Phorcus lineatus

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Le monodonte est un escargot marin largement répandu sur les côtes atlantiques ; il reste cependant mal connu car souvent confondu avec les bigorneaux d’où ses surnoms de bigorneau gris ou faux bigorneau. Très facile à observer au moins à marée basse, il gagne à être connu car plusieurs de ses traits de vie en font un remarquable indicateur climatique qui nous renseigne aussi bien sur le présent-futur (le réchauffement global) que sur le passé (la fin de la grande période glaciaire). Faisons donc plus ample connaissance avec ce gastéropode.

NB : Le nom latin du monodonte a récemment changé (Phorcus lineatus) ce qui explique que plusieurs références bibliographiques pourtant assez récentes le mentionnent sous son ancien nom : Osilinus lineatus.

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Le monodonte appartient à la famille des troques (Trochidae) représentée sur nos côtes par les gibbules et les calliostomes. Ils se distinguent (1) par la présence d’un couvercle circulaire corné porté par le pied, l’opercule (bien connu chez les bigorneaux), qui permet de fermer l’entrée de la coquille quand l’animal se rétracte à l’intérieur. La coquille en spirale conique globuleuse possède une ouverture inclinée et surtout une couche interne de nacre visible soit à l’intérieur de l’ouverture, soit au sommet de la coquille par usure des couches qui la recouvrent. La nacre très dure renforce la solidité de la coquille et la protège efficacement des chocs (les vagues contre les rochers notamment) et des attaques des prédateurs. Lorsqu’ils se déplacent, ces gastéropodes exhibent trois paires de tentacules tactiles sur les bords du pied (en plus de la paire classique sur la tête).

Pour distinguer le monodonte des proches gibbules (plusieurs espèces), communes elles aussi, on notera sa forme massive et sa taille de 2,5 à 3cm de haut avec 5 à 6 tours de spire. La couleur de fond de la coquille épaisse et lourde est un gris vert à brun clair, assez terne, mais avec des motifs en bandes ou en zigzags (linéoles) d’un rougeâtre foncé (d’où l’épithète latin lineatus pour lignes). Le critère décisif reste l’ouverture marquée d’une dent ou encoche nette d’où le nom de monodonte (dérivé de son ancien nom latin Monodonta).

Les monodontes peuplent en colonies denses les milieux rocheux faits de blocs ou de dalles (pas les falaises verticales) mais relativement abrités de la houle (mode abrité à moyennement battu) ; là, ils occupent la zone de balancement des marées et, à marée basse, on les trouve collés au sommet ou sur les côtés de rochers ou alignés le long de fissures, souvent dans des flaques d’eau peu profondes sur les platiers rocheux. Ils se tiennent alors immobiles, en groupes denses, serrés les uns contre les autres, souvent mélangés avec des gibbules ou des bigorneaux ; ils ne montrent alors aucun signe d’activité.

Hiver 62-63

Le monodonte est présent sur les côtes atlantiques depuis la moitié sud des îles britanniques au nord jusqu’au Maroc au sud. Son statut en Grande-Bretagne (2) s’avère doublement intéressant car il y atteint d’une part sa limite nord vers l’île d’Anglesey sur la côte ouest et en Irlande et sa limite orientale dans le sud de l’Angleterre côté Manche. Pour les anglais, le monodonte est donc une espèce à tendance méridionale. Ces populations-limites comme on pourrait les appeler constituent de précieux points de repère pour surveiller l’évolution de cette espèce en fonction du changement climatique en cours.

L’hiver 1962-63 est resté dans les mémoires comme sans doute le plus rigoureux du 20ème siècle avec des épisodes très froids sans discontinuer de novembre à mars. Les populations-limites de monodontes ont alors connu une véritable hécatombe avec des effets à très long terme. Sa répartition se trouve alors rabattue à 120 km au sud pour sa limite Nord et à 70km pour sa limite Est. Au cours des années 70 à 80, la recolonisation ne sera que très faible avec quelques individus observés de ci de là plus au nord. Tout ceci confirme donc la forte sensibilité du monodonte au froid hivernal.

A partir du milieu des années 1980, le processus de réchauffement des eaux de l’Atlantique Est, un des plus forts connus pour cet océan, va commencer à se manifester nettement avec un gain de 0,5 à 1°C au cours des vingt dernières années ; il s’agit d’une accélération sans précédent, deux fois plus rapide que celle, naturelle, qui avait affecté cet océan à la fin de la période glaciaire.

