Dianthus armeria subsp. armeria

21/07/2021La lecture de flores anciennes régionales ou locales laisse rêveur quand on y lit les commentaires sur la répartition de certaines espèces qualifiées alors de communes et répandues (au point de ne même pas donner de localités) et qui, aujourd’hui, sans devenir presque éteintes, se sont largement raréfiées. De répandues partout, ces espèces sont devenues localisées, dispersées, en petites populations éparses, … Bref, nous observons sous nos yeux le déclin irrésistible de la biodiversité dite ordinaire qui le devient de moins en moins sous la pression des divers grands changements globaux. Nous avons déjà évoqué ce processus rampant, quasi-invisible sauf aux yeux des naturalistes avertis et ayant une connaissance « ancienne » de leur environnement local, avec l’exemple de la flore de Thiérache (voir la chronique). Nous allons illustrer ici ce processus avec une espèce peu connue « dispersée » dans toute la France, autrefois commune mais qui connaît depuis les trois dernières décennies un déclin certain : l’œillet velu ou œillet arméria ; sa situation en Grande-Bretagne s’est considérablement dégradée depuis longtemps et il y a fait l’objet d’études fines et d’un suivi rapproché des populations restantes. 

Discret 

L’œillet velu tranche avec la majorité de ses congénères par ses fleurs, peu voyantes, les plus petites dans son genre (Dianthus). Il fleurit à partir de juillet jusqu’à l’entrée de l’automne. Groupées en têtes serrées de deux à dix au sommet des tiges, elles exposent leurs cinq courts pétales (4-5mm de long, pas plus), étroits, nettement écartés les uns des autres, irrégulièrement et peu profondément dentés au bout. Pourtant, cette corolle affiche bien un beau rose pourpre vif mais fortement ponctué de blanc et piqueté de rouge foncé ; exceptionnellement on observe des individus entièrement albinos !

Les individus albinos sont très rares

Mais, ces fleurs sont très serrées et enveloppées dans un long calice côtelé à cinq nervures, étroit, doublé extérieurement de deux bractées bien vertes, dressées, pointues, raides et qui dépassent le calice (un calicule : voir la chronique sur les œillets) : cet habillage estompe considérablement la visibilité de ces fleurs qui « disparaissent » au milieu du feuillage et des longues bractées. L’épithète armeria du nom latin fait allusion aux armérias, plantes de la famille des Plumbaginacées, aux fleurs serrées en capitules denses. 

L’autre caractère original de cet œillet touche à son port et son mode de vie : il se comporte presque en plante annuelle et ne forme donc pas de touffes avec des rejets stériles comme la majorité des œillets (voir l’œillet des Chartreux ou l’œillet des dunes). La majorité des pieds d’œillet velu sont en fait bisannuels : les graines germent au printemps (ou aussi en été quand le sol n’est pas trop sec) et produisent une rosette de feuilles qui va passer l’hiver ; au printemps suivant, de cette rosette, émerge une ou des tiges très dressées (20-60cm de haut), ramifiées dans le haut, très architecturées, d’un vert sombre, loin du vert bleuté (glauque) propre à la plupart des autres œillets. Selon les conditions climatiques, une proportion plus ou moins grande de chaque population se comportera en annuelle stricte (germination au printemps et floraison en été) et le reste en bisannuelle (tendance plus marquée vers le nord). Des feuilles très étroites (3-4mm de large), allongées, opposées en paires espacées, soudées à leur base, couvrent ces tiges jusque sous les fleurs. Toute la plante est couverte est couverte de poils courts, autre caractère rare chez les œillets et lui vaut donc son nom vernaculaire d’œillet velu. 

Prolifique 

Image rare : un peuplement dense d’oeillets velus dans un pré maigre argileux

Le long calice duquel émergent les pétales portés par un onglet impose à ses fleurs une structure en tube au fond duquel est secrété du nectar qui, de fait, ne sera accessible qu’aux insectes dotés d’une longue trompe capable de l’atteindre depuis l’ouverture de la fleur au sommet du calice. On sait que les œillets en général se font généralement pollinisés par des papillons (voir la chronique sur l’œillet des Chartreux) tout comme leurs proches cousines les saponaires (voir la chronique) aux fleurs de structure identique. Mais au sein du genre œillet (Dianthus), on observe deux tendances divergentes vers une spécialisation soit envers les paillons de jour, soit envers les papillons de nuit dont les sphinx. L’œillet velu s’inscrit dans la lignée des seconds tout comme l’œillet deltoïde (qui lui ressemble un peu), l’œillet des rochers (D. saxicola) ou l’œillet des Chartreux. Ces espèces « diurnes » émettent un parfum discret contrairement à l’autre lignée nocturne au parfum très marqué : la composition chimique de ce parfum repose sur des dérivés d’acides gras. L’œillet velu ne sent rien pour notre odorat ; en fait, il attire très peu de visites d’insectes et semble pratiquer largement l’autopollinisation ; la petite taille de ses fleurs contribue sans doute à ce peu d’attrait envers les papillons de jour. 

