Juglans regia

Dans plusieurs pays d’Europe de l’Est dont la Pologne, on a observé depuis une vingtaine d’années un curieux phénomène : la multiplication des jeunes noyers qui s’implantent naturellement et de manière assez massive sur d’anciennes cultures abandonnées. Dans une précédente chronique, nous avons déjà évoqué comment les noix réussissaient à voyager dans l’espace via le transport externe par des animaux tels que les corvidés (corbeaux, corneilles, geais et pies) : ceci explique comment des noyers peuvent apparaître spontanément dans des espaces nouveaux. Mais pourquoi une telle amplification de ce processus à l’échelle de plusieurs pays de l’Est européen et pourquoi seulement depuis vingt ans ? Une équipe de chercheurs polonais semble bien avoir élucidé les raisons de cette « invasion » en identifiant les deux principaux responsables.

Jeune noyer installé dans une éteule de céréale en automne

Terres vierges

 

Pour bien cerner le phénomène, les chercheurs ont retenu dix carrés de 1,5km de côté sur lesquels ils ont recensé tous les noyers présents. Les noyers adultes se trouvent tous ou presque près des lieux occupés par les hommes : jardins des villes et villages où ces arbres sont largement plantés pour leur production de noix appréciées. Pour les jeunes arbres, voire très jeunes, sur plus de 15 000 individus recensés, 96% se trouvaient dans des champs cultivés plus ou moins récemment abandonnés et les 4% restants sur les bordures des champs cultivés labourés chaque automne (à la faveur de fossés ou d’accotements).

Pour plus de la moitié des champs abandonnés étudiés, la densité moyenne de jeunes plants atteint 125 pieds à l’hectare. Parmi ces « jeunes » plants qui ont colonisé des champs abandonnés, certains sont déjà suffisamment grands pour commencer à produire à leur tour des fruits : cela concerne 10% de ces individus ! Les chercheurs ont aussi exploré les champs cultivés en automne, juste avant les labours : ils trouvent là aussi des jeunes plants mais tous sont de l’année car le labour qui va suivre les détruit tous : les jeunes plants de noyer ont une racine pivot profonde qui ne résiste pas au travail de la terre. Ils réussissent à pousser pendant le printemps et l’été au milieu des cultures et échappent à la moissonneuse vu leur faible hauteur. On y trouve des densités moyennes de plants de l’année de l’ordre de 20 par hectare. Dans les prairies pâturées, on ne trouve aucun jeune noyer.

Les jeunes plants germés dans l’année sont suffisamment bas pour échapper à la moissonneuse

Premier accusé

Voilà donc le cadre de cette invasion en cours : les terres agricoles abandonnées récemment qui, en Pologne, occupent actuellement 12% des surfaces agricoles soit près de deux millions d’hectares ! La raison de cette étonnante proportion est politico-historique : depuis l’effondrement du socialisme de type soviétique dans les années 90, de profonds bouleversements ont affecté les paysages agricoles polonais. De nombreuses terres agricoles, même dans des secteurs assez favorables de premier abord, ont ainsi été délaissées au cours des deux dernières décennies.

Dans ce cadre d’abandon généralisé des terres agricoles, les noyers ont donc vu brusquement changer leur environnement proche avec l’ouverture de terres à coloniser car ils se comportent en essences pionnières. Depuis les villages et leurs abords, ils ont donc réussi à conquérir ces nouveaux espaces favorables. La capacité des nouveaux pieds installés dans ces terres abandonnées à produire à leur tour des noix augmente considérablement ce potentiel d’expansion en fournissant des « têtes de pont » bien plus avancées au cœur des zones cultivées. Tout laisse donc à penser que cette expansion va s’amplifier et faire du noyer un nouvel envahisseur.

Les jeunes noyers se développent rapidement dans les parcelles herbeuses non cultivées

Le premier accusé étant identifié, il n’en reste pas moins qu’il manque forcément un second accusé car les noix ne voyagent pas toutes seules : en l’absence de transporteur animal qui les prend en charge, elles tombent directement au pied de l’arbre mère.

Un accusé culotté

Rappelons d’abord brièvement le mode de dispersion des noix par ectozoochorie (voir la chronique) : des animaux récoltent les noix sur ou au pied de l’arbre une fois tombées et les emportent pour les dissimuler dans des cachettes en général à très faible profondeur dans le sol (voir aussi la chronique sur l’oiseau qui plante des arbres) en vue de les exploiter pendant l’hiver. Comme ils en oublient toujours quelques unes ou ne les consomment pas toutes, certaines survivent et germent au printemps suivant.

Depuis longtemps et bien avant les évènements récents évoqués ci-dessus, les noix étaient récoltées par divers animaux locaux : les écureuils et les geais aiment bien les noix mais ne s’approchent que s’ils sont proches de zones boisées ce qui limite considérablement leur action ; il restait les corneilles noires mais leur faible densité et leur méfiance vis-à-vis des hommes à la campagne en font des agents de dispersion peu efficaces.

Un nouvel amateur de noix est entré en scène lui aussi assez récemment mais pour des raisons différentes : le corbeau freux. Souvent confondu avec les corneilles noires à cause de son plumage tout noir, il s’en distingue par ses « culottes » de plumes qui couvrent ses pattes et le tour du bec dénudé avec une peau blanchâtre, des cris différents, ..

Mais surtout le corbeau freux niche en colonies parfois très nombreuses dans des grands arbres et même en hiver, avec l’arrivée supplémentaire d’oiseaux venus de régions plus au nord, il passe les nuits en dortoirs regroupant des centaines voire des milliers d’individus. Or, le corbeau freux apprécie beaucoup les noix en automne et en récolte beaucoup comme sa proche cousine la corneille noire. Mais alors pourquoi son action ne s’est pas fait sentir plus tôt ?

