Lucanus cervus

Le bois mort en forêt constitue une ressource essentielle pour toute une communauté d’insectes qui s’en nourrissent dont de nombreuses espèces de coléoptères ; ils forment ce qu’on appelle la communauté saproxylique qui contribue à la décomposition de ce bois mort (avec des champignons, des bactéries, ..) et représentent une part essentielle de la biodiversité forestière (voir la chronique sur les fossoyeurs du bois mort). Depuis la prise de conscience de l’importance du bois mort pour la bonne santé des écosystèmes forestiers, on s’attache à développer des programmes de conservation en faveur de cet élément-clé. Pour communiquer plus efficacement auprès du grand public afin de sensibiliser à cet aspect méconnu du fonctionnement des forêts, on a choisi au niveau européen une espèce emblématique de la communauté saproxylique : le lucane cerf-volant ; en faisant la promotion de la conservation cette espèce, on protège indirectement tout l’écosystème associé au bois mort. Le lucane associe plusieurs traits propices à en faire un bon porte-étendard médiatique : grande taille, aspect extraordinaire avec les mandibules démesurées et longue histoire culturelle qui en fait une espèce connue au moins littérairement et picturalement. Nous allons ici parcourir le cycle de vie de cette espèce remarquable qui connaît un certain déclin et nous intéresser à son écologie : ses exigences en matière d’habitat et d’environnement climatique. Nous laisserons complètement de côté ce qui concerne les fameuses mandibules des mâles auxquelles nous consacrerons une chronique à part tant ce sujet est complexe et riche. 

Cerf/biche 

Mâle

Le trait le plus frappant du lucane cerf-volant concerne évidemment la forte différence entre les deux sexes (dimorphisme sexuel) : les mâles arborent leurs mandibules développées en « bois de cerfs » alors que chez les femelles celles-ci ont la forme classique de pinces ; la taille moyenne des mâles dépasse nettement celle des femelles surnommées biches en langage populaire : 5 à 8cm de long pour les mâles versus 5cm maximum pour les femelles (mais il existe de très fortes variations de taille). Pour le reste, on notera la tête sombre très dure et puissante qui porte une paire d’antennes coudées terminées en massue formées de 4 ou 5 articles aplatis en peigne (antennes pectinicornes) : ce trait caractérise la super-famille des Scarabéoïdés dans laquelle se place la famille des Lucanidés. Les élytres brun roux foncé forment une carapace blindée sur le dos et s’écartent en vol pour déployer la seconde paire d’ailes membraneuses soigneusement repliées, bien plus grandes: mâles et femelles volent très bien et leur silhouette en vol ne manque pas d’interpeller par son étrangeté avec le corps tenu presque vertical.

« Biche » ou femelle du lucane

Attention à ne pas confondre les femelles, les biches donc, avec une autre espèce de lucanidé, bien plus commune, plus petite, surnommée la petite biche (Dorcus parallelipedus) chez laquelle il n’y a pas ce dimorphisme sexuel exagéré : le mâle un peu plus grand a des mandibules un peu plus longues denticulées. Une astuce simple pour ne pas se tromper : la femelle de lucane a des élytres bien lisses (souvent brillantes presque) alors que la petite biche (qui ne dépasse pas 3cm de long) a des élytres granuleuses et une forme globale plus rectangulaire (d’où l’épithète latin de parallelipedus).

Mâle de Petite biche

Sucriers 

Gros plan sur la tête : noter, entre les mandibules de ce mâle, la langue rousse et plumeuse encadrée par deux palpes

Comme chez la majorité des insectes à métamorphoses complètes, l’alimentation des adultes diffère radicalement de celle des larves ce qui évite la compétition alimentaire entre ces deux phases du cycle de vie. Les lucanes adultes, mâles et femelles, se nourrissent exclusivement de liquides sucrés qu’ils « lèchent » avec une sorte de langue longue et plumeuse située entre les mandibules. En milieu forestier, ils cherchent activement les suintements de sève sur les vieux chênes ou châtaigniers, flux plus ou moins périodiques ou liés à des blessures ou des attaques de parasites. Les femelles peuvent d’ailleurs élargir la blessure ou le point découlement pour le renforcer vu qu’elles ont conservé des mandibules fonctionnelles. La sève qui s’écoule fermente rapidement grâce à l’action de bactéries et levures ce qui dégage des odeurs attractives. Localement, on peut ainsi observer des rassemblements parfois nombreux de lucanes sur ces écoulements, notamment les mâles en quête de femelles en juin peu après leur émergence ; les femelles ne restent que quelques jours alors que les mâles restent plus longtemps et se livrent à leurs combats rituels.

