Aiolopus strepens

Nul besoin d’être un spécialiste des criquets (un acridologiste !) pour savoir qu’on ne les observe sous notre climat qu’à partir de la fin du printemps et surtout en plein été jusqu’au cœur de l’automne et qu’ensuite ils disparaissent complètement. Dans leur cycle de vie, il n’y a pas d’hibernation des adultes comme chez certains papillons (voir la chronique du paon de jour ou celle du citron) : tous les adultes meurent après la reproduction et la ponte et les œufs éclosent au printemps pour donner des jeunes larves qui deviendront adultes à partir du début de l’été. Comme dans tous les groupes, il existe évidemment des exceptions ; ainsi, en France, il existe une espèce de gros criquet, l’aïolope automnale, que l’on peut observer toute l’année y compris en plein hiver et en tout cas très tôt dès le printemps en dehors de la région méditerranéenne. Comme cette espèce semble en expansion et qu’elle fréquente des milieux assez variés, elle devient potentiellement observable … pour peu qu’on apprenne d’abord à l’identifier !

25 mars 2018 : sur un chemin caillouteux d’un coteau en Limagne auvergnate, une aïolope automnale se chauffe au soleil ; très farouche, elle ne se laisse pas approcher ! On devine sur les pattes arrière la teinte rougeâtre vers l’intérieur, un des critères utiles pour l’identifier.

Bigarrée … un peu

Aïolope automnale tenue en main (au niveau des genoux) ; noter les élytres sombres avec deux taches claires, l’allure massive et les pattes postérieures puissantes tachées de sombre

D’allure générale, l’aïolope automnale rappelle un peu l’oedipode turquoise, criquet très commun (voir la chronique sur cette espèce) : une taille entre 2 et 3cm (les femelles plus grandes que les mâles), un corps allongé mais plutôt trapu à l’avant ce qui lui donne un aspect massif. Sur un fond uniforme brun roussâtre, parfois rehaussé d’un peu de vert émeraude sur la tête, le thorax et les fémurs (les « cuisses »), l’œil un peu aguerri est néanmoins attiré par les ailes allongées sur le dos (les élytres ou tegminas) fortement teintées de sombre : deux taches plus claires se détachent sur cette aire foncée.

Pour voir la seconde paire d’ailes, cachée sous les tegminas rigides et durcies, il faut soit ouvrir l’œil quand le criquet s’envole mais çà va très vite ; sinon, il faut le capturer et le tenir d’une main par les tibias postérieurs au niveau des genoux : ce geste technique simple demande un peu d’habitude pour ne pas risquer de voir une de ces pattes se détacher par réflexe d’auto-amputation. Là, on peut soulever les tegminas et déployer les grandes ailes postérieures transparentes, finement veinées, teintées de bleu vers leur base et enfumées vers leur pointe.

Et puis, le regard glisse vers les puissantes pattes postérieures aux fémurs imposants, elles aussi marquées de taches sombres sur fond clair. Si les pattes repliées sont un peu redressées, on remarque du côté intérieur une teinte rougeâtre très typique : une teinte rosâtre marque la face interne des gros fémurs et des tibias. Un anneau clair encadré par deux anneaux noirs à la base du tibia complète cette parure discrète mais nettement bigarrée. D’ailleurs, le nom d’aïolope, traduction directe du nom scientifique, vient des racines grecques aiolos, panaché et podos, pied : le « pied bigarré ».

Pour vraiment confirmer l’identification, tâche technique qui demande de la rigueur, il faut observer (sur un insecte tenu en main !) les deux petits creux en avant des yeux (les fovéoles temporales !) en forme de trapèze allongé, signature des aïolopes.

Xérothermophile

Coteau marno-calcaire en octobre (les cornouillers sont tous rouges !) en Limagne auvergnate : sur ce site écorché, j’ai observé deux adultes

Les aïolopes automnales adultes peuvent s’observer dans des milieux assez variés, parfois artificialisés, mais qui ont tous en commun de présenter des espaces dénudés et secs, bien exposés en des sites chauds et abrités : pelouses calcaires ou granitiques écorchées (voir dans la chronique sur l’oedipode turquoise), anciennes carrières, coteaux secs, chemins rocailleux, garrigues, lisières ou clairières sèches et clairsemées, terrains vagues non colonisés par de grandes herbes.

Ces exigences se retrouvent dans sa répartition : l’aïolope est très présente dans le Sud-Est (y compris en Corse), surtout en dessous de 500m mais capable de monter jusqu’à 1500m dans les vallées chaudes des Alpes ; elle remonte vers le Centre jusqu’en Auvergne et dans l’ouest jusqu’en Touraine. Au cours de la dernière décennie, des observations plus au nord se multiplient, témoins d’une certaine expansion : vers la Vendée par exemple, en Auvergne où les observations se sont multipliées, dans le sud du Cher où je l’ai observée récemment, … Elle doit probablement bénéficier du changement climatique global qui lui est plutôt favorable.

Comme une énorme majorité de criquets, l’aïlope automnale se nourris essentiellement de graminées diverses (des agrostides, des flouves, des digitaires, …) et parfois des bruyères dans les landes ou sur les lisières. On note aussi localement la consommation parfois importante d’insectes !