L’explosion des freux

Corbeau freux avec une noix dans son bec. Photo J. Lombardy

Jusque dans les années 1960, le corbeau freux était classé comme oiseau nuisible et ses colonies faisaient l’objet au printemps de tirs dans les nids pour détruire les couvées. Ainsi, ses populations restaient relativement basses et les colonies se localisaient dans des bois isolés au milieu des terres agricoles loin des villages, … où il n’y a pas de noyers !

A partir des années 60-70, on a réalisé l’utilité de ces oiseaux qui consomment énormément de larves d’insectes qui dévorent les racines des plantes cultivées (dont les vers blancs) et l’espèce a été protégée. Avec l’expansion des zones agricoles ouvertes des années 70 à 90, le freux a prospéré et changé de comportement : l’espèce a adopté les grands arbres des parcs et bosquets au plus près des villages, à l’abri de ses prédateurs naturels. Les populations nicheuses ont considérablement augmenté tout comme les effectifs des les dortoirs automnaux et hivernaux. Ils se sont ainsi retrouvés directement au contact des noyers des villages qu’ils ne se privent pas d’exploiter en automne : ils sont devenus le principal agent de dispersion des noix dans ces paysages agricoles très ouverts.

L’équation est donc désormais assez claire : abandon des terres-effondrement du socialisme + explosion des freux-protection + rapprochement des villages = colonisation facilitée des noyers !

Freux en action

Les chercheurs polonais ont observé les comportements de ces oiseaux en automne au moment de la maturité des noix. Ils confirment d’abord que ce sont les freux qui dispersent majoritairement (88%) les noix, le reste étant le fait des corneilles et des geais ou écureuils. Ils mettent en évidence une corrélation positive significative entre le nombre de jeunes noyers et le nombre de freux se nourrissant dans le secteur. Les freux qui récoltent des noix en consomment une partie immédiatement en les brisant mais ils en cachent beaucoup plus dans la terre (2,5 fois plus de noix cachées que de noix consommées sur le champ). Ils les récoltent sur les noyers des villages et les transportent sur des distances allant de 500 mètres à 1km ; au moment d’enterrer leur butin, ils cherchent des endroits loin des congénères (et aussi des prédateurs naturels) pour éviter d’être repérés car les larcins entre eux sont fréquents. Ainsi, les noix se trouvent dispersées à grande distance et éparpillées dans l’espace disponible. Ensuite, au cours de l’hiver, ils vont en déterrer une partie pour les consommer mais ils en laissent toujours quelques unes.

Au moment de cacher les noix, ils choisissent quasiment toujours des champs labourés fraichement et pratiquement jamais les champs abandonnés ; en effet, par ailleurs, ils recherchent les terres fraichement remuées pour exploiter tous les invertébrés (vers, larves) mis à nu et ils ne peuvent piocher la terre pour extirper les larves qu’en l’absence ou presque de végétation herbacée. Ainsi, sur six champs abandonnés au cours de l’année 2008, aucun freux se nourrissant n’est observé alors qu’en 2007, il y a avait encore 69 observations sur ces champs encore labourés. La colonisation repose donc avant tout sur les noix déposées dans un champ labouré l’automne juste avant son abandon. Le fait d’enterrer les noix à quelques centimètres de profondeur les place en position idéale pour germer (si elles ne sont pas consommées pendant l’hiver !), comme le ferait un pépiniériste. De plus, elles échappent mieux aux autres amateurs dont les rongeurs.

Envahissant ?

Le noyer bénéficie donc ici de la conjonction de deux facteurs favorables : l’abandon massif de terres cultivées et l’intervention d’un disperseur en augmentation et qui s’installe auprès de la source cultivée de noix. Ainsi, le noyer cultivée depuis des siècles (au moins le Moyen-Age en Europe de l’Est) et qui restait bien sagement confiné auprès des hommes devient il en mesure de devenir un colonisateur de terres abandonnées. En Europe de l’Ouest où il a été introduit encore plus tôt, dès l’époque romaine, le noyer a déjà commencé à se propager dans les boisements naturels et notamment le long des cours d’eau où il est bien représenté mais toujours en individus relativement dispersés.

Ici, en Pologne, les chercheurs soulignent la nouvelle dimension prise par cette expansion massive avec le risque d’emballement dès lors que les nouveaux individus assez âgés se mettent eux aussi à produire des noix au cœur des zones cultivées. Or, le noyer est connu pour faire un peu le « vide » à ses pieds via les rejets de substances libérées par son feuillage et ses racines (allélopathie) et aussi par son ombrage et sa croissance rapide : les chercheurs avancent donc le risque de voir cette essence « exotique » (même si elle est là depuis longtemps) s’imposer aux détriments des essences indigènes pionnières ; ils parlent de dette d’invasion sous forme de coûts écologiques à venir. A suivre !

Préfiguration des paysages de demain : des friches dominées par les noyers ?

 

BIBLIOGRAPHIE

  1. Plant establishment and invasions:
an increase in a seed disperser combined with land abandonment causes an invasion of the non-native walnut in Europe. Magdalena Lenda. et al. Proc. R. Soc. B (2012) 279, 1491–1497

A retrouver dans nos ouvrages

Découvrez le noyer commun
Page(s) : 196-97 Guide des fruits sauvages : Fruits secs
Découvrez le corbeau freux
Page(s) : 304 Le Guide Des Oiseaux De France
Découvrez la corneille noire
Page(s) : 302 Le Guide Des Oiseaux De France