Les fleurs fécondées donnent de logues capsules enchâssées dans le calice persistant et qui, à maturité, s’ouvrent au sommet. Elles renferment des petites graines noires de à peine 1,5mm de diamètre. Un pied bien développé peut en produire jusqu’à 400. Une fois la maturité atteinte à partir de début août, les graines vont être libérées lors des coups de vent qui agitent les capsules et projettent ainsi les graines. Mais vu la longueur de ces capsules, cette libération ne se fait que progressivement et un certain nombre de graines sont encore disponibles jusqu’à fin février alors que la plante a depuis longtemps séché sur pied tout en restant debout grâce à sa rigidité relative. 

Au moment de leur libération, ces graines sont dormantes, incapables de germer ; elles doivent a minima subir le froid hivernal pour devenir aptes à germer (levée de dormance) si les conditions adéquates sont réunies (voir ci-dessous). Une partie d’entre elles va rester sur ou dans le sol et participer ainsi à la constitution d’une banque de graines. On estime qu’elles peuvent persister près de quarante ans tout en restant viables.  

Exigeant 

Habitat typique : le long des allées forestières, au ras de la piste, là où la végétation est clairsemée

La germination des graines produites constitue un facteur limitant clé dans le cycle de vie de l’œillet velu. D’une part, nous avons vu que la dormance des graines devait être au préalable levée par le froid hivernal suivi du redoux printanier qui initie alors le développement de l’embryon. Mais ceci ne suffit pas : pour germer une fois « réveillées », les graines doivent se trouver exposées à la lumière et recevoir une certaine quantité de chaleur ; de telles conditions requièrent un retournement du sol qui en plus doit être dépourvu de couvert végétal pérenne. Autrement dit, l’œillet velu reste tributaire pour sa germination (et donc son renouvellement en tant qu’annuelle/bisannuelle) de perturbations minimales de son environnement : érosion naturelle, piétinement d’animaux, grattées de lapins ou boutis de sangliers, interventions humaines (travaux, passage d’engins, …). La nécessité d’un couvert végétal discontinu avec des plantes vivaces non dominantes limite considérablement la gamme des milieux habitables : ainsi l’œillet velu se cantonne sur des sols relativement pauvres en éléments nutritifs, bien drainés et subissant ainsi une sécheresse estivale qui freine le développement des plantes vivaces. Cela ne signifie pas pour autant que l’œillet velu recherche directement la sécheresse car il a besoin d’humidité pour germer au printemps : il opte donc pour des sols caillouteux, pierreux ou sableux mais renfermant une certaine quantité d’argile qui retient un temps une part de l’eau tombée en hiver ; d’ailleurs, les années où des précipitations importantes inhabituelles arrivent en début d’été, on assiste à une nouvelle vague immédiate de germinations qui donne une génération annuelle bouclant son cycle d’ici la fin de l’été. Ajoutons à ces exigences le besoin d’une certaine quantité de chaleur : ainsi, quand l’œillet velu occupe des sites en pente, ils sont presque toujours exposés au sud ou au sud-ouest pour répondre à ce besoin de chaleur. Cette exposition au soleil amplifie l’effet desséchant qui participe ainsi à limiter la végétation en été. 

Lisière forestière propice grâce à la présence du chemin qui « ouvre » le couvert herbacé

Milieux disparus 

Cette lisière héberge de belles populations ; le large chemin herbeux atténue les effets négatifs des grandes cultures et leur cortège de pesticides et engrais.

Nous allons illustrer le déclin évoqué en introduction à partir de l’exemple de l’Angleterre où l’espèce est suivie « à la loupe », minutieusement, depuis longtemps ; l’éclairage des exigences listées ci-dessus permettra de comprendre l’origine des problèmes auxquels l’œillet velu se trouve confronté. Jusqu’au début du 20ème siècle, il était répandu et localement commun au moins dans le sud de l’Angleterre. Avant 1950, l’espèce était recensée sur 273 carrés de 10 X 10kms, la grille de découpage servant à cartographier la flore. Dès 1979, il ne subsistait plus que sur 62 carrés ; entre 1980 et 1997, son aire se rétrécit encore plus sur 41 carrés pour atteindre 23 carrés entre 1998 et 2003. A cette dernière date, l’œillet velu n’occupait plus que … 7% de son aire originelle ! 

