reconquiert ainsi en masse les champs de céréales et se trouve favorisé par l’usage des pesticides ! Un comble pour notre étendard anti-pesticide dont on souhaite ardemment la sauvegarde : ainsi, un beau champ rouge de coquelicots a désormais toutes les chances d’indiquer une parcelle gorgée d’herbicides !! 

Cette résistance est apparue en 2006 en Eure-et-Loir ; en 2011, elle s’était propagée dans 19 départements et 30 en 2016 ; et la progression inexorable  continue ! Le coquelicot est devenu la première dicotylédone à entrer ainsi en résistance suivie depuis de nombreuses autres espèces comme la matricaire ou le mouron des oiseaux. Il a désormais le statut de « mauvaise herbe » à grandes feuilles la plus répandue dans les céréales ! On a même détecté plus récemment en France, en Espagne et en Grèce des coquelicots résistants en plus à une seconde catégorie d’herbicides, les auxiniques (comme le 2,4-D ou le MCPA) qui agissent sur la croissance des plantes visées en les déformant. 

Entrée en résistance 

Comment une plante peut-elle effectuer un tel tour de magie : devenir résistante à un poison redoutable conçu exprès pour l’anéantir ? Très simplement : par sélection naturelle (dans un contexte très artificiel) ! Celle-ci agit, rappelons-le en opérant un tri sur les mutations qui apparaissent au hasard ; ainsi, des coquelicots mutants capables de bloquer tel herbicide qui leur est destiné, apparus au hasard, se sont trouvés avantagés dans le cadre d’une application de cet herbicide : ils n’ont plus d’espèces compétitrices et disposent d’une niche écologique gorgée d’engrais ; ils transmettent cette nouvelle capacité de résistance à leurs descendants qui vont devenir de plus en plus nombreux. 

Dans le cas de la résistance aux herbicides ALS (voir ci-dessus), une mutation élémentaire (sur un codon ou triplet de bases précis : le codon 197 !) affecte le gène qui code la synthèse de l’enzyme ciblée (ALS) : la nouvelle enzyme mutée ne fixe plus l’herbicide qui ainsi n’agit plus ! On parle donc de résistance liée à la cible. Pour les herbicides auxiniques, il s’agit d’une autre mutation différente. 

Pour qu’une telle sélection se mette en place, cela suppose néanmoins un contexte de pression très favorable : ici, l’usage immodéré, à outrance, des herbicides ALS très efficaces dans un premier temps, a favorisé l’explosion des cas compte tenu de la formidable capacité du coquelicot à produire un grand nombre de graines. Une fois installée, la résistance acquise devient durable dans le temps : même dix ans après cessé toute utilisation de ces herbicides sur des parcelles concernées, la résistance perdure ! Via les graines entraînées par le vent et les machines lors des travaux, elle peut aussi s’étendre dans l’espace : les graines issues de la pollinisation croisée portent les gènes mutés des individus qui ont échappé au massacre ! 

Ainsi, on peut dire que le coquelicot peut quand même faire office d’emblème anti-pesticide car il démontre l’absurdité totale de ce système : l’apparition de résistance est inéluctable (tout comme celle des bactéries aux antibiotiques) et le nombre d’espèces résistantes ne fait d’ailleurs qu’augmenter tout comme les différentes formes de résistance : ainsi, d’autres mutations non liées à la cible, induisent une réduction de la pénétration de l’herbicide dans la plante.  On retrouve la même chose avec les insectes ravageurs des cultures face aux insecticides ! Qu’importe vous diront les chantres de la chimie : on va inventer de nouvelles molécules ou trouver de nouvelles stratégies d’utilisation et ce sera reparti pour un tour ! 

Nouvel icône ? 

Malgré tout, pour clore cette histoire révélatrice de la folie humaine, on aimerait bien alors trouver un coquelicot vraiment emblématique des ravages induits par les herbicides pour rester dans le « rouge » ! Revenons donc aux trois espèces sœurs du grand coquelicot.

Le coquelicot douteux est presque aussi commun que le grand et peut aussi se trouver dans les moissons ; mais son milieu d’élection se situe plutôt dans les friches herbacées, les pelouses pionnières en ville, les talus des routes et sur des substrats sablonneux (le grand coquelicot préfère les terres argileuses et calcaires). Donc, un candidat peu adéquat !

Même chose pour la coquelicot argémone nettement plus rare que les deux précédents : il fréquente certes les moissons mais surtout dans des sites sableux, donc des terres pauvres et souvent le siège d’une agriculture extensive ; par ailleurs, il habite les dunes et les sites très secs aux abords des villes comme les cimetières ou les bords des voies ferrées. Donc, symbole moyen ?

Reste le dernier, le coquelicot hybride méconnu et pour cause : ce coquelicot très lié aux cultures de céréales a fortement régressé dans nombre de régions ; ainsi en Auvergne par exemple, ce coquelicot a pratiquement disparu de ses localités de Limagne et de Haute-Loire où il abondait autrefois ; on ne le connaît plus que dans quatre sites avec quelques stations ne comptant qu’un petit nombre d’individus. Le voilà donc le vrai porte drapeau de la cause anti-pesticide ! 

La puissance esthétique d’un champ de coquelicots !

Bon, je concède volontiers qu’une campagne de communication annonçant « Sauvons les coquelicots hybrides ! »  aurait peu de chance de trouver un écho surtout pour une espèce que pratiquement seuls les botanistes aguerris connaissent ! Alors, espérons que malgré ces réserves, cette campagne fera bouger les lignes de ce scandale qui n’a que trop duré ; simplement, expliquons ce qui arrive au grand coquelicot comme preuve supplémentaire de l’absurdité de la lutte chimique contre les « mauvaises » herbes. 

Vive(nt) les coquelicots !

BIBLIOGRAPHIE 

Gestion des herbicides. Christophe Délye : « Les résistance
s se développent chez les dicotylédones ».  PERSPECTIVES AGRICOLES – N°399 – AVRIL 2013 

Weed resistance to synthetic auxin herbicides Roberto Busietal. 2017 The Authors. Pest Management Science published by John Wiley & Sons Ltd 

Corn poppy (Papaver rhoeas) cross-resistance to ALS-inhibiting herbicides. N. S Kaloumenos, et al. Pest Management Science  Volume 67, Issue 5, pages 574–585, 2011

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les coquelicots
Page(s) : 416 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages
Retrouvez les coquelicots
Page(s) : 126-127 Guide des plantes des villes et villages