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Exceptionellement, les monodontes se retrouvent sur du sable quand les marées en charrient sur les rochers où ils vivent habituellement

La reconquête

L’étude (2) menée de 2000 à 2004 a exploré la nouvelle répartition du monodonte au niveau de ses limites Nord et Est. Non seulement, il a fini par reconquérir les terrains perdus lors de la vague de froid 62/63 mais il a en plus progressé de 20km plus au nord en Irlande et de 55km plus à l’Est dans la Manche. Encore plus significative, son abondance a augmenté de … 675% sur des sites qui avaient été suivis en 1985 ! La structure de ces populations-limites a complètement changé : là où on avait auparavant une seule classe d’âge avec que des individus assez vieux (il peut vivre jusqu’à 15 ans), on a désormais plusieurs classes d’âge avec une forte augmentation des individus jeunes ; là où on avait des individus épars, isolés, on a maintenant des colonies fournies et denses. Autrement dit, les populations les plus au Nord et à l’Est ont pris les caractères de celles nettement plus au Sud ! Pour comprendre comment le réchauffement global permet ainsi la progression régulière du monodonte, il faut interroger son cycle de vie et la phase de dispersion car il ne suffit pas de disposer de nouvelles zones favorables encore faut-il les atteindre quand on est un escargot sédentaire et rampant !

 

Le boulet de la reproduction

Chez le monodonte, la fécondation a lieu dans l’eau : les mâles libèrent le sperme de leur côté et les femelles lâchent leurs ovules par petits paquets et tout se mélange … au petit bonheur la chance dans l’eau de mer ! Une synchronisation entre sexes existe et semble guidée par des changements environnementaux : ainsi les chances de rencontre spermatozoïdes/ovules deviennent plus grandes. L’ovule fécondé en pleine eau de mer, devenu donc un œuf, ne flotte que 20 minutes avant de tomber au fond ; là il éclot et libère une larve nageuse qui mène une vie planctonique très brève d’à peine trois jours ; elle se rapproche du fond et commence à ramper puis se transforme en jeune monodonte de 1mm de long. On voit donc d’emblée que les possibilités de dispersion par les courants marins restent très limitées chez cette espèce ; par comparaison, chez les bigorneaux, les œufs flottent pendant 5 à 6 jours et la larve planctonique pendant 4 à 7 … semaines !!!

Les populations nordiques en limite de répartition ne disposent que d’une période courte pour se reproduire : il n’y a alors qu’un seul épisode de « frai » par saison i.e. de libération simultanée du sperme et des ovules. Les populations plus au sud le font à plusieurs reprises au cours de la belle saison. Ainsi, avec le réchauffement, les probabilités d’installations nouvelles plus loin augmentent ainsi que les chances de survie des très jeunes individus fragiles : de nouvelles populations peuvent ainsi s’implanter, têtes de pont pour de nouvelles conquêtes plus en avant si les conditions climatiques se trouvent réunies. Il se peut aussi que la multiplication des épis rocheux pour protéger le littoral ne le favorise car, naturellement, les côtes peuvent présenter des espaces étendus sans rochers qui sont autant de freins à sa recolonisation.

Enregistreur thermique

A la fin de la dernière période glaciaire (fin du Pléistocène/début de l’Holocène) en gros vers – 10 000 ans avant J.C., alors que les glaciers recouvraient encore une bonne partie de l’Europe, les populations humaines avaient tendance à se rapprocher voire à se concentrer des rivages au climat plus doux et surtout riches en ressources alimentaires faciles d’accès. On retrouve ainsi des vestiges d’amoncellements de coquilles vides, traces de l’exploitation intensive des coquillages récoltés sur la côte. Il se trouve que le monodonte figurait parmi les espèces les plus exploitées (3) sur les côtes méridionales de l’Atlantique : facile à trouver, en colonies denses et de taille intéressante. Les paléontologues s’intéressent donc vivement à ces coquilles fossiles pour reconstituer de manière très précise les températures de l’époque selon le principe du paléothermométre et déterminer entre autre la période de l’année à laquelle ces escargots étaient récoltés.

Pour ce faire, on s’appuie sur la couche interne de nacre de la coquille composée de cristaux d’aragonite et recouverte d’une double couche de calcite (une couche prismatique et une foliacée) et d’une fine couche cornée, le périostracum. Cette nacre est élaborée en permanence par le manteau et on y observe au microscope des lignes de croissance. L’animal prélève les éléments constitutifs dans l’eau de mer et les incorpore pour synthétiser les cristaux d’aragonite. Il emprisonne ainsi des molécules d’oxygène de l’eau de mer ; or, l’oxygène est présent sous la forme de deux isotopes dits 16 et 18 dont le rapport permet de reconstituer la température de l’eau. Ainsi, en mesurant ce ratio, appelé le δ18 O (delta oxygène 18) de l’aragonite, on peut reconstituer les variations de température au moment où vivait l’animal. Les recherches conduites sur des monodontes actuels dans leur environnement naturel ont permis de vérifier que cet enregistrement thermique était bien fidèle. On va donc pouvoir conduire ces analyses sur les coquilles fossiles de monodontes et obtenir de précieuses informations sur le climat à cette époque charnière de l’Holocène avec une précision à l’échelle de la saison !

