Nemobius sylvestris

Grillon des bois

Dans la course aux armements permanente entre proies et prédateurs, la question de la détection des prédateurs du côté des proies occupe une place vitale. Or, les prédateurs laissent à l’insu de leur plein gré autour d’eux quand ils se déplacent des signaux chimiques qui constituent autant d’alertes potentielles pour les proies pour adopter un comportement antiprédateur (la fuite le plus souvent) à condition de savoir les percevoir et les interpréter. Car il ne suffit pas de détecter, encore faut-il faire la part des choses et évaluer le risque encouru pour éviter la « sur-réaction » coûteuse en énergie et qui freine les activités quotidiennes dont la recherche de nourriture. Ces interactions sont bien connues chez les vertébrés dont les oiseaux et les mammifères mais largement méconnues chez les arthropodes et tout particulièrement en milieu terrestre. Une étude récente (1) portant sur une espèce banale d’insecte, le grillon des bois, confrontée aux traces chimiques laissées par diverses espèces d’araignées, apporte un éclairage surprenant sur les interactions proies/prédateurs et surtout sur les compétences bien plus étendues qu’on ne le croit de la part des insectes.

Petit grillon des bois

Le grillon des bois affectionne la litière de feuilles mortes au sol

Si son « grand » cousin, le grillon champêtre (Gryllus campestris), est ultra connu et populaire pour son célèbre chant, le grillon des bois reste plutôt méconnu du grand public bien que très répandu et souvent très abondant dans toutes sortes de milieux forestiers ou péri-forestiers. Pourtant lui aussi se signale par une stridulation douce et harmonieuse, répétée inlassablement pendant des heures sous forme de courtes phrases entrecoupées de pauses, mais bien moins puissante que celle du cousin des champs. Ce petit grillon d’à peine 1cm de long affectionne la litière de feuilles mortes tombée au sol. Très sombre, presque noir, il se distingue par ses longues antennes, ses ailes très réduites (il ne vole pas) et par un motif frontal clair en forme de W renversé sur le fond noir luisant de la tête.

Une femelle reconnaissable à son organe de ponte pointu ou oviscpate

Pour l’observer, il faut écarter les feuilles mortes au sol, et on les voit sauter très activement en tous sens, poussés par leurs puissantes pattes postérieures. Ils ont donc, en dépit de leur inaptitude au vol, de bons moyens physiques pour échapper aux nombreux prédateurs qui convoitent ces proies nombreuses et assez faciles à consommer, sans véritable autre moyen de défense. Parmi ces prédateurs figurent bien entendu les araignées terrestres, très nombreuses et avec une grande diversité d’espèces.

Casting de prédateurs

Les chercheurs ont sélectionné pas moins de quatorze espèces différentes d’araignées présentes dans l’environnement habité par les grillons des bois et donc autant de prédateurs potentiels pour les grillons. Le choix a porté sur un certain nombre de critères variés :

– leur mode de chasse : certaines espèces chassent en embuscade et poursuivent les proies qui s’approchent ; d’autres chassent à l’affût et se jettent sur la proie quand elle se trouve juste à côté ; d’autres tissent des toiles de capture avec des dispositifs variés et des types de soies différents

– leur abondance relative dans le milieu : des espèces très communes ont été retenues tout comme des espèces rares

– leur période d’activité : les unes chassent de jour et plutôt à vue, les autres de nuit et souvent sur la base de signaux de type vibrations

– leur taille et notamment leur taille relativement à celle des grillons.

Une dizaine de spécimens de chacun de ces espèces sont capturés et laissées une par une dans une boîte avec un papier filtre humide pendant 24 heures : ainsi, le papier s’imprègne des signaux chimiques laissés par les araignées qui sont de trois ordres : les fils de soie ; les excréments et les traces des pattes qui laissent des substances chimiques du même type que celles présentes sur la « carapace » (cuticule). A ce propos et contrairement à ce qui se passe chez une majorité d’insectes, la cuticule des araignées libère une grande variété de molécules odorantes : des hydrocarbones, des esters, des acides et des alcools.

Arènes de simulation

Pour étudier les comportements antiprédateurs déployés par les grillons des bois, on les place dans des boîtes de Pétri qui servent d’arènes et auxquelles ils accèdent par un tunnel plastique : au fond de cette boîte, on place un papier filtre soit imprégné des signaux chimiques d’une espèce d’araignée (voir ci-dessus), soit sans aucun signal (tests de contrôle). Ils sont filmés pendant les 15 premières minutes et leurs déplacements analysés.

Deux types d’arènes ont été imaginés pour cette étude :

– des arènes dites « séparées » où un grillon se retrouve sur un fond de papier soit avec une odeur ( sur l’ensemble du papier) soit sans odeur

– des arènes « divisées) où le fond est partagé en deux moitiés : l’une reçoit un papier imprégné d’un signal chimique d’une araignée et l’autre un papier sans signal.

Cela permet de se rapprocher davantage de situations naturelles et de varier les possibilités de réactions des grillons.

En tout cas, on retiendra pour la suite qu’à aucun moment les grillons ne sont confrontés directement aux araignées puisqu’ils ne disposent que de leurs traces chimiques.

Bouger ou …. pas ?

