Lilioceris lilii

Dans le jardin de mon enfance en Boischaut berrichon, il y avait un beau massif de lis blancs ou lis de la Madone. Je me souviens de leur parfum délicat et du pollen qui tachait nos doigts quand on manipulait les étamines ! Ma mère récoltait chaque année les grands pétales blancs pour les mettre à macérer dans de l’eau-de-vie et ils servaient de pansements pour les brûlures et surtout pour ce qu’on appelait le « mal blanc », inflammation de type panaris qu’on attrapait aux doigts lors de travaux de campagne. Quand j’ai aménagé mon jardin à Saint-Myon en Limagne auvergnate, j’ai rapatrié quelques bulbes de cette superbe plante qui s’est bien acclimatée. Mais j’ai eu la surprise au bout de deux ans de voir mes lis quelque peu malmenés au niveau du feuillage et des fleurs alors qu’ils étaient toujours intacts en Berry : la faute en revient à un petit scarabée magnifique, rouge et noir, le criocère du lis, grand amateur de feuilles et de boutons de fleurs, lui et surtout ses larves. Vite, il faut sortir la sulfateuse, traiter, intervenir, éradiquer cet indésirable vous diront tous les magazines et sites bien-pensants traitant des fleurs des jardins ! Eh bien moi je l’ai adopté ce petit « ravageur », cette « peste » nuisible (comme ils disent !) tout en sachant que chaque année il abimerait mes beaux lis ; je l’adore même : il est tellement beau et sympathique et a tellement à nous apprendre comme vous allez le découvrir dans cette chronique.

Criocère du lis adulte sur une feuille de lis entamée

Chrysomèle

Le criocère du lis est un « scarabée » ou coléoptère qui se classe dans la grande famille des chrysomélidés (37 000 espèces minimum dans le Monde !), tous amateurs de plantes (phytophages) et tous plus ou moins vivement colorés ou bigarrés, comme les doryphores ou les crache-sangs (voir la chronique sur ces insectes). Les adultes longs de 6 à 8mm ne manquent pas de charme avec leur coloration rouge vif brillant, sans taches mais tout finement ponctué de minuscules creux ; seules le dessous du corps, les pattes, les antennes et la tête sont noires.

Les adultes qui passent l’hiver en hibernation dans le sol au milieu de débris se réveillent assez tôt au printemps parfois dès la fin mars alors que les lis blancs au jardin ont déjà développé leurs rosettes basales de feuilles. Cependant, ces émergences d’adultes ayant hiberné sont étonnamment étalées dans le temps et certains peuvent ne sortir qu’en mai ce qui entraîne une saison de reproduction très allongée et a longtemps laissé croire qu’il y avait plusieurs générations qui se succédaient. Des élevages en laboratoire montrent qu’en fait une phase de vie ralentie (diapause) est obligatoire après la naissance et avant l’accouplement et la ponte.

Les accouplements ne tardent pas en général directement sur les plantes nourricières des futures larves : ce sont soit des lis cultivés ou sauvages (d’au moins 30 espèces), soit des fritillaires (5 espèces) cultivées dont la célèbre couronne impériale ; ces dernières sont de proches parentes des lis dans la famille des Liliacées.

Ainsi explique le nom latin de cet insecte où lis (Lilium en latin) apparaît deux fois ! De ce fait, on les trouve aussi dans des milieux naturels hors des jardins sur les lis martagons, la seule espèce de lis indigène en Auvergne. Les adultes peuvent s’observer sur d’autres plantes mais sans forcément s’y nourrir ou de manière occasionnelle.

Bouclier de ……

Les femelles pondent plusieurs centaines d’œufs orange vif à presque rouges qu’elle colle sous les feuilles, par petits groupes d’une dizaine, alignés le long des nervures parallèles. Quatre à dix jours plus tard en moyenne, les œufs éclosent et donnent naissance à des larves rouge orangé à tête noire, trapues et bossues, hérissées sur les côtés de l’abdomen de soies épineuses. Fraîchement écloses, les jeunes larves restent d’abord groupées et rongent l’épiderme inférieur des feuilles laissant l’épiderme supérieur ce qui rend leur détection difficile si on ne pense pas à soulever les feuilles. A la mue suivante, elles grandissent et commencent à se disperser et mener une vie solitaire, se répartissant sur les différents pieds disponibles. Elles consomment les feuilles en partant du bord jusqu’à ce qu’il n’en reste rien ; elles passent alors à la suivante au-dessus et montent ainsi méthodiquement à l’assaut de la longue tige feuillée ; elles peuvent même attaquer la « peau » de la tige et les boutons des fleurs ou les jeunes fruits verts (capsules) avec les graines à l’intérieur.