Dans ces milieux, on peut l’observer surtout en fin d’été-début d’automne (d’où son qualificatif d’automnale) mais aussi en plein hiver par très beau temps et dès les premiers beaux jours de mars en tout cas. A cette époque, si vous croisez un « gros » criquet brun uni, il y a pratiquement toutes les chances que ce soit une aïolope automnale si vous êtes en dehors de la région méditerranéenne stricte.

Discrète

Cette espèce montre un caractère plutôt farouche et s’enfuit à la moindre approche : elle s’envole alors brusquement sur cinq à dix mètres et se repose tout aussi brusquement, non sans avoir effectué un brusque crochet pour se repositionner vers la source de dérangement … à la manière de l’oedipode turquoise (voir la chronique). Si on la presse trop, elle peut s’envoler bien plus loin ! On la surnomme d’ailleurs parfois criquet farouche !

Son nom d’espèce en latin, strepens, signifie bruyant, résonant : pourtant, c’est loin d’être le cas car ses manifestations sonores demeurent plus que discrètes ! Certains auteurs signalent un léger bruit au décollage ou au moment de se poser : l’aïolope écarte alors largement ses élytres et fait vibrer ses ailes postérieures étalées très rapidement. ce bruissement aurait une fonction défensive pour intimider le prédateur ? Elle peut aussi faire vibrer ses pattes arrière notamment quand elle entre en contact avec des congénères ou d’autres criquets : on parle de stridulation d’interaction.

Au moment de la reproduction, les mâles frottent les fémurs postérieurs (les « cuisses ») contre les élytres, tout en les élevant ce qui met en avant la belle couleur rouge interne évoquée dans le portrait : l’mission sonore peut aller jusqu’à un cliquetis mais tout cela reste hyper discret !

Mystérieuse nomade

Le fait d’observer ce criquet en un lieu donné, même en grand nombre, ne signifie pas forcément qu’il s’y reproduit car cette aïlope a des mœurs très nomades encore mal connues. Ceci semble particulièrement vrai en automne où les adultes montrent alors un fort erratisme les conduisant parfois en des lieux « inappropriés» comme la haute montagne à près de 1900m d’altitude !

La ponte a lieu au printemps (avril-mai) : les adultes qui ont hiverné déposent des paquets d’une trentaine d’œufs groupés (oothèques) dans le sol mais en des lieux très différents de ceux fréquentés habituellement. Dans le Midi en tout cas, les sites de ponte se situent dans des prairies assez humides, verdoyantes ou des cultures de céréales ! Les jeunes s’y développent et arborent une livrée nettement plus verte que celle des adultes ce qui doit leur fournir une certaine protection visuelle contre les prédateurs. Après six stades larvaires au cours desquels les ailes apparaissent progressivement, ces juvéniles deviennent adultes et commencent alors à se disperser vers des milieux secs ou en altitude. Les déplacements seraient parfois de grande ampleur mais on manque d’informations précises : autrement dit, nombre d’individus isolés observés en automne çà et là ne seraient que des migrants égarés. Mais reste à savoir si, avec le changement climatique, certains d’entre eux ne seraient pas capables, localement, de se reproduire l’année suivante sur place s’ils ont réussi à passer l’hiver ? Une espèce à suivre donc !

Une dernière bizarrerie

Ce criquet, banal d’aspect en apparence, cache donc encore des secrets quant à sa biologie. En cherchant dans la bibliographie, j’ai eu aussi la surprise de trouver cette espèce dans des revues de génétique. En effet, comme de nombreux autres insectes, plantes ou champignons, les cellules reproductrices des aïolopes mâles au moins contiennent en plus des chromosomes « normaux » des chromosomes surnuméraires appelés chromosomes B. Ces petits chromosomes ne semblent pas porter de gènes fonctionnels (ou très peu), sont présents en nombre pair ou impair et leur présence et leur nombre varient selon les individus. Dans une étude sur 400 mâles dans deux populations sauvages, 70 avaient un chromosome surnuméraire et les autres en avaient 2 ou 3 ; parfois, pour un même individu, le nombre varie d’une cellule à l’autre !

Ainsi présentés, on pourrait penser que ces chromosomes ne « servent à rien » mais le fait qu’ils persistent dans des populations indique qu’ils doivent bien avoir un quelconque avantage sélectif. On sait que souvent, ces chromosomes B sont plus présents chez des espèces de milieux secs mais rares en milieux humides : alors, y aurait-il un lien avec l’adaptation des adultes aux milieux très secs ? Autre mystère !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Criquets de France (Orthoptera, Caelifera). Volume 1, fascicule b. B. Defaut ; D. Morichon. Faune de France 97. 2015
  2. Cahier d’identification des Orthoptères de France, Belgique, Luxembourg et Suisse. E. Sardet et al. Ed. Biotope. 2015
  3. Sound production in Aiolopus strepens (Latreille, 1804) (Orthoptera, Acrididae). E. Larrosa, M.D. García, M.E. Clemente & J.J. Presa. ARTICULATA 2007 22 (2): 107–115
  4. Primary succession of Orthoptera on mine tailings: role of vegetation. Frédérique Picaud & Daniel Pierre Petit. Ann. soc. entomol. Fr. (n.s.), 2007, 43 (1) : 69-79
  5. Découverte d’Aiolopus strepens (Latreille 1804), nouvelle espèce pour la Vendée (Orthoptera, Acrididae). F. Bétard. LE NATURALISTE VENDÉEN N° 11 : 57 – 59