Hors des forêts, les lucanes recherchent aussi les fruits juteux bien mûrs et un peu fermentés ; dans le Kent anglais, on le surnomme d’ailleurs « cherry-eater » (mangeur de cerises). Le sirop d’érable placé à leur intention les attire modérément car il sèche très vite et ne fermente pas ce qui souligne l’importance de cette transformation pour les lucanes.  En Angleterre, des scientifiques qui cherchaient une méthode fiable permettant d’estimer les populations ont découvert que les racines de gingembre permettaient d’attirer les deux sexes en nombre égal !  

Larves saproxyliques 

Nous laisserons de côté comme annoncé en introduction tout ce qui concerne les mandibules des mâles et leur usage en lien direct avec leur vie sexuelle. Les femelles, dès leur éclosion, effectuent un court vol exploratoire avant de se poser et de chercher tout en marchant un site de ponte adéquat : du bois en cours de décomposition qui servira de substrat pour nourrir les futures larves. Les accouplements ont lieu souvent sur les sites d’écoulements de sève mentionnés ci-dessus qui attirent les adultes de loin. Une fois fécondée, la femelle s’enfonce dans le bois mort choisi pour y pondre souvent suivie par un mâle qui s’accouple de nouveau ; elle choisit des racines d’arbres dépérissant, des souches vermoulues, le terreau décomposé au cœur de vieux tronc vermoulus, des troncs morts sur pied, … La femelle peut descendre jusqu’à 75cm de profondeur dans la terre pour atteindre les racines pourrissantes, son site de ponte préféré. Là, elle dépose ses œufs presque ronds de 2mm de diamètre. Au moins certaines femelles semblent effectuer plusieurs pontes en recommençant à chaque fois leur manège d’exploration préalable. 

Larve de Cétoine (Scarabéidé) de type « ver blanc » et qui ressemble à celle du lucane (pas de photos disponibles !)

Les œufs éclosent et donnent naissance à des larves du type « ver blanc » comme celles des hannetons ou des cétoines bien connues dans les tas de compost : un gros corps boudiné blanchâtre, une tête dure et brune avec des puissantes mandibules capables de découper le bois et trois paires de pattes peu développées. Dès qu’on les manipule ils se replient en C sur eux-mêmes, un moyen de protéger leur corps fragile. 

Le bois mort en décomposition : une ressource indispensable pour les lucanes

Le développement larvaire est particulièrement long : en moyenne trois à six ans mais parfois jusqu’à huit ans ; ce long développement s’explique par le faible pouvoir nutritif du bois mort et encore plus s’il est sec. La larve grandit au cours de trois mues (peut-être cinq dans certaines populations mais les données restent incertaines) espacées pour atteindre la taille d’un gros doigt avec une longueur de dix centimètres. Arrivées à la taille maximale au troisième stade (celui qui dure le plus longtemps), elles quittent le bois pour s’enfoncer dans le sol et se ménagent une grosse loge aux parois lisses dans laquelle elles tissent une sorte de cocon avec des débris de bois. Là, elles se métamorphosent en nymphe immobile qui va rester sous terre : l’adulte éclot en automne mais ne sortira qu’en juin de l’année suivante !

Fait exceptionnel, on peut distinguer les deux sexes au stade larvaire (normalement les larves sont complètement « asexuées »). Les larves qui vont donner des mâles ont une tache noire sous le 9èmesegment abdominal, à l’emplacement des futurs organes sexuels (organe de Herold). De plus les larves « mâles » sont nettement plus grandes que les « femelles » mais aps toujours comme en Grande-Bretagne où elles sont de même taille. Dernier trait étonnant : les larves produisent une stridulation caractéristique que l’on peut enregistrer à travers le bois : une analyse du sonogramme permet de les différencier d’autres larves de scarabées saproxyliques ! 