Les enregistrements filmés des grillons placés dans les arènes montrent deux sortes de réactions diamétralement opposées face à la trace chimique d’araignées : soit augmenter sa mobilité et se déplacer beaucoup en sautant, soit rester presque immobile ; le type de comportement antiprédateur adopté dépend en fait de l’espèce d’araignée dont on a introduit la trace dans l’arène. Il s’agit donc bien d’une réaction différenciée qui tient compte des espèces de prédateurs incriminés.

Augmenter sa mobilité devient un moyen de défense efficace face à un prédateur diurne qui chasse à vue car cela l’oblige à dépenser de l’énergie pour s’emparer de sa proie. Par contre, rester immobile est une stratégie efficace face à un ennemi nocturne qui a tendu un piège ou attend en embuscade, bien caché.

L’analyse des résultats tend à montrer que le choix de comportement antiprédateur (bouger versus rester immobile ou presque) ne dépend aps en fait du mode de chasse de l’araignée mais à la conjonction de plusieurs traits de vie de celles-ci : les canaux sensoriels utilisés pour détecter les proies (à vue versus via les vibrations), l’usage ou pas de fils de soie (et la nature et la disposition des toiles), la vitesse de déplacement par rapport à la proie, … On se trouve donc face à des réactions complexes avec un fort degré de spécificité qui tient compte d’un ensemble de caractéristiques des prédateurs.

Jauger l’adversaire

L’intensité de la réaction antiprédateur semble directement liée à la taille de l’araignée et surtout au rapport de sa taille par rapport à celle du grillon ; ceci peut s’expliquer assez facilement par le fait que plus une araignée est grande plus sa surface de cuticule va produire de substances volatiles laissant des traces plus prégnantes. L’appréciation de la taille relative du prédateur a toute son importance pour le grillon comme le montre l’exemple des tests avec la pisaure. Pour cette araignée particulière, les chercheurs ont effectué des tests d’une aprt avec des pisaures immatures et d’autre part avec des pisaures adultes confrontées soit à des grillons immatures ou adultes.

Les grillons immatures montrent une forte réaction en présence de pisaures immatures alors que les grillons adultes sont indifférents ; de même les grillons adultes réagissent vivement envers des pisaures adultes. Mais la réaction est diamétralement opposée : les grillons immatures s’agitent significativement en présence de pisaures immatures alors que les grillons adultes deviennent significativement immobiles face à des pisaures adultes.

Or, une pisaure immature peut facilement capturer et maîtriser un grillon immature mais elle ne peut le faire avec un adulte trop gros pour elle. Mais surtout les pisaures immatures ne chassent pas comme les adultes : elles construisent des toiles en nappes avec des fils verticaux (un peu à la manière des araignées à tunnel de soie) et détectent les proies d’après les vibrations engendrées au contact des fils. En s’agitant, les jeunes grillons cherchent à s’éloigner du piège fixe. Par contre, les pisaures adultes chassent en embuscade et attaquent la proie quand elle passe juste à côté : le meilleur moyen de leur échapper reste donc l’immobilité !

Ainsi, les grillons des bois font ils la distinction entre araignées adultes et immatures de la même espèce et adoptent un comportement différent !

Rare ou commune

Les observations sur les arènes « séparées » (voir ci-dessus) montrent que le comportement antiprédateur dépend aussi d’un autre facteur inattendu : l’abondance relative de l’espèce d’araignée dans l’environnement des grillons : plus une espèce est commune dans l’environnement, plus elle suscite une réaction intense alors que les espèces rares ne provoquent pas ou très peu de réaction ! Ce comportement sélectif peut s’expliquer par « l’effet de l’ennemi rare » : une proie n’a intérêt à développer des comportements d’évitement (coûteux en énergie) que vis-à-vis de prédateurs répandus, à haut risque. Les grillons des bois vivent en petites communautés denses et séparées dans l’espace et se trouvent soumis dans leur environnement local à une forte pression de prédation locale avec sa communauté dominante de prédateurs.

Ces réactions sélectives se mettraient en place via un apprentissage olfactif comme cela a été montré chez une autre espèce de grillon, le grillon provençal (Gryllus bimaculatus) ; ces derniers peuvent mémoriser jusqu’à sept paires d’odeur en même temps et les discriminer en les associant à un stimulus positif ou négatif ; d’autre part, la mémoire acquise pendant le développement larvaire perdure au stade adulte. Ainsi, les grillons des bois apprendraient à réagir aux signaux chimiques les plus rencontrés dès leur « enfance », ceux des prédateurs communs.

Cette capacité étonnante des grillons à adapter leur comportement antiprédateur (tant dans son intensité que dans son orientation : fuir ou s’immobiliser) résulte en fait de la pression sélective qui s’exerce sur eux en tant que proies qui doivent ajuster leur comportement au degré et au type de prédation : ils peuvent discriminer la taille relative du prédateur et son abondance pour adopter le comportement le moins coûteux possible.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Knowing the Risk: Crickets Distinguish between Spider Predators of Different Size and Commonness
Hellena Binz, Roman Bucher, Martin H. Entling & Florian Menzel. Ethology 120 (2014) 99–110
  2. Guide des sauterelles, grillons et criquets d’Europe occidentale. H. Bellmann ; G. Luquet. Ed. Delachaux et Niestlé. 1993
  3. Guide des araignées et des opilions d’Europe. D. Jones. Ed. Delachaux et Niestlé . 1990