Rapidement, elles adoptent un comportement très particulier : sur la surface hérissée de leur corps, elles gardent accrochés en paquets informes noirâtres et gluants leurs … excréments ! Ceux-ci sortent par l’anus situé au bout de l’abdomen mais du côté dorsal ce qui facilite leur prise en charge. Les larves ressemblent rapidement à des boulettes noires d’aspect répugnant qui ne participent pas à les rendre sympathiques auprès des jardiniers, souvent adeptes du « tout propre » (un peu trop !). Ce bouclier (que nous ne qualifierons pas pour éviter d’être grossier) remplit sans doute plusieurs fonctions. Il repousse les prédateurs directs comme les oiseaux ou les perce-oreilles, chasseurs actifs de larves qui évitent celles-ci. Il semble aussi limiter les attaques indirectes des guêpes parasites qui pondent leurs œufs dans le corps des larves. Cependant, certaines espèces se sont spécialisées sur les larves de chrysomèles ainsi protégées et n’hésitent pas à piquer à travers ce bouclier immonde avec leur organe de ponte pour atteindre la larve et la parasiter. De 25 à 80% des larves de criocères du lis peuvent ainsi être parasitées, notamment dans la nature sur les lis martagons. Ce manteau d’excréments pourrait aussi protéger la larve contre le dessèchement ou garder la chaleur et absorber les rayonnements du fait de sa couleur sombre.

Lis royal asiatique attaqué par des larves de criocères : çà a l’air de leur plaire !

Renouveau

Après la quatrième mue, au bout de deux à trois semaines environ, la larve atteint sa taille maximale autour de 1cm. Elle descend alors au sol (pas forcément au pied de sa plante hôte), s’enterre à 3 ou 4cm de profondeur et tisse un cocon de soie aggloméré de particules de terre dans lequel elle se transforme en nymphe. Vingt jours plus tard, elle donne naissance à un adulte qui sort et représente la nouvelle génération qui peut croiser les derniers adultes (ceux ayant émergés le plus tard) de la génération de l’année précédente. Nous sommes alors en juillet-août et ils ne se reproduisent pas mais vont rester ainsi jusqu’à l’automne avant d’entrer en hibernation. On retrouve donc là un cycle de vie « sur deux ans » comme celui du citron, ce papillon auquel nous avons déjà consacré une chronique.

Les adultes présentent plusieurs comportements originaux. Au printemps, mâles et femelles, identiques extérieurement, semblent se détecter de loin à l’aide de leurs antennes qui bougent en permanence ce qui laisse supposer le recours à des phéromones attractives pour faciliter la rencontre des sexes. Par ailleurs, ils peuvent striduler via un dispositif situé sur la face dorsale de l’abdomen qui frotte contre une côte située sur l’aile durcie ou élytre. Ils peuvent ainsi émettre jusqu’à 200 crissements par minute, lesquels doivent aussi jouer un rôle de communication sexuelle et de rapprochement des sexes.

Quand on cherche à saisir un criocère, on est souvent surpris de le voir aussitôt tomber au sol où il fait le mort, couché sur le côté, exhibant ainsi le dessous noir du corps. Ce comportement de défense passive ou thanatose se retrouve chez de nombreux coléoptères. Il est vrai que notre criocère ne passe pas inaperçu avec sa robe rouge vif qui ressort nettement sur le fond vert ou blanc des lis ! Cette coloration vive est probablement un signal d’alarme envers les prédateurs (aposématisme : voir la chronique sur les punaises rouges et noires) signifiant qu’il pourrait être toxique. Effectivement, larves et adultes stockent dans leur corps des pigments caroténoïdes présents dans les plantes consommées et ils possèdent des glandes défensives libérant des composés répulsifs à base de phénylalanine.

Grand voyageur

La répartition actuelle spontanée de ce criocère couvre pratiquement toute l’Europe et l’Asie jusqu’en Chine ainsi que l’Afrique du nord. Il existe par ailleurs au moins deux autres espèces très proches d’aspect dont le criocère de l’oignon, presque entièrement rouge, qui vit sur le muguet, les sceaux de Salomon et certains aulx : son nom latin Lilioceris merdigera a le mérite d’être transparent même pour un novice en latin !!