Thermophile 

Dans la partie nord de sa vaste aire de répartition européenne, on constate que le lucane s’installe plutôt dans des habitats bien éclairés et exposés au sud sur des pentes marquées ce qui en fait une espèce thermophile : il a besoin de sols se réchauffant assez vite pour la fin de son développement où la nymphe reste enterrée dans le sol pendant presque un an, le temps de se métamorphoser en adulte. Il affectionne donc plutôt les milieux aux sols sableux qui se réchauffent plus vite et qui, de plus, supportent des milieux boisés plutôt clairsemés (et donc éclairés) du fait de la faible rétention d’eau dans ces sols. Mais par ailleurs, pour une bonne alimentation des larves, il lui faut du bois décomposé humide ; ces deux exigences réunies en font d’ailleurs une espèce en fait peu représentative de la communauté saproxylique dans son ensemble. Ce besoin de chaleur explique en partie pourquoi cette espèce s’est largement adaptée aux milieux urbains dans la moitié nord de son aire, où il profite de l’effet « ilot de chaleur urbain ». En Grande-Bretagne ainsi, l’essentiel de la population est en fait urbaine ! A l’inverse dans le sud comme en Italie, où le climat moyen est bien plus chaud, il ne semble pas fréquenter les villes car il trouve les conditions idéales dans les milieux « naturels ». Les grandes vallées souvent urbanisées avec un mésoclimat plus chaud ont souvent ses faveurs ; l’altitude le limite via le froid hivernal : en Belgique, il reste confiné dans les régions où la température moyenne de janvier est comprise en 4 et 6°C.

On serait donc tenté de penser que la crise climatique en cours va le favoriser mais ce n’est pas aussi simple comme le montre une étude allemande dans la vallée de la Moselle sur deux années consécutives très contrastées. En 2003, la période estivale d’activité a connu une moyenne de 21,8°C contre  17,6°C en moyenne en 2004. Or, la période d’activité (entre l’émergence des adultes jusqu’à la dernière observation) a duré 38 jours pour les mâles et 56 pour les femelles en 2003 contre 82 et 111 respectivement en 2004. Autrement dit, des chaleurs excessives réduisent les périodes d’activité de cette espèce et donc ses possibilités de reproduction ! En 2003, la perte de poids (consommation de la masse graisseuse) sur la période d’activité a été 3 à fois plus importante qu’en 2004. Il se pourrait donc que la crise climatique au contraire devienne un handicap sérieux pour cette espèce. 

Habitats 

Une futaie de chênes : le milieu de référence du lucane

Avec un tel cycle de vie, on comprend que l’espèce dépend étroitement à la fois de bois décomposé mais aussi de la nature de ce dernier pour assurer le développement larvaire. Le lucane était traditionnellement associé aux vielles forêts de chênes, lesquels étaient de loin son essence préférée avec le châtaignier dans une moindre mesure. Une des raisons avancées pour expliquer cette préférence marquée envers les chênes serait la présence d’un composé carboné particulier, le myo-inositol qui serait un nutriment essentiel pour les larves. Cet attachement aux chênes reste vrai surtout dans la moitié sud de son aire mais ailleurs, ses choix se sont considérablement élargis dans deux directions. D’une part, surtout dans certains pays comme la Grande-Bretagne, le lucane a colonisé fortement les milieux urbains profitant  des très vieux arbres souvent conservés dans les jardins, les parcs et autres espaces urbains ; parallèlement à cette urbanisation, l’espèce a très largement diversifié sa gamme d’essences servant de nourriture aux larves ; ainsi les études européennes indiquent que 52% des larves se trouvent dans des chênes en Europe continentale mais seulement 9 à 19% en Grande-Bretagne. On peut trouver les larves dans des marronniers, des érables, des tilleuls, des cerisiers, des pommiers ou poiriers, … mais aussi dans des piquets de clôtures ou des traverses de chemin de fer ! 

En dehors des grands massifs forestiers où il est souvent présent de manière discontinue selon la localisation des vieux arbres, le lucane déborde largement dans toutes sortes de milieux plus ouverts susceptibles de lui procurer bois mort et chaleur : les vieux vergers, les bocages avec des haies de vieux arbres, les alignements de grands arbres aux bords des routes et surtout des pentes semi-boisées, souvent non loin de massifs forestiers qui restent peut-être la source qui permet le maintien de ces populations extra-forestières. 