Pour comprendre ce déclin continu et vertigineux, il faut explorer les écrits anciens mentionnant cette espèce. Autrefois, l’œillet velu était typique des prairies ouvertes et des friches buissonnantes ou landes soumises à un pâturage certes extensif mais régulier qui mécaniquement limitait le développement de la végétation herbacée et buissonnante ; une majorité de ces espaces étaient des communaux ouverts et pâturés par toutes sortes d’animaux. Cet usage générait une mosaïque d’espaces perturbés par le piétinement ou le stationnement du bétail, très propices pour la germination des graines (voir ci-dessus). Ce genre d’habitat occupait alors des surfaces considérables autour des fermes où les animaux étaient élevés. Pour accéder aux parcelles cultivées et pâturées, on entretenait un réseau dense de chemins non asphaltés avec eux aussi une mosaïque de sites ouverts dénudés, régulièrement ravivés par le passage des troupeaux et des charrois ; les ornières et flaques d’eau nombreuses maintenaient ponctuellement des plages humides très propices à la germination. A partir des années 1950 avec la « révolution agricole », ce genre de milieux a rapidement reculé et subi de profondes transformations : clôture des communaux ; drainage et amendement des prés (dont le chaulage néfaste pour cette espèce qui recherche des sols acides) ; destruction des chemins ou revêtement d’asphalte ; développement urbain et forestier ; utilisation d’engins débroussailleurs sur les lisières ; … tout un monde mosaïque s’est évanoui en quelques décennies cédant la place à l’uniformité sans oublier les intrants chimiques dont les pesticides et les engrais de synthèse. 

Cette allée forestière envahie par des agrostides vivaces devient défavorable pour l’oeillet velu présent dans ce massif forestier (Auvergne)

Un autre habitat pourtant artificiel avait grandement favorisé l’œillet velu au 19ème siècle : le développement du réseau de voies ferrées avec ses sols caillouteux exposés, prompts à se dessécher et donc avec une maigre végétation et ses talus ; le déplacement des matériaux utilisés comme ballast participait à la dispersion des graines à grande distance. Là encore, une bonne partie de ce réseau a disparu dans les années 1960 ne laissant que les grandes lignes aux infrastructures bien moins propices et très entretenues. 

Pas étonnant donc si 70% des sites actuels encore connus en Angleterre se trouvent au bord de chemins, au pied de haies, dans des prés semi-naturels pâturés, en lisière de bois et friches et encore quelques sites ferroviaires anciens conservés. En France où le déclin certes réel semble moins accentué, l’œillet velu s’observe là aussi surtout au bord des chemins, notamment dans les grandes allées forestières, sur les accotements, dans les landes préforestières à la faveur de vides, sur les lisières des forêts acidophiles, dans les pelouses sableuses ou rocheuses jusque sur des dalles rocheuses ; dans le sud, il semble mieux tolérer le calcaire et se retrouve dans des pelouses sèches. Il se réfugie aussi dans des milieux artificiels réunissant les conditions évoquées ci-dessus : routes désaffectées à la faveur des fissures dans le goudron, anciennes carrières ou sablières

Pieds « nains » installés sur une ancienne aire de stockage de bois sur un rond-point forestier au milieu des brunelles communes sur un sol tassé argileux.

A l’aide 

Une fois ces bilans inquiétants posés, il faut trouver des solutions durables pour enrayer a minima ce déclin et permettre le maintien de cette espèce de la biodiversité ordinaire et, avec elle, tant d’autres espèces associées aux mêmes types de milieux particuliers. La conservation de l’œillet velu sur certains de ses sites abritant de belles populations peut s’appuyer sur plusieurs axes qui s’appuient de manière paradoxale par des interventions humaines souvent perçues comme négatives par le grand public.  

D’abord maintenir artificiellement des perturbations locales périodiques créant des taches de sol nu et légèrement retourné pour permettre les germinations par exemple par broyage au ras du sol réalisé avant la fin mars, période de début des germinations. Les zones colonisées par les buissons et générant un ombrage important doivent être broyées par taches pour permettre la reconquête. Il faut au préalable inspecter le site pour vérifier qu’il n’y a pas déjà des rosettes développées issues de germinations de l’automne précédent ; auquel cas, l’intervention devra éviter les zones « germées ». Dans tous les cas, on ne broie qu’un tiers du site de manière tournante d’une année sur l’autre. Il faut aussi limiter le développement de la végétation environnante via une fauche annuelle entre mi-septembre et mi-avril. Même si des pieds sont encore en place en automne, ils peuvent alors refleurir jusqu’en novembre tant qu’il fait doux. Par contre, le pâturage devra rester très léger avec des troupeaux ne faisant que parcourir ces sites sans y rester. En effet, cet œillet est très recherché des herbivores (dont les lapins de garenne) et risque de disparaître à moyen terme. Évidemment, on proscrit les épandages d’engrais même organiques et de pesticides. 

On ajoutera à ces interventions sur des sites étendus une gestion plus écologique des accotements et bords de routes, notamment en forêt, ces milieux représentant souvent des refuges importants pour l’espèce. 

L’élégante discrétion de l’oeillet velu ne doit pas disparaître !

Bibliographie 

Dianthus armeria (Deptford Pink) in 2001. Wilson, P.J. (2002). Plantlife Report no. 210. Plantlife, London. 

Flower scent composition in Dianthus and Saponaria species (Caryophyllaceae) and its relevance for pollination biology and taxonomy. Andreas Jurgens et al. Biochemical Systematics and Ecology 31 (2003) 345–357