Une étude russe (3) a exploré l’historique de cette vaste répartition. Elle montre que si l’aire actuelle est continue du Portugal au bout de la Sibérie, il n’en était pas de même au 19ème siècle où un large espace « vide » de près de 2000 km de large centré en gros sur l’Oural séparait l’aire en deux parties : une européenne et l’autre asiatique. La partie européenne serait une conquête relativement récente depuis la partie asiatique : dès les années 1680, on commence à trouver des mentions du criocère du lis en Europe de l’Ouest à peu près un siècle après que les premières espèces de lis originaires de Sibérie y aient introduits en culture : il a sans doute ainsi été propagé du côté européen. A partir du 19ème, le grand « vide » central a commencé à être colonisé et au milieu du 20ème, l’aire est devenue continue. Son expansion se poursuit vers le nord et le nord-est dans la partie européenne de la Russie où il colonise des régions sans lis sauvages mais avec des lis cultivés dans les jardins.

L’Amérique du nord est en cours de conquête par notre infatigable « ravageur des lis » : une étude génétique permet de reconstituer sa progression inexorable (4). Il est apparu d’abord au Canada apparemment à partir d’individus originaires de Grande-Bretagne et d’Allemagne de l’Ouest dans les années 1945 ; de là il a progressé à l’intérieur du Canada mais sans passer au sud vers les U.S.A. Là, sa première apparition date de 1992 dans le Massachussetts dans le nord-est du pays. Il s’agit d’une nouvelle introduction depuis l’Europe et qui a progressé de son côté. La dispersion se fait de deux manières : de proche en proche à l’échelle de ce petit insecte, de jardin en jardin et aussi en s’adaptant à des liliacées sauvages locales ; ou bien par grands bonds, via les ventes de plantes portant des œufs ou des larves. Curieusement, les deux grandes « lignées » historiques, canadienne et américaine, ne sont pas encore entrées en contact mais cela ne saurait pas tarder : des hybridations entre ces deux populations pourraient relancer l’expansion en donnant naissance à une lignée avec de nouveaux caractères !

Haro sur la bête ?

Certes, les criocères n’arrangent pas les lis cultivés : mais est-ce si grave que cela ??

Alors faut-il « éradiquer » cet envahisseur ancien, comme des centaines d’espèces devenues indigènes au cours des siècles passés ? Certes, il pose des problèmes dans les cultures de plantes horticoles mais dans nos jardins particuliers, que penser de cet insecte ? Mon entrée en matière (voir ci-dessus) a donné le ton sur mon point de vue. Il va bien falloir une bonne fois pour toutes admettre que nous ne pouvons plus, au non d’un hygiénisme exagéré et d’un supposé esthétisme, continuer à détruire tout ce qui « dépasse » ou « qui ne fait pas propre » à coups d’interventions dont l’usage des produits phytosanitaires hyper toxiques ; on ne peut pas en même temps condamner l’agriculture intensive, ses pratiques et l’usage massif des pesticides et continuer à détruire systématiquement tout ce qui touche un minimum à nos plantes cultivées uniquement pour le loisir ! La beauté d’un jardin ne se mesure pas à l’aune de normes esthétiques vieilles de plusieurs siècles mais à celle du temps présent de la biodiversité en plein déclin qui trouve là a minima un certain refuge. Chaque jardinier détient dans son espace une petite part de l’avenir de la biodiversité ordinaire et se doit de tout faire pour la maintenir et la favoriser quitte à y laisser quelques fleurs et feuilles. Et quelle joie de suivre au jour le jour les ébats des criocères et de les photographier sur les fleurs des beaux lis car tous ne sont pas forcément mangés !

Remarque : Une lectrice me signale que depuis qu’elle a déposé du marc de café au pied des ses lis, elle n’aurait plus d’attaques des criocères : voilà une piste à tester et qui ne menace pas la biodiversité par ailleurs (en plus, le marc de café est un excellent engrais !). 

N’est-il pas beau ?

BIBLIOGRAPHIE

  1. Lilioceris lilii (Scopoli), Lily Leaf Beetle (Coleoptera: Chrysomelidae). Naomi Cappuccino et al. CAB International 2013. Biological Control Programmes in Canada 2001–2012
  2. Impact, host range and chemical ecology of the lily beetle, Lilioceris lilii. Andrew Salisbury. PhD thesis . Imperial college/Londres DEPARTMENT OF LIFE SCIENCES
  3. Dynamics of the Range of Lily Leaf Beetle (Lilioceris lilii, Chrysomelidae, Coleoptera) Indicates Its Invasion from Asia to Europe in the 16th–17th Century. M. Ja. Orlova-Bienkowskaja. Russian Journal of Biological Invasions, 2013, Vol. 4, No. 2, pp. 93–104.
  4. Reconstructing the invasion history of the lily leaf beetle, Lilioceris lilii, in North America. Alessandro Dieni . Jacques Brodeur . Julie Turgeon. Biological invasions. 2015

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les lis et fritillaires cultivés
Page(s) : 441-451 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez le lis blanc
Page(s) : 441 Guide des Fleurs du Jardin