Lire dans les lignes

Cet usage de la coquille comme paléothermomètre ne marche que si l’animal croît de manière continue. Or, ceci n’est vrai que pour les populations au sud comme celles étudiées ci-dessus (3) sur les côtes des Asturies en Espagne. Plus au Nord et notamment en Grande-Bretagne, la situation est assez différente et peut se déchiffrer en observant les coquilles. Là, de novembre à mai/juin, la croissance s’arrête peu ou prou tout au moins pour l’instant compte tenu des températures encore en vigueur. Or, sur la coquille, on note la présence de lignes de croissance parallèles au bord de l’ouverture : elles indiquent que l’animal croît toute sa vie mais pas de manière continue. On observe en plus de ces lignes, des marques plus profondes qualifiées de varices qui marquent les arrêts de croissance, d’autant plus marquées que la mauvaise période dure et est rigoureuse. Il ne faut pas confondre avec les sutures en creux qui marquent la séparation des tours de spire ni d’éventuelles traces de choc ou d’attaques par des prédateurs qui ont endommagé la coquille ponctuellement.

On peut donc penser que, avec l’amplification du réchauffement global, les populations les plus au nord vont progressivement passer vers une croissance continue ce qui devrait les favoriser encore plus.

Laveur de vitres ?

Devant l’abondance croissante des monodontes, des chercheurs en conservation de l’environnement (4) suggèrent les exploiter comme nettoyeurs d’aquariums ; en effet, chaque année, des millions de gastéropodes tropicaux sont prélevés dans leur environnement naturel pour être exportés et vendus comme nettoyeurs d’aquariums : ils éliminent les microalgues qui se développent sur les parois vitrées. Effectivement, les monodontes appartiennent à la guilde des herbivores microphages qui broutent les biofilms (voir la chronique à ce sujet) de bactéries et de microalgues qui tapissent la surface des rochers sur lesquels ils habitent. Ils utilisent leur « langue cornée » la radula dotée de dents minuscules et nombreuses, qui agit comme une brosse raclant la surface de la roche. Recourir aux monodontes indigènes diminuerait sérieusement l’impact sur les écosystèmes marins tropicaux, les coûts de transport et leur impact climatique et augmenteraient les chances de survie vu la proximité.

 

Il restait à vérifier si les monodontes supportaient les températures élevées des aquariums pour poissons tropicaux. Alors qu’une espèce de gibbule testée en même temps a montré une mortalité totale au-dessus de 27°C, les monodontes ont affiché une forte résistance à 25 et 27°C ; à partir de 29°C, la mortalité s’approche de 50% au bout de 55 jours. Ils restent très actifs et broutent consciencieusement les algues ! Au delà de ce potentiel usage (reste à en définir l’ampleur de l’exploitation !), cette étude montre clairement que le monodonte a de beaux jours devant lui si le réchauffement global s’accentue (faut-il d’ailleurs mettre un si … malheureusement avec la trumpisation qui s’installe !).

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BIBLIOGRAPHIE

  1. COMMON TOPSHELLS: AN INTRODUCTION TO THE BIOLOGY OF OSILINUS LINEATUS WITH NOTES ON OTHER SPECIES IN THE GENUS. J. H. CROTHERS. Field Studies, 10, (2001) 115 – 160
  2. Long-term changes in the geographic distribution and population structures of Osilinus lineatus (Gastropoda: Trochidae) in Britain and Ireland. N. Mieszkowska, S.J. Hawkins, M.T. Burrows and M.A. Kendall J. Mar. Biol. Ass. U.K. (2007), 87, 537–545
  3. Determination of sea surface temperatures using oxygen isotope ratios from Phorcus lineatus (Da Costa, 1778) in northern Spain: Implications for paleoclimate and archaeological studies. Igor Gutiérrez-Zugasti, Asier García-Escárzaga,Javier Martín-Chivelet and Manuel R González-Morales. The Holocene 
2015, Vol. 25(6) 1002–1014
  4. Offsetting the impact of the marine ornamental trade: a case study of two temperate top shells (Osilinus lineatus and Gibbula umbilicalis) as potential clean-up crew. GJ WATSON, A BONNER, JM MURRAY and Z HEBBLETHWAITE. Aquatic Conserv : Mar. Freshw. Ecosyst. (2012)