Une étude a été menée en Italie dans la vallée du Po, très urbanisée et artificialisée par l’agriculture, où les vieilles forêts ont quasiment disparu ; pourtant le lucane y persiste en populations assez importantes. Des modélisations à partir des observations montrent que sa présence dépend de la diversité des habitats, de la couverture herbacée, de la proximité des cours d’eau ; par contre, il fuit les cultures et les zones buissonnantes ainsi que les zones habitées ce qui confirme son caractère non anthropophile dans le Sud,. Les boisements y restent son habitat central ; or, nombre de ceux-ci sont envahis par le robinier faux-acacia d’origine nord-américaine. Contre toute attente, les lucanes semblent aussi adopter cette essence de substitution comme site de ponte ; cependant, si les robiniers dominent les boisements au-delà de 70%, le lucane disparaît : ceci suggère que l’espèce doit conserver a minima quelques arbres de ses essences originelles pour pouvoir subsister.

A noter pour anecdote qu’en Arabie Saoudite, le lucane a été introduit involontairement et y est devenu une espèce problématique invasive car ses larves s’attaquent aux palmiers dattiers des grandes palmeraies qu’elles finissent par tuer !

Dispersion 

La dépendance des milieux boisés pose le problème des capacités de dispersion dans l’espace de cette espèce de taille imposante ce qui peut faire douter de ses capacités voilières. Les lucanes volent au crépuscule surtout par temps chaud et lourd en émettant alors un bourdonnement sourd. En dépit des apparences et de ce vol lourd, ces insectes peuvent parcourir de grandes distances sans se poser et monter jusqu’à atteindre la cime de grands arbres. Le suivi de lucanes en vol de visu ou par télémétrie montre qu’ils peuvent voler assez facilement sur 700m au moins. Une étude allemande sur 56 individus montre que la distance moyenne de déplacement des mâles (800m) dépasse nettement celle des femelles (260m). Quelques individus réussissent à aller bien au delà: 1% des mâles de la population allemande étudiée se dispersent dans un rayon de 3km et réussissent à assurer ainsi des échanges génétiques entre petites populations isolées ; par contre les femelles les plus mobiles ne vont pas au-delà de 1km et constituent ainsi le facteur limitant clé dans la dispersion de l’espèce. Une autre étude conduite en Belgique sur une population suburbaine près de Bruxelles montre qu’en 30 ans, la colonisation de nouveaux sites n’aurait progressé que de … 1 km ! La présence de corridors favorables à l’espèce pour s’y installer (comme des pas japonais) s’avère indispensable pour qu’elle reconquière de nouveaux sites favorables d’où elle aurait disparu. 

Restes de lucanes prédatés en forêt (les élytres peuvent être conservés ou pas)

A cela il faut ajouter les facteurs de mortalité qui peuvent altérer grandement cette capacité de progression dans l’espace. Côté activités humaines, l’éclairage nocturne et surtout la circulation automobile (surtout en forêt) sont deux redoutables « prédateurs » des lucanes. Côté prédateurs naturels, le lucane est une proie tentante vu sa taille et facile à capturer en vol ; on peut ainsi trouver dans les sites favorables des dizaines de cadavres traités de la même manière : l’abdomen est mangé et il reste la tête et les élytres. On utilise d’ailleurs parfois le comptage de ces indices comme indicateur de l’abondance de l’espèce ! Divers rapaces qui chassent de nuit ou au crépuscule les capturent souvent comme le faucon hobereau en forêt ou le grand-duc dans les régions méditerranéennes ; les pies et les corneilles restent les prédateurs les plus actifs et dans certains milieux leur augmentation peut limiter les effectifs des populations. 

Au final, il apparait que l’avenir du lucane en Europe semble mitigé avec des sources d’espoir comme son adaptabilité à de nouveaux environnements et la prise en compte progressive de la problématique du bois mort dans la gestion les forêts mais aussi des sources d’inquiétude majeure avec la crise climatique, la fragmentation des milieux et l’abattage des vieux arbres (y compris en vile préventivement pour des raisons de sécurité). 

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